Par une Nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Peter Handke

Le pharmacien de la ville de Taxham, une ville d’Autriche que personne ne connaît, dans laquelle les touristes ne s’arrêtent pas, qui mène une vie de routines, entre sa maison, que sa femme et lui se partagent selon une règle tacite les poussant à passer le moins de temps possible dans les pièces communes, et sa pharmacie où il se rend chaque jour en vélo et où il tâche de faire du mieux possible son travail pour aider à soigner ses concitoyens, ce qui ne l’empêche pas de se livrer à sa passion pour les champignons sur lesquels il ambitionne d’écrire un ouvrage documenté et à la lecture d’épopées médiévales, le pharmacien de la ville de Taxham, donc, fait le choix, alors que sa femme part comme chaque année en vacances sans lui et sans qu’il sache où elle va, emprunte la voiture de madame et roule droit devant lui, sans destination prévue, embarquant dans l’habitacle de la voiture deux étranges convives d’un restaurant où il a mangé, un ancien champion de ski et un poète, direction un village d’Andalousie où l’un des deux hommes doit retrouver sa fille, et les deux parlent, mais comme bien souvent le pharmacien n’a pas les mots… Pour ce qui est de l’ « intrigue » du roman, elle tient en ce court résumé, mais là n’est pas l’essentiel, car comme dans un road-trip, ce qui compte c’est l’errance, les situations qu’elle provoque, et ce qui compte encore plus que tout pour Peter Handke, c’est le traitement poétique de l’écriture du texte et sans doute la métamorphose que va vivre, grâce à ce voyage, le pharmacien de Taxham. Et le lecteur est lui aussi embarqué dans la voiture du pharmacien et il se dit que, décidément, Peter Handke est à peu près capable de tout en écriture, qu’il n’écrit jamais le même livre, que la forme et le fond sont toujours chez lui étroitement liés, qu’il est capable d’un style magnifique, d’idées narratives surprenantes et que Par une Nuit obscure je sortis de ma maison tranquille est une sorte de roman méditatif des plus extraordinaires, que l’exercice est des plus réussis, mais qu’il est préférable pour profiter au mieux de la grâce de cette écriture d’être dans un état de conscience des plus clairs, de ne surtout pas être fatigué par une journée de travail abrutissante, qu’alors dans ce cas-là on trouve un plaisir des plus délicats à lire ce beau roman poétique et que même on en redemande. C’est cela l’effet Peter Handke, chaque fois on se dit qu’on lit peut-être un dernier livre de lui, et chaque fois on termine le livre en se disant qu’on en relira bien un petit supplémentaire, un dernier, pour la route…

Leçons pour un lièvre mort, Mario Bellatin

L’écrivain qui n’a qu’une main, Mario Bellatin, nous propose avec Leçons pour un lièvre mort un roman discontinu, en 243 courts paragraphes-chapitres, fragments peut-être, un roman halluciné où il est vaguement question de l’art littéraire de Sergio Pitol, autre auteur mexicain à qui Bellatin voue visiblement une admiration certaine, où il est question de Josef Beuys (ce qui explique le titre du bouquin), et où il est question d’un écrivain manchot dont la main artificielle branchée sur son cerveau se met à dysfonctionner. L’état mental de l’écrivain ne va guère mieux et le texte s’en ressent (c’est peut-être celui que nous avons sous les yeux). La structure du roman, morcelée à souhait, demande à qui veut le lire et en faire l’analyse un cerveau agile et une détermination à toute épreuve. Le modeste auteur de ces humbles lignes, tout ouvert qu’il est à l’innovation littéraire, s’est laissé porter par ce texte sans chercher à en prendre le dessus en le comprenant, et a fait le constat que l’auteur avait gagné la partie et que le lecteur, mis échec et mat, n’avait pas pris grand plaisir à la partie. Ce cerveau débile s’avoue donc défait et s’en tient à ces quelques lignes pour reconnaître sa défaite sans chercher à prouver quoi que ce soit en faisant mine d’avoir compris le bouquin. Fin des jeux.

Marin mon Coeur, Eugène Savitzkaya

Un très court livre consacré à la petite enfance du fils de l’auteur, à ses premières expériences dans la vie, avec la même prose poétique que celle du roman Fraudeur, chroniqué en fin d’année dernière sur ce blog. Après l’enthousiasme de la découverte, ce texte (présenté par les Editions de Minuit comme un de ses livres emblématiques – on se demande un peu le pourquoi d’un pareil emballement…) n’a pas eu le même effet sur le modeste auteur de ces humbles lignes. Par rapport au « roman » Fraudeur, c’est qu’il manque sans doute à Marin etc… l’imaginaire et l’ampleur d’un univers riche et propice à l’écriture poétique de l’écrivain. Ici, on sent un peu trop la présence de l’auteur (deuxième personnage principal du livre, après le bébé) et l’univers, tout comme celui d’un nouveau né, est quelque peu restreint. Très courts paragraphes consacrés à la découverte du monde très proche (la chambre, la maison, le jardin, l’extérieur du jardin… mais pas trop loin), à la découverte de son propre corps, des géants (les parents), d’un monde fantasmatique aussi, peuplé d’animaux, entre autres. Bref, bien que très désireux de faire un pas de plus dans la rencontre de ce bel auteur à la plume littéraire aiguisée, nous n’avons pas eu le bonheur de nous extasier de cette prose parfois enfantine (même si toujours très adulte) et délibérément poétique (il semble bien que ce soit la marque de fabrique de Savitzkaya), mais dont le propos ne nous aura pas touché plus que cela. Quelques beaux passages, certes, mais aussi quelques trop nombreux paragraphes qui ne touchent pas leur but, comme ce baiser de l’enfant qui tend la joue et embrasse l’air, célébré à la page 42. Roman en mille chapitres dont les neuf dixièmes sont perdus, comme le sous-titre Savitzkaya, on peut se demander pourquoi ce dixième serait si important pour le lecteur qu’on le lui ferait lire en le vantant comme un chef-d’oeuvre. Qu’il fut important pour le père d’écrire un très court recueil de très courts textes (fragments) sur les premières années de sa progéniture, soit, qu’il fut aussi essentiel de le publier ne nous semble pas une évidence. Qu’à cela ne tienne, nous trouverons bien un récit de Savitzkaya dont l’existence nous semblera plus justifiée. Cette chronique quelque peu désabusée n’est en rien une condamnation au bannissement.

La Version, Debora Levih

La Version, premier roman de Debora Levyh (écrivaine belge, à ne pas confondre avec une autre, anglaise celle-là dont le prénom est Deborah…) porte bien son titre. Incipit : « Très franchement, je ne crois pas qu’on puisse parler d’un monde dans la langue d’un autre monde. Je ne veux pas dire que ce ne serait pas souhaitable, simplement que ce n’est peut-être pas possible. A moins de recourir à des artifices. » Or, la narratrice (ou le narrateur, allez savoir…) le dit et le répète : «  »Entendons-nous bien, rien de ce que je raconte n’est métaphorique. » Pas de symbolisme non plus. Il faut donc prendre tout au pied de la lettre et se contenter d’un vocabulaire nécessairement insuffisant (même si la langue utilisée pour cette description irréalisable invente quelques néologismes bien sentis pour parler de coutumes fantastiques) pour décrire un monde qui n’est régi par aucune de nos lois physiques (ou presque). Il s’agit donc d’une traduction (version) impossible d’un autre monde, d’un autre peuple dont les us et coutumes, dont les règles diffèrent fondamentalement de celles des humains de ce monde (le nôtre). Un autre monde ? Serions-nous face à un texte de science fiction, ça se pourrait bien après tout ? Que nenni. Le monde en question serait-il celui d’une tribu humaine vivant dans un coin caché, très reculé de notre bonne vieille terre ? Il semble que non. Nous, lecteurs, ne répondrons pas à cette question autrement que par l’interprétation, car le texte n’y apporte pas de réponse définitive, et c’est aussi bien. Il se trouve que ce monde-là n’a pas le même temps que le nôtre : pas de saisons, températures oscillant entre 28 et 32°, un temps insaisissable. Il se trouve que le peuple qui nous est décrit a une conception de l’espace bien étrange, il ne connaît ni les points cardinaux ni haut ni bas, etc… Il se trouve que ce peuple est étrange et très différent. Pas de conception de l’identité, par exemple, chez ces êtres qui, s’il ressemblent à des humains (a priori), sont tout aussi éloignés des humains que le sont généralement les extraterrestres. Le texte prend rapidement la tournure d’un mélange des genres qui convoque récit, anthropologie ou sociologie et poésie. Le texte narre des habitudes de vie, dans des descriptions concrètes qui pourraient faire penser à des jeux d’enfants adultes (oui, mais la notion de jeu n’est pas de mise chez ce peuple-là, un des nombreux paradoxes de ce monde-là, qui n’en est pas à ça près) et dans des descriptions concrètes qui bien vite nous font découvrir un monde où l’abstraction prédomine. Les êtres étranges qui le peuplent sont de grands silencieux, par peur que l’attention consacrée à la parole les détourne de ce qui peut advenir pendant qu’ils parlent… Ouh ! ça ne va pas être simple, cette histoire. Le texte s’en tient la plupart du temps à des choses qu’on pourrait dire prosaïques, mais le fait avec un sens poétique exacerbé… Paradoxes, disions-nous…

Les êtres qui composent ce peuple (pas nommé pendant toute une très grande partie du roman, puis, quand approche la fin, enfin nommé – mais ça ne change rien, puisqu’il s’agit en réalité d’un peuple entre les autres peuples) se métamorphosent parfois, changeant d’apparence physique et même de nom (rappelez-vous, ils n’ont pas d’identité). Leur vie est consacrée, la plupart du temps, au corps, aux sensations, ils créent des objets nouveaux (des agencements de matière, plutôt, dans la langue de la narratrice) ou recréent à la perfection des objets déjà existants… ils lisent et écrivent des textes, dont ils font des livres, qui évoluent au gré de la volonté des lecteurs écrivains, qui font évoluer l’objet texte. Ils créent des agencements de matière qui évoluent, eux aussi, produisent un résultat en se transformant. Comment dire ces pratiques sans utiliser leur langue (que la narratrice ne parle pas, même si elle a fini par la comprendre, et pour cause puisqu’ils n’ont pas de dictionnaire et que le sens des mots chez eux est mouvant, comme tant de choses encore dans leur monde) ? La question revient comme un leitmotiv, de lojn en loin. Et la narratrice reconnaît que la langue est insuffisante pour décrire l’inconnu, le nouveau, le différent, ce que nombre d’écrivains ont pu dire eux-mêmes de leur outil de travail. Mais Debora Levyh en fait sans doute le thème premier de ce roman, avec une belle inventivité, une belle créativité poétique, une exigeance littéraire certaine (qui peut toutefois, dans certains passages de ce court, mais très dense, roman épuiser le lecteur par excès d’abstraction). Un texte qui rappelle très clairement le très court et intense roman de François Bizet, Dans le Mirador, chroniqué sur ce blog il y a un ou deux ans et publié, nous semble-t-il, chez le même éditeur que La Version.

Etre sans destin, Imre Kertész

Considéré assez unanimement comme le chef-d’oeuvre d’Imre Kertész, Etre sans destin est le roman d’un rescapé des camps (Auschwitz et Buchenwald) sur les camps de concentration. N’ayant lu ni Si c’est un Homme de Primo Levi ni L’Ecriture ou la vie de Jorge Semprun, il nous sera donc impossible de comparer et c’est tant mieux. Kertész est assez unique pour qu’on ne s’en tienne qu’à lui et qu’à son génie littéraire. Son personnage principal (le narrateur du roman) est un jeune homme, un adolescent qu’aucun prénom qu’aucun nom ne vient identifier, tout comme en camp de concentration on perd son nom pour n’être plus qu’un numéro de matricule n’être plus qu’un être sans destin, ce qui n’empêche pas ce jeune homme de conserver son humanité. Candide, il subit son sort en conservant le regard d’un débutant et passe tout près de la mort, qui de toute évidence ne veut pas complètement de lui, sans qu’à aucun moment le pathos ne s’en mêle. Kertész réussit ce tour de force de ne pas convoquer l’émotion, de porter sur cette expérience un regard totalement distancié pour ne pas dire détaché. C’est en réalisant un travail de mémoire impressionnant qu’il parvient à écrire cette histoire ou plutôt à la réécrire comme s’il ne l’avait pas vécue comme s’il avait créé un univers de fiction totalement imaginaire comme si les camps de concentration n’avaient pas existé comme si lui-même n’avait pas connu cette horreur qui n’en est pas moins décrite dans le roman, mais à travers ce regard adolescent qui découvre le camp comme il découvre un peu plus tôt dans l’intrigue le travail (un rien obligatoire) qu’on lui impose et qu’il accepte tout comme il accepte le départ de son père pour le « Service du Travail Obligatoire » (il mourra dans le camp de Mautthausen) sans vraiment parvenir à éprouver une émotion, sinon quand un proche la forcera en lui tenant un discours moral et religieux, auquel le jeune homme ne se montre pas insensible sans pour autant y adhérer (tout comme Kertész ne semble pas se passionner pour le judaïsme). Le regard qu’il portera sur sa propre expérience est du même type, comme s’il ne s’agissait pas de lui comme si c’était un autre dont il relatait l’expérience. On sait qu’Imre Kertész était un grand lecteur de L’Etranger de Camus, qu’il a élu comme compagnon de toute une vie, le relisant sans cesse, et il semble bien qu’il ait systématisé dans sa propre écriture, pour ce qui est d’Etre sans destin au moins, la distanciation camusienne sans pour autant adopter le style de l’écriture blanche. La fin du roman, quand le narrateur rentre en Hongrie, en pleine phase de mutation communiste soviétique, offre quelques pistes d’explication du détachement du personnage mais aussi de son inadaptation à une Hongrie qui s’offre sans condition à l’aveuglement idéologique dont elle n’est toujours pas sortie, tout en en changeant comme de chemise, avec pourtant une constante, l’antisémitisme. Et même si Imre Kertész ne tient ni à témoigner ni à admettre qu’il y ait dans son roman une dimension autobiographique, on sent bien alors que ce jeune homme sans destin pense exactement comme l’auteur du roman.

Le Mur invisible, Marlen Haushofer

Il y a de ces livres qui s’oublient, qu’on oublie avant que, soudain, une réédition les fasse remonter à la surface. Cette fois, c’est un post instagram de Maureen Wingrove (la dessinatrice Diglee) qui a donné au roman autrichien (un classique, là-bas) une nouvelle vie et un succès de vente visiblement inattendu. Les écoféministes se ruent sur le livre, l’éditeur qui a permis ce retour en grâce se frotte les mains, évidemment. Mais qu’importe… Ce livre est tombé dans nos petites pattes de lecteur curieux par un autre biais et nous nous en félicitons. Car il rejoint notre travail littéraire du moment (Le Mur) et peut nous être utile (ou pas, peu importe). Le Mur invisible a été un immense plaisir de lecture, là est l’essentiel. Plaisir de découvrir une autrice inconnue et de très grand talent. Plaisir de retrouver dans une thématique de genre (mais il ne faut pas se fier aux apparences) un type de lecture (mais il ne faut surtout pas se fier aux apparences) oublié depuis un moment. Plaisir enfin de trouver dans un roman qui ne nous prometttait pas ça un type de lecture que l’on aime par-dessus tout, surprenant, exigeant, et pourtant propice au bonheur (le pourtant n’a rien à faire là, comme s’il s’agissait de s’excuser de ne pas rechercher du facile). S’il fallait rapprocher ce roman génial (l’adjectif n’est pas galvaudé) de ce que nous avons lu ces derniers temps, on pourrait regarder du côté de Monique Wittig (mais ce n’est pas la même chose, évidemment). D’Ingeborg Bachman ? Pas du tout. Comme s’il était important d’établir des liens (nous nous fatiguons nous-mêmes). Passons…

Une femme (une urbaine) se rend chez sa cousine, en montagne (les Alpes), dans un chalet où elle la retrouve, ainsi que son mari, leur chien et leur chat. Un soir, le couple se rend en ville, laissant l’héroïne seule pour un moment. Ils rentreront dans la soirée. Sauf qu’ils ne rentrent jamais. Le lendemain matin, surprise de ne pas les voir, elle va se promener dans la campagne, avec Lynx, le chien, et se heurte à une paroi invisible. Après vérification, il s’agit bien d’un mur infranchissable. De l’autre côté, tout (sauf la végétation) semble figé, mort et comme statufié. Dès lors, le mur invisible est évacué par la narratrice (l’héroïne) qui dans son récit va s’en tenir strictement à son travail quotidien (agriculture, chasse, pêche, entretien du chalet, cuisine, écriture, tenue du calendrier, etc…) , à ses efforts pour survivre, à ses relations avec les animaux (une vache, puis son veau, un chien, une chatte, puis ses petits, les animaux sauvages), à une réflexion sur ce qu’elle fut et ce qu’elle est devenue à cause du ou grâce au mur. Une façon comme une autre de mettre de l’ordre dans le chaos. Il ne se passe donc rien du point de vue romanesque, pas d’événements majeurs, de rebondissements inattendus (ou trop attendus), alors qu’il se passe évidemment beaucoup de choses. On est face à une poétique du travail, de la survie, du travail pour la survie, poétique du quotidien d’une femme moderne (des années 60) qui se trouve enfermée dans une « île » en plein milieu du continent européen et à la façon de Robinson organise son espace en fonction de sa vie solitaire.

L’attente inutile est évacuée (cette femme n’est pas un Robinson à l’identique, personne ne viendra la libérer), la solitude, le silence sont omniprésents (pas de Vendredi pour parler, dominer). Pourtant, il y a bien un dénouement. Avec événement majeur, qui tombe à la fin du roman, à la presque fin, et qui est annoncé à grand renfort de prolepses visant à casser à tout prix le fameux suspens cher à tout bon lecteur de narration à intrigue. Marlen Haushofer nous le fait donc savoir, elle s’en tape de l’intrigue et spoile joyeusement la fin de son roman, ah, la brave femme, j’adore. Les annonces du destin de certains de ses animaux et du dénouement dont nous ne parlerons pas ici, laissons le soin de faire ce travail à la narratrice du roman qui n’écrit pour personne d’autre qu’elle-même, se succèdent, se multiplient durant tout le bouquin, c’est un pur régal, à contre-courant de ce qui se fait habituellement. C’est ça, Le Mur invisible n’est pas un roman as usual, mais alors pas du tout.

L’Opoponax, Monique Wittig

Marguerite Duras, dans un article critique de France Observateur daté du 5 novembre 1964 et intitulé Une oeuvre éclatante, parle de L’Opoponax de Monique Wittig en disant : « Mon Opoponax, c’est peut-être, c’est même à peu près sûrement le premier livre moderne qui ait été fait sur l’enfance. Mon Opoponax, c’est l’exécution capitale de quatre-vingt-dix pour cent des livres qui ont été fait sur l’enfance. C’est la fin d’une certaine littérature et j’en remercie le ciel. » Le décor est planté… Elle poursuit : « C »est à la fois un livre admirable et très important parce qu’il est régi par une règle de fer, jamais enfreinte ou presque jamais, celle de n’utiliser qu’un matériau descriptif pur, et qu’un outil, le sens. » Monique Wittig, de son côté, affirme qu’elle a appris son métier avec les nouveaux romanciers. Duras prolonge : « Ce qui revient à dire que mon Opoponax est un chef-d’oeuvre d’écriture parce qu’il est écrit dans la langue exacte de l’Opoponax. »

Tout comme Les Guérillères, L’Opoponax de Monique Wittig est en effet un très grand livre, totalement maîtrisé dans sa forme, sans pour autant provoquer l’ennui. Il suffit de lire les essais de Wittig sur ses propres livres, sur la façon dont elle écrit ces livres, sur la façon dont elle considère la littérature pour comprendre qu’on a affaire à une écrivaine à l’esprit structuré, qui n’écrit pas à l’improviste, mais qui réfléchit ses livres, qui pense, depuis son atelier littéraire, à la meilleure forme envisageable pour chacun de ses romans. Toute oeuvre littéraire qui se veut un peu nouvelle et veut dépoussierrer la littérature, dit-elle à peu près, est un cheval de Troie. Une arme, envoyée sous la forme d’un cadeau, d’une offrande, qui une fois acceptée par l’adversaire, par l’ennemi, va s’avérer ce qu’elle est réellement : un ennemi sans pitié (c’est moi qui interprète la déclaration de Wittig).

Le travail romanesque, c’est toujours elle qui le dit, mais c’est une évidence à la lecture de ses romans, passe par le choix d’un point de vue et d’une personne (un pronom personnel). Dans Les Gérillères, c’étaient « elles », dans L’Opoponax, c’est le « on ». Tout l’art romanesque de Wittig ne tient pas dans ce choix somme toute basique (encore que…), mais dans l’élaboration progressive, qui se fait au fil de l’écriture, d’une forme stricte, presque rigide, que l’auteur va tenir jusqu’à son terme. Plus simple à dire qu’à faire… En tout cas, et pour finir, L’Opoponax est une oeuvre éclatante, pas vrai Marguerite ?

J’étais une petite Fille de sept ans, César Aira

César Aira est un écrivain argentin qui a écrit tant de romans qu’il peut absolument se permettre ce qu’il veut. En écrivant ceci, le modeste auteur de ces humbles lignes se dit qu’il en a sans doute toujours été ainsi, car tout ce qu’il a lu d’Aira lui a semblé frappé du sceau de la liberté narrative la plus absolue. J’étais une petite Fille de sept ans n’échappe évidemment pas à cette marque de fabrique. Ce très court roman fait partie de la veine « flirt avec le conte » déjà explorée dans La princesse printemps. C’est donc l’histoire de la fille d’un roi, en réalité un homme tout ce qu’il y a d’ordinaire qui est devenu roi du territoire magique de Biscaye, royaume turc situé géographiquement au nord de l’Espagne !!! Quelque peu malmené par une femme accariâtre, jamais satisfaite de ce que le brave homme lui offre pour mieux lui plaire, il a en effet passé un pacte avec le diable pour obtenir des pouvoir surnaturels. Le couple ne va pas mieux pour autant. Quant à leur fille, la narratrice du roman, elle a sept ans et se fait un beau jour kidnapper par l’opposition, qui « avait mûri dans les ombres de l’inconscient collectif », ainsi qu’elle le formule, et trouve le moyen (rien de plus facile dans un royaume magique) de lui voler son âme. Dès lors, le père et sa fille doivent partir dans une quête de conte de fées, à pied, à travers le royaume pour espérer reprendre cette âme volée et la rendre à son propriétaire. Il y a bien assez dans une famille comme celle-là qu’un père sans âme (pour rappel, il l’a vendue au diable).

Le roman nous est « vendu » par les éditions Bourgois (en 2005) comme « un des sommets de l’art poétique » du maestro. Le modeste auteur de ces humbles lignes lui a préféré, et de loin, quelques titres d’Aira, comme Prins, La Guerre des gymnases, La preuve ou encore Les Fantômes. Dans la bibliographie de l’auteur d’environ 150 livres (plus ou moins), tous plus délirants d’imaginaire les uns que les autres, il ne peut pas y avoir nécessairement que de très grands livres, il s’en trouve de moins bons. Les rares lecteurs de César Aira que l’humble auteur de ces modestes lignes connaisse (dont l’auteur du dossier consacré à César Aira de la meilleure revue littéraire de France, j’ai cité Le Matricule des anges, qui lui a presque tout lu du maître) auront peut-être une autre vision du truc (peu importe, puisque nous ne les consulterons pas). Il se peut que le phénomène de la lassitude joue (étrangement, ce phénomène ne s’est pas mis en branle à la lecture du monstrueux Horacio Castellanos Moya). Il se peut que la période des années 2000 d’Aira nous laisse sur notre faim (il semble que ce soit vrai). Cela ne nous empêchera pas de redire ici qu’il faut lire cet écrivain magistral qu’est César Aira, même si tous ses livres ne nous semblent pas avoir la même qualité, même s’il nous semble qu’il se répète parfois et que, peut-être, il écrit trop vite (avec un talent fou, certes), et trop de livres pour ne pas se montrer inégal. Nous y reviendrons toutefois.

Déraison, Horacio Castellanos Moya

Nous voilà repartis de nouveau en arrière dans la vie d’Erasmo Aragon, qui vient de fuir le Salvador (il y a publié un article sur le Président de la République, jugé infamant et raciste, à tort bien sûr) pour réviser un rapport sur le génocide des natifs par l’armée (années 1980). Pour retravailler ces 1100 feuillets qui narrent, d’une façon étrangement poétique, et digne de la plus haute poésie (c’est pourquoi Erasmo, qui ne peut sortir ces documents de son lieu de travail, en recopie des phrases dans son carnet), il s’installe dans le bureau de l’archevèque (au siège de l’archevêché), alors qu’il confesse une « répugnance viscérale envers l’Eglise catholique ». Bien évidemment, la lecture des horreurs perpétrées par les militaires va réveiller sa paranoïa. Ses rencontres avec une jeune femme d’origine espagnole, sur laquelle il va fantasmer en vain, et qui va ensuite lui présenter Fatima, tout aussi excitante que son amie, et avec laquelle il va consommer, n’arrange rien à ses affaires. Elle est la petite amie d’un officier de l’armée guatemaltèque, nouvelle qui va lui faire imaginer le pire scenario, à plus forte raison quand il va penser le rencontrer dans une fête où il est invité, lui faisant commettre des actes délirants. La panique la plus totale le gagne, il s’imagine déjà la cible des militaires pour le travail qu’il réalise (et qui fait de lui naturellement leur pire ennemi, au moins dans son fantasme), se sent surveillé, peut-être déjà traqué, quand un article d’un écrivain qu’il a connu et qui lui en veut pour une broutille qui a piqué son amour propre, et qu’il relate dans le journal Siglo XX, vient mettre un peu d’huile sur le feu. Tout l’archevêché doit être déjà au courant…

On retrouve donc cet allumé d’Aragon déjà au sommet de sa forme dans ses jeunes années. La prose de Moya est à son sommet, déjà (phrases longues, rythme effréné, humour décapant, « écriture au ras des pulsions » selon la formule de Michel Nareau, tout cela sur fond d’horreurs d’une société démente et criminelle). Le cul obsède déjà notre Erasmo, qui dans une scène qui devrait devenir culte couche avec Fatima – elle porte ce jour-là des chaussures de type Rangers et pue terriblement des pieds !!! Inutile de dire que le glamour n’est pas la tasse de thé de Moya et que la soirée d’Erasmo va être difficile, d’autant que la belle lui parle de son petit ami, ce qui relance la panique parano d’Erasmo… Quant à l’aspect plus strictement politique du texte, il n’est pas laissé à l’abandon par l’auteur, qui réserve au lecteur un final particulièrement réaliste et saisissant. Le roman commence par une phrase qu’Erasmo a relevée dans le rapport, « Je ne suis pas entier de la tête. » (une phrase qui lui sied à lui-même à merveille) sur laquelle il cogite amplement, et qui lui fait déployer une glose des plus intéressantes, appliquant cette phrase à l’indigène qui l’a dite (il a été laissé pour mort, avant de survivre au génocide), à tous les indigènes ayant survécu à ce cauchemar (une dizaine de milliers de personnes), aux militaires qui avaient participé à ces crimes plus atroces les uns que les autres, à celui qui la lit, enfin (Erasmo) : « … seul un individu n’ayant pas toute sa tête pouvait être disposé à se rendre dans un pays étranger dont la population n’était pas entière de la tête pour réaliser un travail qui consistait justement à lire et à corriger un épais rapport de mille cent feuillets rassemblant les documents sur les centaines de massacres qui rendent manifeste le dérangement généralisé. » Non, Erasmo n’est pas entier de la tête, comme sans nul doute aucun des personnages des romans de Castellanos Moya qui, livre après livre, se penche sur l’état clinique et mental des sud-américains, et en particulier de ses compatriotes, que la violence de la guerre, de la torture et des massacres de toutes sortes ont laissé derrière elles « pas entiers de la tête ». Et une fois encore, le sens de la dérision du maestro et son humour permettent de rendre jubilatoires ses livres sans pour autant dénaturer leur message profond. De la haute couture.

Petite Prose, Robert Walser

Vingt-et-un textes de Robert Walser, vingt-et-un petits diamants. Et ça commence avec la Vie d’un poète, construite à partir de sept tableaux de Karl Walser, le frère de Robert. Un texte suivi immédiatement par Causerie, une sorte de petite farce sur l’écrivain tel que le conçoit Robert Walser, mélange du mythe un brin vieillot du poète maudit et pauvre du XIXe siècle et de la fantaisie de Walser, qui ne se sert pas d’un cliché éculé pour le suivre à la lettre, mais s’amuse et dynamite par son humour bonhomme le stéréotype qu’il fait semblant de suivre, avec des phrases comme celle-là : « Tout vrai poète a une prédilection pour la poussière. » Jubilatoire…

Il y a aussi le jeu avec les formules toutes faites, comme « ne pas en croire ses yeux » ou « ne rien remarquer » pour créer des personnages singuliers, « celui qui n’en croyait pas ses yeux » et « celui qui ne remarquait rien » et leur inventer un destin singulier pour obtenir un résultat incongru, adjectif que Walser aimait tout particulièrement, car telle était sa recherche en littérature, écrire quelque chose de saugrenu, d’incongru. Il y a aussi l’enfant, une petite fille, qui quitte son village pour partir à la recherche du bout du monde et qui réussira dans sa quête, en trouvant un jour un hameau nomme Le bout du monde, où elle s’établira bien sûr. Il y a encore, clin d’oeil à Homère, la très courte histoire du voleur qui s’appelait Personne. Suit un texte intitulé Neige. Rares sont les recueils dans lesquels l’auteur suisse-allémanique n’écrit pas un ou deux textes sur la neige, lui qui mourra en promenade et dont on découvrira le corps dans… la neige. L’histoire d’Helbling est celle d’un paresseux qui travaille dans une banque, mais n’arrive pas à se lever le matin et se présente donc toujours en retard. Les petites gens qui travaillent dans des métiers de subalternes ont toujours fasciné Walser… Il serait trop long de présenter chacun des textes de cet excellent recueil, publié en 1917.

Walser aime faire des portraits de petites gens, il aime ces humbles à qui il ressemble et ne se lasse pas de livrer au lecteur leurs aventures, qu’elles soient imaginaires ou réelles. La figure du serviteur, qui trouvera dans L’Institut Benjamenta son aboutissement romanesque, est sans doute de celles qui lui conviennent le plus. Ici, c’est Tobold, le serviteur, dans le texte le plus long de l’ouvrage. Tobold, un zélé serviteur, qui apprend son métier dans un chateau et s’éprend de la vie aristocratique avant de finalement quitter son emploi, libéré d’un travail particulièrement contraignant.

Bref, ces petites histoires sans importance, ces histoires de gens de peu, qui tournent toutes autour de thématiques chères à Walser, sont un pur régal pour le lecteur amateur d’une littérature de l’incongru. Et c’est de toute évidence le cas du modeste auteur de ces quelques lignes qui reviendra à la charge avec quelque chronique d’un ou deux livres de Robert Walser, le gentil poète suisse dont il n’est pas près de se lasser. Lisez-le vous aussi, vous comprendrez pourquoi cet écrivain fait encore l’objet aujourd’hui d’un véritable culte pour maints artistes plasticiens et autres lecteurs exigeants.

Le Rêve du retour, Horacio Castallanos Moya

Le hasard des lectures successives et dans le désordre des romans du grand Moya nous fait donc retrouver, mais dans les années 1990, le sublime et totalement cinglé Erasmo Aragon, en sa période mexicaine, où il s’apprête à rentrer au Salvador pour y lancer une nouvelle revue politique. Les négociations entre le gouvernement et la guerilla semblent devoir, pouvoir aboutir à une fin des hostilités et Erasmo attend une rentrée d’argent pour payer son billet d’avion, dans l’espoir de se défaire de sa femme et de sa fille, à bout de nerfs qu’il est… Comme il picole comme un trou, son foie le fait souffrir et il souhaite consulter son compatriote exilé Dr Chente, retraité qui l’accepte comme patient parce qu’il a connu sa famille au Salvador et aussi Muñecon, l’oncle d’Erasmo. Le traitement qu’il lui propose alors passe par des séances d’hypnose, ce qui bien sûr fait flipper son patient, déjà paranoïaque et angoissé. Ces séances vont être l’occasion pour le lecteur de plonger dans la psyché de ce bon Erasmo, où les fantasmes le disputent aux angoisses. Mais il se trouve que le Chente, pour des raisons obscures, doit rentrer au Salvador en urgence (c’est-à-dire sans prévenir son patient), que ce départ réveille la paranoïa d’Erasmo qui se demande ce qu’il a bien pu lui révéler de son passé durant l’hypnose, qui se met à imaginer les pires hypothèses quant à son retour au Salvador (mais qu’est-ce qui l’attend là-bas ?) et sur Chente dont il se damande s’il ne serait pas un espion à la solde du régime militaire…

Bien sûr, Erasmo est un personnage aux défauts multiples qui ne font pas de lui un type très sympathique, mais le tour de force de Moya consiste, dans un flot stylistique des plus percutants, à nous rendre intéressant et même plus son anti-héros magnifique, dont les élucubrations délirantes d’alcoolique et de dégénéré, que son obsession pour la plastique des femmes, surtout quand il ne les connaît pas, continue de poursuivre, sont un régal pour le lecteur (et puis, trouver dans ce texte de 2013 l’annonce d’un événement marquant qui se déroulera dans un autre roman, L’Homme apprivoisé, écrit quatre ou cinq ans plus tard donne une idée de la maîtrise de Moya et de la façon quasi architecturale dont est conçue dans sa globalité son oeuvre). Toujours aussi corrosif, l’humour décapant du maître nous fait prendre plaisir à côtoyer ce fou d’Erasmo et ses aventures, souvent glauques, autant que ses rencontres sont autant de prétextes à des passages littéraires de haute volée dans lesquels on se laisse embarquer avec jubilation. Le style, sans cesse meilleur, est toujours aussi speedé, mais la phrase longue, qui semble coller à la peau du narrateur des aventures d’exil d’Aragon, est maîtrisé et rend le texte jouissif. C’est comme si la phrase suivait les circonvolutions du cerveau du grand malade et nous en faisait faire le tour du propriétaire. C’est toujours sur les traces indélébiles de la violence d’une guerre civile et de ses horreurs que nous entraîne l’auteur sud-américain le plus emballant du moment, et toujours avec la distanciation et les outrances d’un humour déglingué et du cynisme auquel il nous a habitués depuis ses premier romans, faisant de chacun de ces livres une expérience intense et inoubliable.

La Poésie à vivre, Paroles de poètes – édition de Jean-Pierre Siméon

Fidèle à son engagement de toujours et de tous les jours en faveur de la poésie (voir Petit Eloge de la poésie ou encore La poésie sauvera le monde, sans parler de son œuvre poétique), Jean-Pierre Siméon, le sage, le juste, le poète, nous revient avec une anthologie de textes de poètes sur leur art. La question qui ouvre la préface de Siméon, « Qu’est-ce que la poésie ? », il l’a déjà posée, y a déjà répondu, tout comme il a répondu à une autre question, non moins centrale, ou cruciale, « Que peut la poésie ? ». Et, Rimbaud en tête, dans un texte tiré des Lettres du voyant, une flopée de poètes, toutes époques confondues, sont convoqués pour y répondre, chacun à sa façon. « Donc, le poète est vraiment voleur de feu. Il est chargé de l’humanité, des animaux même : il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a une forme, il donne forme ; si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue… » Vaste programme ! Valéry, lui, se fait plus humble. « Ma prétention ici n’est pas de vous apprendre quoi que ce soit. Je ne vous dirai rien que vous ne sachiez ; mais je vous le dirai peut-être dans un autre ordre. Je ne vous apprendrai pas qu’un poète n’est pas toujours incapable de raisonner une règle de trois ; ni qu’un logicien n’est pas toujours incapable de considérer dans les mots autre chose que des concepts, des classes et de simples prétextes à syllogismes. (…) Je pense très sincèrement que si chaque homme ne pouvait vivre une quantité d’autres vies que la sienne, il ne pourrait pas vivre la sienne. » et encore « Un poète n’a pas pour fonction de ressentir l’état poétique : ceci est une affaire privée. Il a pour fonction de le créer chez les autres. » Rilke, dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, donne à son narrateur un programme, apprendre à voir (pour être poète). « Je crois que je devrais commencer à travailler un peu, à présent que j’apprends à voir. J’ai vingt-huit ans et il n’est pour ainsi dire rien arrivé. (…) Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. » L’écriture de la poésie, selon le Orlando de Virginia Woolf, n’est-elle pas une transaction secrète, une voix qui répond à une voix ? « Au vrai, semble lui répondre St John Perse, toute création de l’esprit est d’abord « poétique » au sens propre du mot, et dans l’équivalence des formes sensibles et spirituelles, une même fonction s’exerce, initialement, pour l’entreprise du savant et celle du poète. » Eluard, en écho au précédent, affirme : « Les véritables poètes n’ont jamais cru que la poésie leur appartint en propre. Sur les lèvres des hommes, la parole n’a jamais tari ; les mots, les chants, les cris se succèdent sans fin, se croisent, se heurtent, se confondent. L’impulsion de la fonction langage a été portée jusqu’à l’exagération, jusqu’à l’exubérance, jusqu’à l’incohérence. » Et Aragon de rebondir : « J’appelle poésie cet envers du temps, ces ténèbres aux yeux grands ouverts, ce domaine passionnel où je me perds, ce soleil nocturne, ce chant maudit aussi bien qui se meurt dans ma gorge où sonnent à la volée les cloches de provocation… j’appelle poésie cette dénégation du jour, où les mots disent aussi bien le contraire de ce qu’ils disent que la proclamation de l’interdit, l’aventure du sens ou du non-sens, ô paroles d’égarement qui êtes l’autre jour, la lumière noire des siècles, les yeux aveuglés d’en avoir tant vu, les oreilles percées à force d’entendre, les bras brisés d’avoir étreint de fureur ou d’amour le fuyant univers des songes, les fantômes du hasard dans leurs linceuls déchirés, l’imaginaire beauté pareille à l’eau pure des sources perdues… ». on pourrait poursuivre ainsi encore et encore, jusqu’à épuiser le recueil, mais le mieux sera sans doute pour l’éventuel lecteur de cette chronique d’acheter ce petit livre pour la modique somme de 3 euros et de s’en délecter. Sans oublier de remercier Jean-Pierre Siméon pour son infatigable travail.

Mirage d’amour avec fanfare, Hernan Rivera Letelier

Letelier, écrivain chilien, est un auteur qui donne et redonne vie, roman après roman, au désert d’Atacama. Mirage d’amour avec fanfare ne fait pas exception à la règle. Dès les premiers chapitres, le lecteur comprend qu’il a affaire à un auteur qui n’a pas pour but de renouveler le genre romanesque ou la langue. Si la traduction est fidèle au texte original, il s’agit là d’un écrivain qui cajole le style (les quelques passages érotiques sont menés avec brio, en particulier dans un morceau de bravoure où les trouvailles évoquent le meilleur René Depestre d’Alléluia pour une femme jardin, c’est dire qu’on atteint des sommets de poésie et de lyrisme érotique), car c’est superbement écrit et le lecteur se laisse entraîner par cette prose qui nomme, nomme et nomme encore, sans peur d’épuiser l’espace d’Atacama et la faune qui y vit. Dans le deuxième chapitre, la présentation d’un des deux – ou trois – personnages principaux, Bello Sandalio, trompettiste roux qui joue son jazz dans les bordels et gagne sa vie en travaillant pour des fanfares, nous occupe pendant deux ou trois pages. Le lecteur inquiet se dit que Letelier est fidèle au vieux roman et que les 230 pages vont être sans doute difficiles à avaler, mais il se trompe et se surprend à suivre avec délectation les aventures amoureuses du trompettiste et de la belle Golondrina del Rosario, comme il se plaît à suivre tous les personnages du roman, même les plus secondaires, dans leurs aventures actuelles ou passées. Bientôt, le lecteur qui a lu Garcia Marquez il y a plus de quarante ans, c’est-à-dire quand il était encore un « teenager », se dit qu’il renoue avec le réalisme magique qui l’a emballé il y a si longtemps, et que l’auteur colombien fait sans doute partie des influences de l’auteur chilien. Mais il doute aussi de sa mémoire, même s’il lui semble que Letelier est plus proche des écrivains du boom latino-américain que de la génération actuelle ou celle qui l’a précédée. Bref, le type écrit comme avant, il le fait merveilleusement et on ne boude pas son plaisir à lire pareil ouvrage, de la belle ouvrage. L’intrigue, dont il ne sera pas question ici, est dense. Plusieurs histoires se rencontrent, l’auteur est de toute évidence un humaniste qui aime mettre en scène des personnages d’originaux, des personnages d’un autre temps, qu’il a presque croisés, lui qui vit dans son désert et n’invente pas la ville de Pampa Union, qui a bel et bien existé, ni l’histoire d’amour entre ses deux jeunes héros, puisqu’il est parti sur leurs traces et a rencontré un vieil homme qui les avait connus. Le livre était déjà terminé, mais la rencontre lui a permis de confronter la vie et sa fiction. Une chose est certaine, en recréant cet univers d’une ville du début du XXe siècle, aujourd’hui disparue et à l’état de ruine, Letelier crée un univers fictionnel des plus convaincants et son Mirage d’amour est un roman d’une très haute qualité, que le lecteur quitte avec regret, tant il en a aimé les personnages et la beauté du style.

Je suis l’Hiver, Ricardo Romero

Comme son titre l’indique, Je suis l’Hiver n’est pas un roman policier. Pourtant son personnage principal, Pampa Aisian, est bien un jeune flic qui vient d’obtenir son diplôme de l’école de police et commence sa carrière dans un village paumé, Monge. Là, le travail de la police est une pure routine, car à part quelques pêcheurs sans permis, il n’y a la plupart du temps rien à signaler. Et c’est justement en se rendant près du lac où l’on a vu des fraudeurs que le jeune policier découvre, pendu à la branche d’un arbre, le corps d’une jeune fille. Et Pampa, plutôt que d’avertir son collègue au bureau, plus leur hiérarchie, ne va rien dire et attendre, caché toute une nuit et dans le plus grand froid que l’assassin revienne sur les lieux.

Pendant tout le roman, ou sa plus grande partie en tout cas, il ne va donc rien se passer, l’assassin va se faire attendre, le flic continue de vivre, ça pourrait être du quotidien banal que nous infligerait l’auteur du texte, mais voilà, il y a une écriture particulière, dont on ne saurait dire si elle est poétique (le père de Pampa, après un accident qui l’a privé d’une jambe, s’est mis à écrire sa poésie, en regardant la plaine qu’il aurait voulu nommer jusqu’à plus soif…), mais le lecteur se laisse embarquer dans une atmosphère onirique, des digressions, des retours en arrière, la descritpion de l’hiver dans la pampa, la longue attente de l’assassin… Et puis tout se débloque, et un peu d’action vient prendre sa part dans un livre où l’hiver et la nature avaient le beau rôle. La tragédie s’avère moins banale qu’elle aurait pu l’être, les relations des personnages de cette tragédie plus imbriquées et complexes qu’imaginées, le dénouement assez époustouflant.

Mais ce qui compte plus que tout dans ce roman, c’est de dire l’extrême solitude des personnages, de dire la poésie d’une région argentine en hiver et sous la neige, quant à l’intrigue, elle n’a que le second rôle. C’est ainsi qu’une vieille femme qui a une maison, mais qui vit un peu dans toutes celles qui sont vides, parce qu’abandonnées, dans lesquelles elle se chauffe en faisant du feu avec les croix des tombes du cimetière du village et qui sent la présence des morts autour d’elle. C’est ainsi que notre jeune policier a dans son jeu quelques cartes surprenantes : il joue de la guitare dans un silo abandonné et chante quelques chansons, toujours les mêmes, pour lui seul, il collectionne les douilles de balles qu’il a tirées, il est incapable de déterminer ses états d’âmes (est-il triste, enthousiaste ou fâché ?), bref c’est un vrai solitaire qui ne fait rien comme les autres et, quand il trouve un corps choisit de le regarder toute une nuit en attendant que quelque chose se passe (tout comme enfant il regardait dormir sa mère dans sa chambre sans se faire remarquer d’elle). C’est ainsi que l’auteur de ce roman assez extraordinaire écrit un roman noir en flânant en chemin pour décrire la nature argentine sous la neige. C’est ainsi que la structure du bouquin est construite sur l’entrée en scène des personnages, et que chaque chapitre en porte le titre, ajoutant les uns après les autres les personnages invités à cette étrange danse : chapitre 1 : Pampa / champitre 2 : Pampa, Gretel / chapitre 3 : Pampa, Gretel, Orlosky / chapitre 4 : Pampa, Gretel, Orlosky, la directrice. Et puis, dernier chapitre consacré à Irina, la vieille dame qui brûle les croix. Froid et tranchant comme un morceau de glace, Je suis l’Hiver est aussi un texte étonnamment poétique et beau, et cerise sur le gâteau sacrément efficace (mais là encore, autrement) quand il se charge de l’intrigue et de son dénouement. Un roman qui croise les genres littéraires avec intelligence et finesse. Comme son titre ne l’indique pas, Je suis l’Hiver est bien un roman noir, tout blanc…

Toute une moitié du monde, Alice Zeniter

Après avoir chroniqué le livre d’entretiens de Richard Gaitet avec Alice Zeniter, nous nous rappelons nous être dit que nous ne lirions sans doute pas le moindre livre de cette autrice. Comme se contredire ou se démentir est un sport qui nous agrée, Toute une moitié du monde nous est tombé entre les paluches et le voilà lu et chroniqué ici. Il s’agit d’un essai littéraire et féministe, peut-on dire pour le présenter en peu de mots. D’un essai féministe sur la littérature ? Peut-être mieux… Les trois citations de journalistes présentées non pas en quatrième de couverture, mais en première, se gardent bien d’évoquer le féminisme du texte et de l’autrice, comme c’est étrange. Le titre est pourtant assez clair. Mais la maison d’édition responsable de cette édition en poche doit considérer qu’il vaut mieux se montrer discret sur le sujet…

Bref, Alice Zeniter s’appuie sur son expérience de lectrice et d’autrice pour traquer, jusque chez elle, la tendance des écrivains à ne pas prendre en considération, dans la liste des personnages de leurs romans, les femmes ou alors d’en faire des personnages limités, comme les hommes ont toujours considéré qu’il était de bon temps de parler des femmes en les réduisant à ce qu’ils pensent qu’elles doivent être. A tel point qu’elle avoue s’être elle-même surprise à n’avoir écrit que des personnages de femmes physiquement belles. Ce à quoi elle a remédié par la suite. Dans le chapitre La Parade virile, elle aborde le thème des écrivains hommes qui écrivent avant tout des « histoires-de-héros-virils-qui font-des-trucs » (Hemingway, mais pas que lui, dans le collimateur…). Bien vu, et assez drôle. Zeniter fait appel au test de Bechdel, à Toni Morrison (amplement, en citant des passages entiers de certains de ses entretiens), à de nombreuses écrivaines (Joan Didion, Virginie Despentes, Anne-Marie Garat, etc…), mais aussi à des écrivains, à des hommes (comment faire autrement ?), elle se livre à une comparaison de Madame Bovary et de L’Amant de lady Chatterley, pour conclure que si elle trouve ces deux livres magnifiques, elle ne considère pas que l’adultère auquel toutes deux se livrent après un « mariage quasiment forcé constitue un horizon désirable », elle voit par ailleurs en Bovary une gourde (et non une féministe ou une femme moderne avant l’heure), elle traque, et il y a de quoi faire, les marques du sexisme dans les livres, mais aussi dans le milieu éditorial (l’expérience du jour ou un éditeur lui reproche sa façon se se fringuer lorsqu’elle assure la promotion de ses bouquins, par exemple). Mais Zeniter s’intéresse aussi à l’écriture, à sa propre démarche, à ses envies de sortir de ce que Sophie Divry appelle le roman as usual, qu’elle ne semble pas capable pour autant de suivre jusqu’au bout, se demande comment raconter autrement… Tout cela est assez stimulant comme le dit un magazine d’actualité de gauche… Concernant la forme de l’essai, elle a décidé de la pervertir, de ne pas en suivre les règles, et ça donne donc un livre plus agréable que la plupart des essais sur la littérature un rien universitaires (une autre façon de dire que beaucoup sont chiants), plus intellectuellement surprenant, mais pas non plus un grand essai sur la littérature, un très bon livre et c’est déjà bien. Un très bon livre qui nous rappelle que la littérature a été longtemps écrite par des hommes et pour les hommes et qu’il est sans doute temps que cela change un peu.

L’Homme apprivoisé, Horacio Castellanos Moya

Dernière traduction d’un roman de Moya, L’Homme apprivoisé permet au lecteur fidèle du maestro de retrouver le dernier personnage principal de Moronga qui, après sa période nord-américaine dont le climax malheureux le laisse pantelant et en pleine crise de paranoïa aiguë à la suite d’une sordide accusation, fausse qui plus est, d’abus sexuel sur mineure, dans un pays d’Europe où on ne s’attendrait sans doute pas à le croiser, la Suède. Il y a suivi une infirmière qui l’a soigné, connaît donc sa pathologie, mais l’a invité à le suivre dans son pays où elle repartait. A Stockholm, il vit donc chez elle, en vivotant : il ne parle pas la langue et semble dans l’incapacité morale de l’apprendre. Erasmo Aragon, car c’est évidemment de lui qu’il s’agit, est un personnage central dans l’oeuvre de Moya, il apparaît dans au moins quatre de ces romans et, bon an mal an, le lecteur s’habitue à lui. Il est parano depuis le tout début – on le serait à moins -, il a sa petite obsession qui le rend, sinon sympathique du moins amusant : le cul bien rond des belles jeunes femmes, leur fin duvet doré quand elles sont blondes et bien d’autres choses encore, dont leur petites chattes bien étroites qui n’est rien d’autre que l’une des façons dont le narrateur évoque le mont de Vénus des dames, et qui rend exactement la façon dont l’antihéros du roman envisage ses maîtresses, quelle que soit la relation qui les lie, car Erasmo déteste plus que tout le politiquement correct (pas de chance, l’infirmière suédoise a été élevée dans le ploitiquement correct) et est en matière de libido un gentil obsédé du cul. Le lecteur fidèle de Castellanos Moya se dit alors que le narrateur du roman nous montre dans ce qu’elles ont de plus cru les pensées intimes d’un personnage d’homme sud-américain et sacrément macho, il ne se demande pas si l’auteur écrit ainsi par habitude ou parce qu’il est lui-même machiste. De toute façon, le lecteur fidèle de Moya est habitué à la démesure du maître et n’est pas assez crétin pour lui coller sur le dos toutes les folies de ses personnages. Ce que font en revanche les tarés des pays d’Amérique du Sud qui n’aiment pas qu’il écrive sur les violences des militaires du Salvador pendant la guérilla et lui adressent donc pour cela des menaces de mort.

Revenons à Erasmo Aragon, sa bluette (ironie) avec la Suédoise Josefin sera finalement de courte durée, et se termine en apothéose sur un événement délirant que nous ne dévoilerons pas. Il va devoir quitter l’Europe et envisager de rejoindre l’Amérique du Sud où il imagine qu’évidemment il n’est pas le bienvenu. Exil de celui qui a connu la dictature sous ses traits les plus violents (les morts violentes dans la famille Aragon sont trop nombreuses pour qu’on puisse les compter sur les doigts d’une seule main), pour qui il n’y a plus nulle part où aller, folie maîtrisée chimiquement mais toujours là, obsessions diverses et variées, omniprésence du passé, alcoolisme consolateur (sauf pendant un traitement aux antidépresseurs) tous les ingrédients qui font d’Erasmo un personnage emblématique de La Comédie inhumaine sont une fois encore au rendez-vous. Et même quand il trouve momentanément refuge dans un havre de paix où il pourrait fuir ce passé, tout remonte à la surface et le pauvre peut se demander une nouvelle fois, car c’est peut-être sa phrase fétiche, comment il a pu en arriver là ou encore comment il s’y est pris pour se foutre dans un tel merdier (ce qui revient, il est vrai, au même). Quant à l’avenir, il est forcément sombre car comme le lui dit un ami latino à l’idée qu’Erasmo évoque de rentrer au pays, ou tout au moins de se rendre au Guatemala : « Tu es fou. Tu vas te faire pourrir l’existence par les maras. » Les maras, ces gangs criminels, qui dès lors qu’ont les paye pour le faire se livrent sans état d’âme aux plus sales besognes. Erasmo, tu es fou ?…

N’hésitez pas à lire un bouquin d’Horacio Castellanos Moya, vous n’avez sans doute jamais eu pareille prose sous les yeux (l’air de rien, c’est foutrement bien écrit, de mieux en mieux nous semble-t-il, dans un style qui va volontiers vers une phrase longue mais aussi rythmée que celle des premiers romans plus tournée vers la brièveté, le dynamisme et l’efficacité, bref une forme qui ne fait qu’un avec le fond, depuis le début jusqu’à aujourd’hui) et l’originalité est chez lui une seconde nature qui nous offre un grand bol d’oxygène dans une littérature mondiale qu’on pourrait croire parfois atteinte d’un mal lié au système éditorial capitaliste le plus trivial : la banalité et l’absence de génie créatif. Les exceptions sont trop rares pour les laisser passer.

Sur un Os, Ricardo Elias

Une fois n’est pas coutume, on ne crachera pas ici ce soir sur le plaisir de la narration… Car on s’est laissé aller avec délectation à tous les « pièges » auxquels on ne cède que de plus en plus rarement : intrigue acceptée et suivie avec intérêt et son corollaire, sympathy for the devil : les personnages, et même, gâteau sur la cerise : légère déception de couper à un happy end (là, on abuse carrément). Rien d’étonnant à ce que ce roman nous vienne du Chili (Amérique du Sud), on compte là-bas encore quelques très bons écrivains narrateurs, qui aiment (se) nous raconter des histoires, et des histoires qui vous attrapent le lecteur par le bout du nez et vous le font retomber dans l’enfance de la lecture. Pas de honte à ça, qu’on se le dise. On assume de s’être abandonné à un plaisir de plus en plus rare, car les écrivains français qui veulent nous la jouer narrateurs sont si faibles qu’on peut bien se faire un petit bonheur de lecture comme quand on était jeune.

Pourquoi ce roman chilien fonctionne-t-il aussi bien ? D’abord un lieu : la prison. Une prison crédible, sans que le livre nous plonge dans le marasme pour cela. Ensuite l’humour, la drôlerie. Même si les situations sont pour la plupart conformes à la réalité, Ricardo Elias se plaît à camper des personnages sympathiques (pas que…), des situations cocasses (pas que…) et nous embarque dans sa prison où on aurait presque envie d’entrer tant les règles (d’airain) en sont souvent contournées. Enfin, l’originalité du sujet, L’Idée : Lalo, un taulard qui reste la plupart du temps enfermé dans sa cellule et ne profite que rarement des sorties autorisées dans la cour, a le bourdon, il a « besoin d’air » comme il l’avoue à un copain qui s’étonne de le voir dehors. Et il commence à creuser un tunnel depuis sa cellule, sauf que : quand il attaque la terre, il tombe très rapidement sur un os, des ossements, et s’aperçoit qu’il a mis le doigt sur un squelette de dinosaure ! La messe est dite, on continue de creuser (car Lalo a de l’aide) et on sort donc ce squelette entier qu’on « planque » dans la cellule. La bibliothèque de la taule où personne ne va jamais commence à se remplir de types qui s’intéressent soudain à la paléontologie, et même à d’autres domaines proches, s’aperçoivent que lire est un sacré bon truc et les conversations changent, ainsi que la langue. Bref, plutôt que de faire sortir un taulard de sa prison, le tunnel y fait entrer la culture. Il fallait y penser. On décide de reconstituer le squelette, de l’exposer dans la cellule, de faire payer la visite, etc… C’est assez jubilatoire, ça se dévore plus que ça ne se lit, les rebondissements se multiplient, bref, tous les ingrédients d’une très bonne narration sont dans la marmite dans laquelle mijote une sacrée bonne soupe. On ne dira rien de la fin. Mais on laissera la parole à l’auteur, Ricardo Elias, dont il faut espérer que d’autres textes nous parviendront en français, et qui dit qu’il ne voulait pas écrire « un autre bouquin sur les prisons » et a donc choisi « le sarcasme et la parodie » pour que sa prison soit « la somme de toutes les prisons » mais qu’au bout du compte « elle n’en soit aucune ». Pari gagné, publié en France par L’Arbre Vengeur (une maison à découvrir) et traduit par Guillaume Contré (dont nous avons chroniqué le très beau Palais mental que vous trouverez dans les derniers textes sur les romans qu’on a lu ces dernières semaines). Sur un Os ? Allez-y, les amis, mais allez-y ! Y a pas de mal à se faire du bien.

Cette Brume insensée, Enrique Vila-Matas

Nous y voilà donc ?… Après avoir été un défenseur acharné de Vila-Matas, lisant avec délice tout ce qui de sa plume me tombait sous la main, après m’être délecté de l’innovation de son art romanesque, après y avoir trouvé l’inspiration pour des propositions d’écriture présentées à des participants qui se disaient en souriant, Tiens encore Vila-Matas… après la déception qu’a représenté Mac et son contretemps, voilà qu’il s’en serait fallu de peu que Cette Brume insensée (titre emprunté à Raymond Queneau, ce qui est habile quand on raconte un professionnel de la citation – la seule bonne idée du livre, finalement ?) ne me tombât des mains. Nom de Dieu, le maître est en panne, le maître se répète inlassablement au risque d’emmerder son lecteur, le maître est à court d’idées nouvelles et amusantes et intelligentes et le maître fait le malin avec un bouquin qui pérore, un bouquin qui creuse une fois encore le thème usé du grand écrivain qui disparaît (et de nous resservir Thomas Pynchon qui sert de modèle à son Grand Bros, un écrivain catalan raté qui connaît le succès à NY en y disparaissant tout en exploitant son petit frère « pourvoyeur de citations » pour nourrir ses bouquins, ce qui donne à celui-ci l’impression d’avoir contribué, mieux, d’avoir donné sous forme de messages codés à son célèbre frangin la clé de la réussite littéraire de ses romans), un bouquin qui nous la rejoue avec ces histoires de citations véritables ou inventées, bref un bouquin « rien-de-nouveau-sous-le-soleil-catalan » ! La vie du petit frère resté au bercail, pas loin de Cadaqués, aurait pu nous être infligée avec moins de complaisance, sa petite amie qui disparaît (et allez !) aussi, mais plus encore, sa relation paranoïaque avec son grand frère nous épuise et leur rencontre, après des décennies de distance, d’absence, est sans intérêt. Quant au discours sur la littérature, central dans toute oeuvre de Vila-Matas, il finit de couler le roman. Difficile il est vrai de se renouveler et de continuer à plaire quand on creuse toujours le même sillon d’un mélange des genres (littéraires) et de thématiques récurrentes. On ne jettera pas ce livre au fond d’une boîte à livres de la bonne ville de Nîmes sans reconnaître qu’ici et là on peut être à deux doigts de s’intéresser au discours sur la littérature de notre écrivain espagnol fétiche, mais c’est bien parce que c’est lui car, force est de le clamer ici, Cette Brume insensée confirme hélas que l’inspiration du maître semble s’essouffler et l’intelligence stupide de ses romans publiés chez Bourgois (sauf le dernier) semble se diluer dans une volonté de démonstration et le recours à une psychologie épuisante auxquelles il n’avait pas habitué ses lecteurs. Ne reste plus qu’à espérer que le rebond ne tarde.

Fraudeur, Eugène Savitzkaya

A la recherche de nouveaux littérateurs explorant des contrées en friche ou inédites, nous sommes tombés (par le hasard d’un coup d’oeil dans une boîte à livres) sur cet écrivain dont le nom nous était connu, mais sans avoir encore ouvert un seul de ses livres. Le hasard fait parfois bien les choses, car Fraudeur est un roman étrange, un objet différent, de ceux qui confirment que la littérature et le roman ne sont pas morts (malgré l’inanité des rentrées littéraires françaises qui proposent jusqu’à la nausée des romans enfoncés jusqu’à l’os dans l’ornière de la littérature qui se vend, des objets d’édition à vomir, bref de la MERDE). Il est vrai que l’écriture de Savitskaya semble menée par la danse poétique. Aussi le récit, l’histoire de Fraudeur nous est-elle distillée en discontinu, sans souci de respecter intrigue et chronologie, cohérence (pour le lecteur lambda soucieux de tout comprendre sans effort) et autres repères facilitateurs de lecture façon page-turner, mais avec le souci évident de choyer la langue, de déployer une poésie lumineuse qui anime de toute évidence ce Savitzkaya. Nous serions curieux de savoir combien ça vend, un Savitzkaya. Une évidence, publié chez Minuit, l’auteur y a été accueilli par Jérôme Lindon, un de ces grands éditeurs qui semblent aujourd’hui une espèce en voie de disparition. Un de ces grands messieurs qui osaient prendre le risque de publier des livres qui ne se vendraient peut-être pas si bien, mais de beaux livres. Fraudeur, c’est « l’histoire romancée d’un garçon fraudant la vie comme on fraude l’Etat, la douane, le fisc, l’église ou la couronne. » annonce la quatrième de couve du livre. Voilà qui suffit pour dire quelque chose de l’intrigue (si intrigue il y a…). Il y a une famille, il est question du père, d’une mère qui dort beaucoup, d’un garçon et de ses frères. Tout le reste évoque avec une poésie en prose remarquable la vie à la campagne, la nature et deux ou trois choses encore. Si vous voulez en savoir plus, prenez connaissance de cette écriture merveilleuse.

« Je n’ai jamais tenu de journal, je n’ai rien à dire sur ma vie immédiate. Ça ne m’intéresse pas. Je n’ai pas non plus le sentiment d’écrire de roman. Pour Mentir (1977, le premier), j’avais besoin d’une autre façon d’écrire. Je ne me vois pas bien fignoler une histoire. Je ne vois aucun intérêt à construire quelque chose. Ce qui compte pour moi, c’est de dire au plus juste ce que j’ai vu, compris. Je ne construis pas d’œuvre. Je n’ai pas de temps à perdre en m’appliquant à une forme quelconque. Je ne lis pas ce qui se publie actuellement. » a dit Savitzkaya dans un entretien lisible sur un site consacré à Hervé Guibert, qui était son ami. A la lecture de Fraudeur, on comprend qu’en effet, l’auteur belge se fout bien des genres (on pourrait appeler ça roman poétique ou poésie romanesque ?…), qu’il cherche en effet une autre façon d’écrire (qu’il a de toute évidence trouvée), que « fignoler une histoire » lui importe peu (comme il a raison) et que l’autofiction n’est pas sa tasse de thé (on évite ainsi un genre sans intérêt). Le bonhomme est radical. Sa conception de l’écriture est de celles qui nous intéressent, en ce qu’elle est une recherche d’autre chose (Something else, comme aurait dit Miles Davis). Il faut des écrivains de la sorte, ce sont eux qui font la littérature. Et ce nom reviendra donc dans les chroniques de ce blog. Les écrivains de langue française contemporains et de très grand talent ne sont pas légion en ce XXIe siècle.

Cicatrices, Juan José Saer

Premier roman de Juan José Saer, Cicatrices est déjà un objet formel de première qualité, jeu auquel l’auteur argentin va s’adonner avec joie durant toute sa carrière d’écrivain différent de ses compatriotes de l’époque à laquelle il écrit en se plaçant délibérément en dehors du courant dominant. Car en 1969, on parle sans doute plus de Garcia Marquez, Vargas Llosa ou Cortazar, qui représentent à eux trois la littérature sud-américaine et plongent toute velléité de différence ou d’originalité dans leur ombre de géants. Saer n’aime pas leur écriture, ne s’en cache pas et développe autre chose, depuis Paris où il vit et écrit son oeuvre dans sa langue natale, mais dans une manière de faire qui pourrait s’apparenter au nouveau roman plutôt qu’à la manière de faire des narrateurs latino. Et il a sans doute bien fait, car aujourd’hui ses livres (réédités et rediffusés) se lisent toujours et son oeuvre est considérée comme essentielle.

Si l’on veut réduire Cicatrices à un prétexte ou un thème central, il n’est pas très difficile de le faire en une phrase : Le 1er mai, Luis Fiore, un ouvrier, assassine sa femme après une journée passée à la chasse avec elle et leur fille, puis se donne la mort lors de sa première rencontre avec le juge. Les quatre chapitres du livre sont autant de romans différents qui convergent tous autour de ce thème central vu par le prisme du regard de quatre personnages principaux : Angel, un adolescent qui vit chez sa mère (une femme qui se prostitue), traîne chez des amis plus âgés que lui et lit ; un joueur qui écrit des essais sur tout ce qui à un moment ou un autre l’intéresse et perd au jeu son héritage, sa maison et l’argent du salaire de sa bonne qui le lui donne sans mégoter ; un juge qui traduit obstinément le Dorian Gray de Wilde, adore les trajets en voiture dans la ville de Santa Fé (lieu réel et fantasmé de la plupart des romans de Saer ; tous les trajets en voiture sont décrits de façon maniaque et objective) et voit dans la plupart de ses compatriotes des gorilles (les gorilles de la junte ?) ; Fiore, enfin, l’assassin. Le temps du récit va en s’amenuisant : cinq mois dans la première partie, trois mois dans la seconde, deux dans la troisième, un dans la dernière (dont on pourrait dire qu’elle s’intéresse à une seule journée, le 1er mai). Saer aime les contraintes de ce genre, elles lui permettent sans doute de structurer ses textes efficacement et de libérer sa créativité. Son tour de force dans ce roman consiste à écrire des chapitres très différents, avec des personnages intéressants, en se livrant à une littérature qui s’en tient à sa conception de l’écriture (parfois très descriptive) tout en racontant des histoires et en n’ennuyant jamais. Développer et proposer une littérature qui façonne le réel (pas une littérature qui en rende compte) était le crédo de Saer, difficile de dire s’il s’y est déjà attaché dans ce premier texte, mais une chose est sûre, son univers ne laisse pas indifférent et son écriture est maîtrisée de bout en bout. Bref, il est l’auteur d’une oeuvre dont la démarche, quand on la découvre, roman après roman, en réalisant qu’elle donne lieu à des textes tous différents, suscite une réelle admiration.

Le Magicien, César Aira

Un roman un peu ancien (2006) d’Aira, au titre alléchant, au thème amusant. Un magicien, Hans Chans, vrai magicien en ce qu’il possède des pouvoirs qui lui permettent de transformer la réalité à sa guise, se trouve bien ennuyé quand alors qu’il se rend à un Congrès d’illusionnistes à Panama, il se voit confronté à une réalité qui lui échappe quelque peu, qui ne lui convient pas forcément, et à propos de laquelle il se demande s’i elle est ce qu’elle est ou le résultat d’une magie dont il userait pour la transformer sans même s’en rendre compte. Pris au premier degré, c’est amusant, mais vite lassant. Pris comme la métaphore ou l’allégorie du pouvoir créatif de l’écrivain, c’est sans doute plus intéressant. Quand on sait que la fin oriente la lecture en ce sens, il est intéressant de repenser le livre à la lumière de cette interprétation, d’autant plus que Le Magicien est, des romans du maestro que nous avons lus, sans doute celui où l’imaginaire est le moins débridé, celui dans lequel, pour un roman d’Aira, il ne se passe pas grand-chose, celui qu’on peut ranger à part dans sa bibliographie (pas le seul sans doute), en ce qu’il ne nous propose pas une fuite en avant dont l’Argentin a le secret et qu’il utilise si souvent pour surprendre le lecteur, celui qui refuse l’appel d’air que son prétexte pouvait ouvrir à l’imaginaire délirant de son auteur. Un paradoxe, en somme. Sur lequel donner un avis importe peu. De toute façon, il faut découvrir cet auteur atypique, que ce soit avec Le Magicien ou n’importe lequel de ses plus de 120 romans, dont pas un de ceux que nous avons lus et chroniqués ici ne nous semble méprisable. Alors, allez-y les amis, lisez Aira !

Moronga, Horacio Castellanos Moya

Horacio Castellanos Moya, que les lectrices et lecteurs qui viennent parfois lire quelque chronique sur ce blog connaissent au moins pour les articles qui lui sont consacrés ici, est un diable d’auteur qui peut s’avérer surprenant, en s’échappant à lui-même tout en se restant fidèle. Moronga se passe aux Etats-Unis (!), c’est bien la première fois que l’on quitte l’Amérique du Sud (et en particulier le Salvador ou le Honduras) pour une destination où la violence sera moins politique, moins explosives, même si ces personnages les deux personnages, José Zeledon et Erasmo Aragon (tous deux salvadoriens) sont poursuivis par cette violence (le premier, en tant qu’ex-guerillero, le second comme ancien journaliste opposant politique aux militaires salvadoriens).

A la lecture de ces deux parties d’un même roman, qui se passe à Merlow City, une ville (morne, grise, triste, ennuyeuse à souhait) du Wisconsin, deux parties consacrées chacune à l’un des deux personnages, il est clair qu’il s’agit encore d’un grand roman du maître. Mais cette fois, on est sorti de la guerilla, qui reste pourtant présente en toile de fond : les vieux guerilleros qui se retrouvent dans ce bled nord-américain ont gardé des habitudes de communication du temps jadis, et Zeledon est bien obligé, malgré lui sans doute, de se refaire une virginité en travaillant (chauffeur de bus scolaire) et en vivant dans une piaule qu’il loue sagement. Il fait froid, le boulot lui conviendrait si une institutrice un peu cinglée ne dénonçait pas à sa hiérarchie des fautes professionnelles qu’elle invente, réussissant à le faire virer quand son patron sait très bien qu’elle invente tout (mais pourquoi, Horacio, ces incident de vie devait-il nécessairement être le fait d’une femme ?), Zeledon serait presque à deux doigts de régler ça à sa manière, mais il parvient à réprimer son envie de veangeance… Tout finit par un petit trafic organisé par le Vieux (un ex-compañero, revenu à des affaires louches qu’il a bien connu avant de passer à l’action politique, qui voudrait l’intéresser à ses coups. Mais Zeledon n’aime pas tué pour du fric…

La deuxième partie consacrée aux grand paranaoïaque Erasmo Aragon, issu d’une famille bourgeoise salvadorienne divisée en deux sur le plan politique (lui est côté guerilleros), qui tente d’élucider l’affaire de l’assassinat politique du poète salvadorien Roque Dalton en consultant les archives de la CIA (il est professeur d’espagnol à la Fac). Personnage intriguant (qu’il me semble avoir déjà croisé dans un des livres précédents de Moya), presque attachant, il est (comme Zeledon) plutôt inadapté à la vie aux States, pays puritain, fasciné par les armes et obsédé par la surveillance. Son voyage à Washington va le mener vers le pire (une accusation infamante, une sale affaire de chantage aux moeurs, avec menaces de mort) pour un migrant grillé dans son propre pays, et à croiser sans le savoir le Vieux, dans une scène où sa part en vrille très fort, où il y a bien sûr des morts, et il revient à Merlow City en état de crise paranoïaque qui l’oblige à se soigner à coups de chimie et à envisager un départ vers l’étranger. Les Etats-Unis ne sont pas faits pour ces hommes-là, c’est une évidence. La Suite Hispano-américaine (La Comédie inhumaine) de Moya se déploie un peu plus, vers des directions et des espaces qu’on n’avait pas envisagés, ce qui ne fait que la rendre plus passionnante sans doute. Où mènera-t-elle encore le lecteur et les personnages du maestro ? Une chose est certaine : ce grand projet littéraire n’a pas fini de nous surprendre. A suivre…

Samouraï, Fabrice Caro

La littérature considérée comme un art de divertissement, à l’égal de la musique ou du cinéma, cela n’a rien d’une nouveauté. Mais ce type de bouquin – vrai produit de l’édition capitaliste : un livre qui se vend, un livre facile donc, que lecteurs et lectrices auront plaisir à lire parce que pas prise de tête… – est tombé entre nos pattes, posé là obligeamment par un copain qui en parlait avec un petit sourire (en coin ?). C’est un bouquin qui se lit très vite, à coup de petits raids de cinquante pages, c’est torché en quatre fois, soit en deux jours. C’est peut-être ça, un bouquin pas prise de tête, ça se veut drôle, tout est donné, pas de phrases trop complexes, comme la musique qu’on écoute pour rouler sur l’autoroute, ça avance…. Il faut que ça swingue un peu, de l’humour, des gags et des phrases bien senties avec petite blague qu’on pourra facilement ressortir en soirée. Bref, la facilité camarade.

Donc, Samouraï, c’est l’histoire d’un écrivain (qui pourrait éventuellement ressembler à l’auteur du livre, à qui sa nana dit en le plaquant « Tu pourrais pas écrire un roman sérieux ? »), un gars à qui ses voisins demandent de garder leur piscine pendant leur vacances, et que la piscine et l’eau, ça laisse indifférent, mais pas la terrasse sur laquelle il se voit écrire un livre, un gars qui est dans ses fantasmes et qui les écrit. On a le droit à la liste de ses projets de roman sérieux qui se suivent, chapitre après chapitre, aussitôt abandonnés par absence de capacité à s’en tenir au principe de réalité. On a le droit à ses rêves et stratégies de reconquête de son ex, qui l’a largué pour un mec sérieux, un prof de fac spécialisé dans la littérature du XVIe siècle et plus particulièrement dans Ronsard (il l’appelle donc Ronsard). Mais comme ça suffirait pas pour faire un bouquin, il se passe un truc un peu fantastique avec la piscine, avec cerise sur le gâteau en approchant de la fin (un événement qui fait boum). Bref, si on en croit les deux extraits de critiques de quatrième de couverture qui vont donner un coup de main pour la vente, c’est drolatique, cynique, hilarant, etc… (du bon usage des adjectifs qui font vendre…). Si j’en crois ma lecture, c’est du temps perdu. On me dira que les lecteurs et lectrices ont le droit de lire des livres faciles. Oui, ils ont le droit. Que l’auteur a le droit de gagner sa vie en écrivant des trucs de ce genre. oui, il en a le droit. Que Folio a le droit de vendre de la soupe. Oui, et Folio ne s’en prive pas. Next…

Dernier Jour à Budapest, Sandor Marai

Hommage à l’écrivain hongrois Gyula Krüdy, surnommé dans tout le roman Sindbad le marin (du nom du personnage des Mille et une Nuits, que Krüdy utilise dans Sindbad ou la Nostalgie), Dernier Jour à Budapest est un livre qui donne envie de lire et Marai et Krüdy (bel exploit). Comme le titre l’indique, toute l’histoire se déroule à Budapest, et en une journée. Sindbad se lève au petit matin, il n’a plus un sou vaillant, l’électricité a été coupé dans son appartement, il doit acheter une robe pour sa fille (soixante pengös), promet à sa femme de s’en occuper et de rentrer le soir pour le diner. Puis il sort, prend une voiture qui va lui coûter un argent squ’il n’a pas, se fait conduire au café… Une longue balade dans le Budapest des années vingt commence.

Marai ne cache pas son admiration pour Sindbad (Krüdy était une figure de la bohème hongroise, un homme qui aimait sa ville et un écrivain mécompris de ses contemporains, mais un écrivain respecté par ses pairs, l’essentiel aux yeux de Sandor Marai), lui fait faire le tour des cafés et des restaurants qu’il aime, comme pour un dernier adieu (il se rend aussi aux bains, bien évidemment, et va visister les lieux qu’il chérit). C’est également l’occasion pour l’auteur de dire la Hongrie qu’il a aimée, « l’autre Hongrie » comme il le dit, celle qu’il ne retrouve plus que dans les romans de Krüdy et de ses contemporains. Une Hongrie authentique, à l’opposé du visage que veulent en donner les historiens et les politiques, la Hongrie des écrivains (les seuls qui sachent, par la littérature, dire un pays). C’est aussi un livre sur Budapest, la Budapest d’un autre temps, cela va sans dire. C’est donc un livre où prédomine la nostalgie, nostalgie d’un temps perdu, nostalgie d’une capitale (qui a changé), nostalgie d’un pays défiguré, nostalgie des amis disparus… Mais c’est aussi un livre drôle, joyeux, léger dans lequel le personnage principal incarne une époque révolue, un anticonformisme réjouissant et une vraie connaissance de la vie et de ses bonnes choses. La scène durant laquelle Sindbad goûte un vin, dans un des restaurants qu’il affectionne, sous le regard inquiet d’un maître d’hôtel qui attend le verdict du maître comme si sa vie en dépendait est un véritable régal. C’est encore un grand éloge de la littérature (un morceau de bravoure, qui commence à la page 119 et prend page 175, nous narre par le menu toutes les raisons pour lesquelles écrivait Krüdy (mais aussi ce qu’il écrivait), sans susciter un seul moment la lassitude ou l’ennui…), un éloge des écrivains hongrois de la première partie du XXe siècle et de leur façon de vivre qui s’éteindra avec eux. C’est un livre merveilleux, assurément, écrit dans une prose lyrique et poétique, écrit par un maître de la littérature hongroise qu’on cite toujours en disant qu’il fut l’auteur du roman Les Braises. C’est aussi l’auteur de Dernier Jour à Budapest, dont on peut dire sans peur de se tromper qu’il a signé là un véritable chef d’oeuvre.

La belle Amour humaine, Lyonel Trouillot

Dans le village côtier d’Anse-à-Fôleur, loin de l’agitation des villes, la fraternité entre les hommes ne semble pas un vain mot, même si un jour déjà lointain, quelque chose comme un jour parfait, deux villas voisines (les belles Jumelles) ont été incendiées avec leurs deux propriétaires, un colonel à la retraite et un homme d’affaires, deux hommes que tout pouvait sembler éloigner mais qui n’en sont pas moins devenus amis et complices en mauvais coups de toute sorte. Mais dès le début du livre, nous sommes dans la voiture de Thomas, qui servira de guide à Anaïse (jeune Occidentale qui est aussi la petite-fille de l’homme d’affaires), venue là pour tenter de retrouver les traces de son père qu’elle a tout juste connu et comprendre ainsi son histoire familiale. Thomas, à qui la démarche de la jeune femme semble sinon vaine, du moins incertaine, lui raconte son île et son village, parle longuement d’un lieu où rares sont les étrangers à venir se perdre, où les habitants sont à l’opposé des deux victimes de l’incendie, deux types qui incarnent la violence et le pouvoir du mal, la prédation sans foi ni loi (à l’image de ceux qui ont corrompu Haïti), où les lois, justement, ne sont pas inflexibles et où le petit monsieur venu de la ville pour enquêter sur l’affaire et trouver un coupable (en vain) ne comprendra pas grand-chose aux gens du cru (il repartira gros-Jean-comme-devant).

Le monologue de Thomas est une sorte d’initiation pour la jeune femme, une façon sans doute d’affranchir l’étrangère en lui présentant un petit monde qu’elle ignore inévitablement et de lui faciliter son arrivée. C’est aussi une façon sans cesse renouvelée chez Trouillot de faire découvrir au lecteur les particularités de l’île de Thaïti, et ce qui fait son originalité, sans doute. Car pas plus qu’Anaïse, les lecteurs étrangers du romancier ne connaissent cette île (alors, le village d’Anse-à-Fôleur !…). Fidèle à ses habitudes (et à une tradition orale qu’il connaît bien et qui revient sans cesse dans ses romans), Trouillot met en oeuvre une parole poétique pour dire son île et son peuple, en finissant par une belle métaphore dans laquelle la peinture est mise sur un pied d’égalité avec l’écriture comme mode d’existence au monde. C’est encore de la belle écriture, c’est encore de la poésie romanesque, dont il semblerait difficile de se lasser. Nous n’en dirons pas plus sur ce très beau roman que nous vous laissons découvrir, car il le mérite sans nul doute.

Sélectionné pour le prix Goncourt 2011, La belle Amour humaine ne l’a pas obtenu, bien sûr, et tout le monde se souvient, bien sûr, du livre qui avait été couronné cette année-là, L’Art français de la guerre, d’Alexis Jenni (dont le modeste auteur de ces humbles lignes avoue qu’il ne l’a pas lu, comme tant d’autres Goncourt, et doute sincèrement qu’on le lise encore douze ans plus tard).

La Télévision, Jean-Philippe Toussaint

Dans la biliographie de Toussaint, La Télévision n’est pas un des derniers livres ; publié en 1997, son titre évoque plus La Salle de bain et L’Appareil photo (de même que la manière, la façon de faire), que les titres des quatre opus de la tétralogie consacrée à Marie Madeleine Marguerite de Montalte. Bref, un vieux Toussaint, c’est toujours bon à prendre. Le narrateur, qui passe un été à Berlin sans sa femme, enceinte, et leur fils, partis en vacances sans lui) a décidé de se priver de télévision, lui qui avait comme une tendance à la regarder sans raison. Prétexte (comme dans La Salle de bain, où le narrateur passe son temps dans sa baignoire, mais pour bien vite la quitter et prendre un train pour je ne sais plus où), ce fil narratif infime ne suffirait pas à tenir le lecteur en haleine, pas plus que le travail du narrateur : il est historien de l’art et doit écrire (ou essayer d’écrire) un essai consacré à Titien. De même qu’il s’engage à arroser les plantes de ses voisins pendant leurs vacances (sans y parvenir).

Bref, c’est un roman qui doit bien nous parler d’autre chose, peut-être de la vacuité d’une vie, peut-être de l’été d’un velléitaire livré à lui-même, ou peut-être de pas grand-chose, histoire de faire de l’écriture pour l’écriture, ce dont Jean-Philippe Toussaint se tire avec un bonheur certain, comme très souvent, mêlant à des scènes du quotidien joliment observées, au monologue intérieur d’un type amusant et sympathique, un humour délicat et pince-sans-rire qu’on retrouve toujours dans ses textes et qui pourrait faire penser que ses narrateurs successifs n’en font qu’un. La privation de télévision sert sans doute de fil rouge, mais tout est bon pour Toussaint qui embarque même son lecteur dans une virée en avion (moyen de transport qui revient régulièrement chez lui) au-dessus de Berlin. A la fin du livre, lors des retrouvailles avec sa compagne (qui arrive enfin avec pour cadeau un magnétoscope !), le narrateur achète pour son fils une deuxième télévision ! « Moralité : depuis que j’avais arrêté de regarder la télévision, on avait deux télés à la maison. » On aura compris que le thème de ce roman n’est pas d’une importance capitale pour l’écrivain et l’essentiel n’est évidemment pas là. Jean-Philippe Toussaint, un écrivain pour qui le style et le plaisir d’écrire (et donc le plaisir du lecteur) comptent sans doute plus que l’intrigue, ce qui n’est pas fait pour déplaire au modeste auteur de ces humbles lignes.

Le Voyage, Sergio Pitol

Entre récit de voyage (ce que Pitol nie), essai et roman, Le Voyage (ouvrage dédié au merveilleux Alvaro Mutis) est l’histoire d’un diplomate mexicain qui, en mai 1986, quitte Prague pour se rendre en Géorgie où il est invité pour y rencontrer les écrivains nationaux. Mais à Moscou (où la Glasnost semble s’enliser quelque peu), on le balade et le retient pour l’empêcher d’aller rencontrer ses pairs géorgiens (le diplomate est aussi écrivain). Et le texte s’échappe donc vers une balade érudite dans les arts et la culture russes, où l’on croise les plus grands écrivains russes (Gogol, Pouchkine, Tsvetaïeva, Tchekhov…), mais aussi les artistes des périodes que couvrent les chapitres du livre, jusqu’au moment bien sûr où les portes de la Géorgie finissent par s’ouvrir, et où le texte se transforme en ode aux excentriques de tout poil. Un livre que les amateurs de la grande littérature russe ou/et de l’écrivain mexicain liront sans doute avec bonheur. Ce qui fut le cas de l’humble auteur de ces modestes lignes.

Sur les Ossements des morts, Olga Tokarczuk

Janina Doucheyko, le personnage principal de ce roman de Tokarczuk, est une vieille femme qui vit isolée l’hiver (en s’occupant de maintenir en état les maisons de ses voisins redescendus à la ville) entre deux voisins, hommes dissemblables, celui qu’elle surnomme Grand Pied, un chasseur assez antipathique, et Matoga, un introverti qui communique le moins possible, jusqu’au soir où il vient chercher sa voisine pour s’occuper du corps de Grand Pied qu’il a trouvé mort chez lui. Janina est une drôle de bonne femme, ingénieure à la retraite, passionnée d’astrologie et de William Blake qu’elle traduit avec le jeune Dyzio, un de ses rares amis (le titre du roman est d’ailleurs emprunté à l’un de ses poèmes) , écologiste et végétarienne, en colère contre les chasseurs, capable de harceler les flics (en vain) pour qu’ils sévissent contre les braconniers et les chasseurs qui ne respectent pas les périodes d’interdiction de la chasse. Bref, elle est considérée par beaucoup comme la vieille toquée du hameau, une originale plutôt cinglée et un rien obsessionnelle qu’il vaut mieux éviter. Un personnage plutôt sympathique pour le lecteur, qui la suit dans ses théories étranges et ses supputations en tous genres avec un bonheur certain.

Après la mort de Grand Pied, une série de morts suspectes d’hommes du coin (tous du milieu des chasseurs) va intéresser notre astrologue et traductrice, qui développe bien sûr une théorie loufoque sur cette énigme policière (le bouquin n’est en rien un polar, il a plutôt tout d’un conte écologique qui se penche sur le rapport des hommes à la nature et aux animaux) : ce sont les animaux qui se vengent des hommes en les tuant. Ni plus ni moins. Et ce n’est sans doute pas fait pour déplaire à Janina qui a justement une théorie sur les hommes et leur « autisme testostéronien ».

Bref, ce livre fantaisiste se lit avec plaisir, plutôt rapidement (ce n’est pas un pavé) et on y retrouve avec plaisir le sens de l’humour décapant de l’auteure polonaise dont l’oeuvre, nous semble-t-il, vaut d’être découverte.

Palais mental, Guillaume Contré

Un titre, et pas n’importe lequel (Palais mental, un beau titre, bien trouvé, pas simple de trouver un titre…) ; un choix d’éditeur osé, radical pour la couverture et la quatrième, le livre est un parallélépipède rectangle noir sur noir (nom d’auteur et titre en noir sur fond noir, texte de quatrième en noir sur fond noir, tranche du livre noire), tout ça on ne peut mieux adapté au fond du roman, faux roman noir, histoire qui se passe dans une pièce ou s’il ne fait pas complètement noir, l’espace est obscur, et il s’y trouve un macchabée (tiens donc !…) autour duquel tournent un détective (faux détective ?) et son assistant (vrai nigaud ?), choix d’éditeur radical, donc, pas de pagination (le marque-pages est de rigueur et on ne peut pas garder dans un petit carnet en moleskine noire une note renvoyant à un numéro de page en l’absence de numéros de pages, c’est très drôle). Roman radical que ce Palais mental, où l’on est plongé de la première à la dernière page dans le flux de conscience du détective, dont on se dirait assez facilement qu’il à lu L’Idiot de Dostoïevski et/ou L’Idiotie de Jean-Yves Jouannais. Dans la liste des personnages, à part le cadavre (est-il bien tout à fait mort, au fait ?), le détective, son assistant, il y a aussi un brigadier, qui se nomme Gutiérrez (là, on se dit que l’histoire pourrait bien se passer en Argentine, Contré est traducteur de l’Argentin vers le Français et passionné de littérature sud-américaine, un bon garçon en somme) et qui ne sert pas, pour tout dire, à grand-chose dans l’intrigue (mais y a-t-il une intrigue ?) sinon à empêcher qu’entrent des inconnus pendant que le détective et son assistant travaillent. Pour tout dire, il m’a fallu deux essais manqués pour lire ensuite le livre d’une traite ou deux lors du troisième essai (j’étais fatigué lors des deux premières tentatives, la faute à un travail parfois abrutissant). Pour tout dire, une fois plongé dans la pensée « débile » et drôlatique du détective, je me suis dit « Tiens, on croirait un peu le Gombrowicz de Cosmos (une sacrée bonne ref, pour tout dire) et même Gombrowicz tout court ». Pour tout dire, les élucubrations du détective sont réjouissantes : »Il se demanda si l’assassin était sorti par la porte ou la fenêtre. il ne sut dire, il y avait trop d’options, c’est-à-dire qu’il n’y en avait aucune car elles étaient toutes également valides. Les rôles bien établis des portes et des fenêtres dans le monde devenait confus, il ne savait plus à quoi servait l’une et à quoi servait l’autre, si les deux n’avaient pas éventuellement la même fonction ou n’en avaient aucune, comme si elles n’étaient que des ornements. Ce qui provoqua l’irruption d’une troisième question. » Car l’humour absurde n’est pas la moindre des qualités de l’auteur et de son livre. Et la logique du questionnement sans fin d’un détective face à l’énigme du corps du macchabée se poursuit durant tout le texte, un texte bloc, sans dialogues et sans paragraphes, en passant par l’impression fugace que son assistant à découvert quelque chose d’essentiel à la compréhension de ce crime sans mobile apparent et sans explication (peut-être des tâches sur le mur, voire des empreintes digitales…), et la logique idiote du flux de conscience finit par s’enrayer, il y a des briques sur lesquelles notre détective trébuche, et la fin du texte se précipite sur le lecteur et, pour tout dire, je me suis dit « Tiens, voilà qui me fait penser au meilleur Beckett de L’Innommable (une sacrée bonne ref, pour tout dire) et même à Beckett tout court (celui des romans d’avant les plaquettes « foirades » de la fin). Pour tout dire, ce roman que je vous invite à acheter en le commandant aux Editions MF (que vous trouverez bien sûr sur Internet) et à lire, un beau petit livre (une centaine de pages pas plus, mais je ne les ai pas comptées), est un sacré bon bouquin pour qui aime la littérature pour la littérature, les textes drôles, impertinents, radicaux, pas mainstream en somme, bref, vous pouvez y aller. J’ai déjà fait lire ce roman à deux amis à qui je l’ai recommandé, parce que les auteurs qu’on découvre vous donnent parfois ce genre d’envie, et je ne vois pas pourquoi je m’arrêterais en si bon chemin, un bon roman français d’un jeune auteur inconnu, c’est quand même pas monnaie courante, et ça change agréablement des mauvais romans français d’auteurs trop connus, ou moins connus, voire inconnus. Lisez Palais mental de Guillaume Contré, vous m’en direz des nouvelles !… en attendant le second volume de ce qui sera une trilogie.

L’Amour avant que j’oublie, Lyonel Trouillot

La cour d’une pension de port-au-Prince… trois hommes, que le quatrième, un tout jeune homme, appelait les aînés : l’Etranger, l’Historien et Raoul. Le tout jeune homme a vieilli, il a cinquante ans, est devenu l’écrivain (surnom par lequel les aînés l’appelaient) qu’il voulait être. Amoureux, il écrit pour une femme, à une femme qui n’apparaît pas dans le livre en tant que personnage actif. Quand il faudrait lui parler d’amour, il semble qu’il ait oublié, qu’il n’en soit plus capable peut-être… Aussi lui raconte-t-il ce passé lointain et ces trois hommes (à chacun sa partie, mais tous sont présents en même temps dans chaque partie). « Avec les Aînés, nous nous étions faits à cette vie ordinaire. Le matin, j’allais donner mes cours au collège. J’enseignais, pour gagner ma vie, une langue que je n’aimais pas et que je connaissais mal. Mais j’attendais la nuit pour me chercher une destinée et une définition. Chaque nuit, dans ma chambre, je traquais le poème. »

La femme inconnue croisée dans un colloque lui rappelle sans doute sa jeunesse et un échec amoureux de cette époque. C’est donc à elle qu’il s’adresse, à l’automne d’une vie, et d’une oeuvre, qui ont manqué de femmes. Et il lui parle donc des destins de ces trois hommes, parmi lesquels l’Etranger semble la figure principale. Homme de voyages, homme aux multiples aventures féminines, l’Etranger souhaite repartir, loin, avant de mourir. Il est intarissable quand il s’agit de conter ses voyages passés, ou ses amours passées. « J’admirais l’Etranger. Un tel homme ne vous laisse qu’une alternative, le détester ou l’admirer. Il avait le sens du partage. Ses femmes, nous étions quatre à les connaître. Ses bras avaient si souvent dessiné leurs formes, ses mains caressé leurs cheveux et sa bouche embrassé leurs lèvres en notre présence. Elles étaient devenues des êtres familiers. »

L’Historien, lui, est la voix du silence. D’origine bourgeoise, professeur d’université, il a tout quitté (et en particulier la femme qu’il aimait, plus que tout) pour venir s’installer là, dans la pension, sans qu’on sache pourquoi. Et l’homme n’est pas bavard. Il ne se confiera un peu que sur son lit de mort, et surtout son secret sera révélé en grande partie par une autre femme, sa « visiteuse », une prostituée qu’il a connue, qui l’a connu, sans que jamais rien ne se passe entre eux et qui va confier des choses à l’Ecrivain. Un amour trahi, la dictature, voilà il est vrai de vieilles histoires qu’un homme blessé n’a sans doute pas envie de revisiter…

Quant à Raoul, le moins « intéressant » de la bande a priori, ce n’est pas un hasard si sa partie cloture le livre. Sa destinée vaut bien qu’on la découvre, sans que le chemin soit défloré dans une chronique.

Et dans tout cela, l’écriture de Trouillot fait toujours merveille. Le thème des amours déçues (on pourrait penser à un Wong Kar-wai haïtien) semble lui être familier. Et la structure du livre, qu’on pourrait croire sans originalité, permet de découvrir peu à peu les trois (les quatre) personnages, sans que tout soit donné immédiatement, en prenant son temps, comme dans la vraie vie. Et la vérité (surprenante) sur chacun d’entre eux ne surgit qu’après un lent travail de patience et de lecture.

Un livre qui se mérite, un petit bijou, une pure splendeur.

La Vérité sur Marie, Jean-Philippe Toussaint

Et voilà l’auteur, modeste vous l’aurez compris, de ces quelques lignes bien embêté, car les deux lecteurs (ou lectrices, nous ne savons plus) assidus de ce blog savent déjà notre sympathie pour Toussaint et nous avouons sans fausse modestie que nous ne savons que dire ni comment le dire pour défendre ce roman que bien sûr nous avons aimé et contre lequel il ne serait pas question de dire ne serait-ce qu’un seul mot. Avec La Vérité sur Marie, nous en sommes donc au troisième volume d’une tétralogie (lue dans le désordre) consacrée à un personnage féminin plutôt fort, Marie Madeleine Marguerite de Montalte, envisagée par chaque roman (Faire l’amour, Fuir, La Vérité sur Marie, Nue) selon une saison (hiver, été, printemps-été et automne-hiver, ce qui est digne d’une artiste de la haute couture), un personnage qui se balade souvent à poil (un peu coquin ce Toussaint !) et dont le narrateur est un peu complètement love, même si elle lui échappe par moment (mais ils se retrouvent toujours et on se dit qu’ils surmonteront tous les obstacles et que leur amour finira bien par l’emporter). Vu comme ça, vous allez penser que nous exerçons immodestement notre verve ironique contre l’auteur de la susdite (et pas sudiste) tétralogie. Que nenni, foutre Dieu ! Nous aimons sincèrement ce personnage féminin, le narrateur nous plaît bien, avec son humour et sa distance ironique (qui est, en vérité, l’apanage de Jean-Philippe Toussaint, puisqu’on les retrouve dans des romans qui n’ont rien à voir avec la tétralogie de Marie, La Télévision, par exemple, dont nous vous parlerons dans quelque temps). Puisque nous voilà emberlificoté dans une chronique qui se veut amicale et semble déraper, faisons donc appel à un professionnel de la critique, nous avons cité Bernard Pivot, qui écrit ceci : « Marie est d’humeur aussi imprévisible qu’un pur-sang. » Oh, le putain de cliché sexiste ! Mais passons… L’écriture de Toussaint est de plus en plus fine et subtile. Sa phrase devient de plus en plus souvent longue, et avec élégance (et il ne crache pas sur les adjectifs, n’en déplaise aux pisse-froids de l’écriture objective). Et puis, en vieillissant, il se permet des morceaux de bravoure pas piqués des hannetons, nous en voulons pour preuve ce passage de 54 pages pendant lequel il décrit l’embarquement d’un cheval de course dans la soute d’un Boeing cargo de la Lufthansa. Le passage, haletant, se termine sur un événement totalement impossible : le cheval vomit, ce que Toussaint ne se prive pas de signaler comme antinaturel (les chevaux ne vomissent pas, tout le monde sait ça). Nous invitons donc un ami, Bernard Pivot toujours, à venir à la rescousse : « Epique et jouissif. C’est de l’Alexandre Dumas revisité par le Nouveau Roman. C’est du Flaubert qui narrerait un grave incident dans la zone du fret de Narita. » Quand il écrit pour Le Journal du Dimanche, Bernard s’emballe un peu et écrit même des conneries, car à notre connaissance Toussaint n’appartient pas au Nouveau Roman, même s’il écrit pour la même maison d’édition que Robbe-Grillet. Passons… Dans ce volume, il est en tout cas question de chevaux, puisqu’après le passage dont il a été vaguement question ci-dessus et qui mérite à lui seul qu’on lise le roman, l’histoire se termine sur un incendie qui met en danger les chevaux du père de Marie (décédé, il nous semble, alors que cette mort est narrée dans Nue, le dernier livre de la tétralogie). Bref, nous ne nous sommes pas sortis avec les honneurs de cet éloge du roman, de cet exercice malheureux d’amour de la tétralogie de Toussaint, nous vous demandons donc de tout simplement nous croire sur parole quand nous vous disons que La Vérité sur Marie est un sacré bon bouquin et qu’il faut lire Toussaint, ce que nous avons déjà écrit ici et que nous répéterons incessamment sous peu.

Un An, Jean Echenoz

L’auteur, modeste il va sans dire, de ces quelques lignes poursuit son exploration (bien souvent involontaire) du catalogue des Editions de Minuit (après Claire Baglin et Tanguy Viel, cet été, voilà Jean Echenoz, que nous ne connaissions que de nom). Au hasard d’une vente de charité des dames patronesses (et de leurs époux) de l’église protestante de la ville de Nîmes, l’auteur modeste de ces lignes est tombé sur Un An, de Jean Echenoz, donc, qu’il a obtenu pour la modique somme de 2 euros, raison pour laquelle il l’a acheté, plus que par intérêt pour oeuvre d’un écrivain qu’il na pas cherché à lire jusqu’à ce jour. Deuxième raison à cet achat (pas vraiment compulsif), le nombre de pages, plus que modeste, du livre : 111, moins 6, puisque le bouquin commence à la page 7. Le risque à courir n’étant pas très grand, nous voilà embarqué dans l’histoire de Victoire, la bien mal nommée, jeune femme plutôt jolie qui se réveille un beau matin auprès de son ami Félix, qui lui ne se réveille pas et à juste raison puisqu’il est mort. Voilà un début de roman qui commence sur les chapeaux de roues, la jeune et jolie jeune femme, prise de panique, passe à la banque, retire une somme d’argent assez rondelette (40 000 francs si ma mémoire est bonne) et prend un train, le premier qu’elle trouve, pour Bordeaux, puis un autre, pour le Sud-Ouest, St-Jean de Luz (si j’ai bonne mémoire). Elle loue une villa au Pays basque, etc… jusqu’à tomber, après moult rebondissements, dans une forme de déchéance clochardesque et de revenir, après un an de cavale à Paris, avec une chute (car c’est un roman à chute, tout ce que le modeste auteur de ces lignes déteste) qui éclaire le lecteur sur ce qu’il vient de lire, sans doute un livre prétexte où il s’agit d’écrire avant tout. Et on peut dire, sans peur de se contredire, que Jean Echenoz sait écrire. Son style est maîtrisé, élégant, parfois presque alambiqué, il y aurait presque du maniérisme et du trop c’est trop dans sa façon de faire, tout cela pour un sujet, un personnage (Victoire) qui nous laisse indifférent (le modeste auteur de ces lignes parle de lui à la première personne du pluriel, ce qui peut laisser penser qu’il est à plusieurs dans sa tête, en tout cas qu’il n’est pas tout seul). Bref, Un an (un titre bien nul sans vouloir être désobligeant) nous semble être un roman pour rien, un truc que l’écrivain s’est autorisé (et il a bien raison si cela l’amuse) et dont, pour notre part, nous nous sommes autorisé la lecture, en le regrettant une fois l’exercice achevé. Pour montrer notre magnanimité, nous laisserons (presque) le dernier mot à l’avocat de la défense, Pierre Lepape (journaliste littéraire au journal Le Monde, mais qui ne le connaît pas ? Ah, vous ? Bon, d’accord, alors les présentations sont faites…) : « Un An, dans sa simplicité linéaire, immédiate, met en valeur la poétique d’Echenoz. Celle-ci repose sur le combat perpétuel que se livrent une réalité mystérieuse et dont le sens fuit sans cesse – le monde, les objets, les personnes, les formes, les sons, les paroles, l’espace, le temps – et les mots pour la dire le plus exactement possible. » Une phrase comme nous les aimons, une phrase de critique littéraire, creuse à souhait (sans vouloir être désobligeant), et qui ne nous semble pas apporter grand-chose au roman et à sa défense, qui même pourrait passer pour une antiphrase désireuse de faire du dégât, puisqu’elle étend son analyse à toute l’oeuvre d’Echenoz. Bref, en un mot comme en cent, Un An restera le roman que nous aurons lu de Jean Echenoz (un écrivain français qui a ses défenseurs et même ses admirateurs), avant de décider à la façon d’un dictateur énervé que nous ne lirons plus jamais rien de lui et qu’il rejoindra donc au rang des victimes collatérales d’un été de lectures éclectiques Paul Auster et Tanguy Viel. Exit !

La Disparition de Jim Sullivan, Tanguy Viel

L’idée est, disons-le tout net, assez bonne : écrire, pour un auteur français, un roman américain. C’est donc le projet énoncé dès les premières lignes du roman, non par l’auteur, mais par le narrateur de La Disparition de Jim Sullivan. « Récemment, comme je faisais le point sur les livres que j’avais lus ces dernières années, j’ai remarqué qu’il y avait désormais dans ma bibliothèque plus de romans américains que de romans français. pendant longtemps pourtant, j’ai plutôt lu de la littérature française. pendant longtemps, j’ai moi-même écrit des livres qui se passaient en France, avec des histoires françaises et des personnages français. Mais ces dernières années, c’est vrai, j’ai fini par me dire que j’étais arrivé au bout de quelque chose, qu’après tout, mes histoires, elles auraient aussi leur place ailleurs, par exemple, en Amérique, par exemple dans une cabane au bord d’un grand lac ou bien dans un motel sur l’autoroute 75, n’importe où pourvu que quelque chose se mette à bouger. » L’incipit est assez savoureux, le projet du narrateur est on ne peut plus clair, sauf que derrière le narrateur se cache un auteur qui lui écrit un bouquin bien français dans lequel le narrateur dit à son lecteur ce qu’il a écrit, selon une manière très américaine, mais comme le making-of français de ce roman américain. L’idée est bonne, donc, le livre se lit bien, mais on en sort en se disant qu’on n’a pas lu un roman inoubliable et que, s’il s’est passé quelque chose pour le narrateur du bouquin de Tanguy Viel, il ne s’est pas passé grand-chose pour le lecteur de ce livre qui est souvent présenté par les inconditionnels du romancier brestois comme son meilleur roman. Cela ne donne pas envie au modeste auteur de ces quelques lignes de compte rendu écrit à la va-vite, à la va-comme-je-te-pousse, et cela va sans dire, de lire quoi que ce soit de plus de Tanguy Viel, qui rejoint Paul Auster parmi les victimes collatérales d’un été de lectures éclectiques.

Moins que Zéro, Bret Easton Ellis

Premier roman de l’écrivain américain, auteur du très bon Luna park, Moins que zéro est un texte qui se lit vite, un texte assez réussi sur le néant de la vie d’une jeune fils à papa de la Côte ouest (il vit bien sûr à LA), qui tourne à la coke, aux pétards et à l’alcool comme la majorité de ses amis, ne fait rien de sa vie en attendant la fête suivante, poursuit des études qui ne sont sans doute pas d’une importance capitale à ses yeux, sort avec une fille qu’il ne sait pas aimer sans savoir la quitter, la trompe parfois comme in snifferait un rail de coke ou irait au cinéma, c’est-à-dire sans savoir pourquoi, mène donc une vie superficielle en attendant sans chercher à provoquer l’occasion qu’il se passe enfin quelque chose de déterminant. Le style choisi par l’auteur pour narrer les quelques mois de vacances que Clay passe chez sa mère à LA en attendant de trouver un sens à une vie qui n’en a pas est à la hauteur du sujet du livre, plat et sans fioriture, factuel et sans émotion ou presque (peut-être pas impersonnel pour autant) bien adapté à ce que raconte le livre. Portrait sans concession d’une Amérique où les privilégiés sont aussi des paumés, d’une bourgeoisie en perdition et d’une société où la violence est banalisée, Moins que Zéro est un roman réussi, dont la fin est glaçante mais dont le sujet ne concernera sans doute pas les lecteurs qui se foutent bien du grand pays que tous les imbéciles regardent comme le centre du monde. Madame Figaro (le magazine), si on en croit la quatrième de couverture, voyait en Bret Easton Ellis « l’écrivain américain le plus doué de sa génération », on a sans doute vu meilleure recommandation dans le monde littéraire…

Ne m’appelle pas Capitaine, Lyonel Trouillot

Découverte du printemps, Lyonel Trouillot est un auteur haïtien né à Port-au-Prince dont les lecteurs assidus ou non de ce blog n’ont sans doute pas fini d’entendre parler, tant son écriture est belle et ses romans dignes du plus grand intérêt. Ne m’appelle pas Capitaine, publié en 2018, est un roman influencé par la poésie (en exergue du livre, trois citations de poètes) et dont l’écriture est d’une beauté qui semble coller aux basques du style de Trouillot (mais nous y reviendrons bientôt avec d’autres comptes rendus de ses livres). Ce Capitaine, c’est un vieux bonhomme qui vit dans un quartier défavorisé de Port-au-Prince (le Morne dédé), à l’écart du monde, un type qu’on peut imaginer un tant soit peu aigri, misanthrope et revenu de tout. Un jour, une jeune femme, qui s’appelle Aude et fait des études de journalisme, le sollicite pour une série de rencontres pendant lesquelles le vieux serait censé lui parler de ce quartier sur lequel elle souhaite faire un article de fond, une sorte de mémoire de fin d’études où elle se doit d’aller vers la différence. En effet, Aude est une petite bourgeoise, et la Capitaine n’aime ni les bourgeois ni les journalistes, ça tombe plutôt mal. Pourtant, entre ces deux êtres que tout oppose va naître une vraie relation, qui va faire grandir la gamine et l’ouvrir à l’altérité, et qui va redonner un semblant de vie à un vieux schnok qui ne parle plus à quiconque et qui va se rappeler ses années passées où il était un grand maître d’arts martiaux dont la présence dans le quartier du Morne Dédé a sans doute été d’une importance capitale pour des jeunes gens en perdition. La petite bourgeoise superficielle et à la conscience politique inexistante, parce que dans le monde d’où elle vient, il faut avoir la peau de la bonne couleur et un porte-feuilles familial bien garni, que les autres ne comptent pas et que seul compte l’entre-soi, va donc s’ouvrir à la différence et apprendre beaucoup du vieil homme qui finira par aimer cette jeune femme qu’il rejette tout d’abord, comme il a su aimer par le passé les jeunes gens qu’il a pris sous son aile protectrice. Très beau roman, à lire sans la moindre hésitation quand on aime les rencontres improbables et les textes engagés sans lourdeur.

Seul dans le Noir, Paul Auster

Monsieur Paul Auster, Le roman que vous nous avez soumis, intitulé Seul dans le Noir, nous a en un premier temps intéressé de par sa thématique principale (les mondes parallèles), puis nous est tombé des mains (au sens figuré bien sûr, car nous lisons les romans qui nous sont soumis de la première à la dernière ligne), à un point tel que nous ne saurions dire. Votre histoire de critique littéraire (contraint à l’immobilité par un accident de voiture) qui crée la nuit, dans sa chambre, un autre monde, une autre Amérique, en guerre, mais pas contre l’Irak (guerre civile), dans laquelle le 11 septembre n’a pas eu lieu, y ajoute un personnage de la vraie Amérique, celle que nous connaissons trop bien, celle qui existe, hélas, et qui va se trouver propulsé dans l’Amérique parallèle, l’imagination débordante de ce August Brill est décidément redoutable, pour mettre un terme de façon héroïque à cette guerre (seulement, ce gars-là n’est pas un héros, seulement un clown marié à une jeune femme sud-américaine et qui n’aspire à aucun grand destin), bref votre histoire de type dont l’imagination fertile est assez puissante pour créer un monde nous a bien plu, sauf qu’hélas vous finissez par vous débarrasser de façon pour le moins cavalière de votre monde parallèle, du pauvre clown qui se refuse à sauver son pays, pour finir votre bouquin en nous contant la vie intime d’August Brill, qu’il raconte à sa petite-fille Katya, qui ne se remet pas de la mort en Irak, dans des conditions immondes, de son ex-petit ami, qu’elle a plaqué avant son départ. Monsieur Auster, trop c’est trop. En voulant faire l’intéressant pour donner une dimension plus profonde à votre roman, vous l’avez tout simplement massacré et rendu inintéressant. Il est donc désormais inutile de soumettre à notre lecture l’un de vos autres romans (nous ne sommes pas sans savoir que vous écrivez beaucoup), nous ne l’ouvririons pas. Vous n’êtes pas le seul romancier de cette planète, vous le savez ? Pour finir, Pierre Bayard, qui a consacré un fort intéressant ouvrage aux mondes parallèles dans la fiction (Il existe d’autres mondes, que nous vous conseillons de parcourir), n’y parle pas de votre roman (pas une seule ligne, pas un mot). Cela aurait sans nul doute dû nous mettre la puce à l’oreille. Pas de suite au prochain épisode, nous le craignons. Enfin, un conseil : quand vous vous attaquez à un genre (que d’autres appelleraient peut-être sous-genre) littéraire proche de la Science Fiction, demandez-vous si vous aimez vraiment ce type de littérature et n’hésitez pas à lire quelques auteurs comme Philip K. Dick pour vous en inspirer.

En Salle, Claire Baglin

Premier roman d’une jeune auteure qui puise son inspiration fictionnelle dans le quotidien, En Salle traite de deux sujets en parallèle, l’enfance et la prime jeunesse d’une narratrice issue d’une classe sociale qu’on dira populaire, et donc de sa vie mais aussi de la culture (au sens large) de sa famille, et son travail dans une enseigne de restauration rapide (au moment où elle écrit son témoignage). En deux mots plutôt qu’en cent : fuyez ce bouquin, vous économiserez 16 balles (un argument en ces temps d’inflation, non ?).

Bookmakers, Richard Gaitet

La collection Bookmakers proposée par les Editions Points, en collaboration avec Arte Radio (puisque les entretiens que Richard Gaitet donne à lire ici sont tout d’abord des entretiens radiophoniques, et le titre Bookmakers, le nom d’une émission qui donne la parole à ces écrivains), propose aux lecteurs de découvrir des écrivains francophones (ici, Nicolas Mathieu et Alice Zeniter), considérés par le journaliste si l’on en croit la quatrième de couverture comme « les plus grand-e-s ».

Pour passer du format d’une émission radio au livre, ces entretiens sont prolongés par des échanges mail qui donnent plus d’étoffe et de longueur à l’interview. Gaitet a quelques principes louables, entre autre celui de s’en tenir à un cadre non promotionnel (« qui plombe l’essentiel du discours littéraire »). Il ajoute qu’il n’invite que des « artistes dont l’œuvre, d’une façon ou d’une autre, m’intrigue et me remue ». Le résultat, pour ces deux premiers numéros d’une collection qui en comptera peut-être d’autres, allez savoir, n’est pas inintéressant, même si le choix des deux auteurs me laisse, pour ma part, circonspect. J’ignorais que Mathieu et Zeniter faisaient partie des plus grands écrivains francophones et les quelques passages de leur prose qui figurent dans ces deux livres ne m’ont pas forcément convaincu ou donné envie de les lire. Il est certain qu’il vaudrait sans doute mieux lire des entretiens d’auteurs qu’on a déjà lus. C’est d’ailleurs ce que je ferai à l’avenir, comme je le fais la plupart du temps, d’ailleurs, ce qui me tiendra sans doute éloigné de cette nouvelle collection. Pas de suite au prochain épisode, donc.

L’Arbre d’obéissance, Joël Baqué

La vie de Saint Syméon contée par un scribe qui commence par raconter sa propre jeunesse, l’appel qui va le mener à la foi et l’engagement religieux (au point de devenir évèque), l’éloignant ainsi très tôt de l’amour qu’il éprouve pour Marya, dont la couleur des yeux ne lui importera « désormais pas davantage que le nombre d’écailles du lézard » pour le faire entrer dans le monastère de Téléda, au grand dam de ses parents, de religion copte, qui l’auraient plutôt vu berger. Deux petits chapitres, et puis le véritable projet du livre qu’écrit ce drôle de scribe est enfin révélé : « entreprendre cette vie de Syméon ».

Après La Fonte des glaces, roman léger et plein de fantaisie, qu’on aurait pu croire écrit pour le cinéma ou la télévision tant son ton tient de la comédie, Joël Baqué s’est donc attaché à un thème austère et plus ambitieux, la vie d’un « modèle pour qui cherche Dieu dans la souffrance » (Syméon est le premier stylite, il a vécu au IVe siècle en Syrie). Le personnage principal du roman passe donc la majeure partie de sa vie au sommet d’une colonne (après s’être fait emmurer, puis attacher à un rocher) où il prie Dieu, et il y meurt, pour finir. Il s’agit d’un saint chrétien, qui choisit de mortifier son corps pour clamer au monde son détachement de la vie et son amour du Dieu tout puissant. Autant le dire de suite, si ce roman semble sur la fin tirer à la ligne, le style du poète et romancier niçois est tout à fait à la hauteur de son sujet et on se dit en finissant l’ouvrage, mais aussi pendant sa lecture, qu’on a affaire à un véritable écrivain, dont la progression est spectaculaire.

Théodoret de Cyr, le narrateur de ce roman, nous conte également sa propre vie : il a connu Syméon au temps de sa jeunesse, lors de son arrivée au monastère. Syméon en sera finalement exclu pour péché d’orgueil, ses pratiques religieuses étant vite considérées comme impies. Face à pareille concurrence, le jeune Théodoret choisit une voie plus orthodoxe et devient moine copiste, puis s’élève dans la hiérarchie chrétienne. Le narrateur s’interroge, lui qui admire le saint, mais ne peut s’empêcher de voir dans l’austérité de son ascèse une pratique extrême qui va à l’encontre de la modestie des vrais croyants. Il ne s’agit donc pas d’une hagiographie, vous l’aurez compris. Mais le narrateur ne peut s’empêcher non plus d’admirer celui dont il écrit la Vie, tout en faisant le constat que jamais il n’aurait pu l’imiter. Du saint, il dit : « Toujours, il me précèderait ». Mais, après avoir essayé vainement de l’imiter, après avoir fait le constat que sa foi à lui est sans doute moins puissante, il prend ses distances avec ce modèle qu’on dirait aujourd’hui radicalisé. Il choisit les mots, est tout d’abord copiste (il copie des Vies de saints, bien sûr), avant d’écrire par lui-même. Les deux personnages sont donc deux hommes que presque tout oppose : l’un a fait la démonstration spectaculaire de son mépris de la chair et de la vie, l’autre n’a pas renoncé à tous les plaisirs et l’attrait qu’ont exercé sur lui les mots n’est pas le moindre de ces plaisirs.

La dernière étape après la lecture de ce roman consisterait sans doute pour le lecteur désireux d’aller au bout d’une démarche de connaissance à lire le texte de Théodoret, pas le narrateur du livre de Baqué, mais l’auteur véritable d’une Vie de Syméon que le vrai Théodoret (vous me suivez ?) a consacré au premier des stylites (le vrai Syméon). Suite au prochain épisode ?…

Réinventer le Roman, Alain Robbe-Grillet et Benoît Peeters

Entretiens inédits filmés en 2001, puis transposés pour l’édition de ce livre, le dialogue entre l’écrivain et l’essayiste et biographe est d’un intérêt incontestable pour l’amateur du nouveau roman qui connaît encore mal l’oeuvre de Robbe-Grillet, et en particulier ses films, mais aussi sa vie. Car les dialogues commencent par l’enfance et la jeunesse du maître du nouveau roman, ses parents d’extrême-droite (eh oui !). Peeters est un admirateur de l’écrivain, il lui a consacré une biographie, connaît son oeuvre parfaitement et a su s’effacer habilement pour permettre à son interlocuteur de s’exprimer librement. Il est vrai que les deux hommes se connaissent depuis longtemps. Peeters, tout jeune homme, a envoyé ses premiers textes à Robbe-Grillet, celui-ci l’a rencontré et même, à l’occasion, recherché. Il résulte de cette relation de sympathie que le « vieil » écrivain accepte en 2001 de se confier à son « jeune admirateur ». Il semble, à en croire Peeters, qu’interviewer Robbe-Grillet n’est pas chose simple : « Il était clair qu’il voulait être le maître du jeu, comme il l’avait toujours été. Le problème qui se posait à moi était donc de le déstabiliser de temps en temps sans trop l’agacer… »

Le livre s’ouvre sur le fameux « J’aime, je n’aime pas » de Robbe-Grillet. « Je n’aime pas penser à ce que je n’aime pas », écrit-il sans pourtant s’y refuser totalement, mais en finissant son texte par bien plus de choses qu’il aime pour conclure par « J’aime bien agacer les gens, mais j’aime pas qu’on m’emmerde ». Les choses sont dites, et elles sont claires. A bon entendeur salut ! Le texte n’est pas écrit à la demande de Peeters, il l’a été en 1980, à la demande de France Culture. On ne sait pas pourquoi il figure ici, mais c’est bien de pouvoir le relire.

Après quoi, une cinquantaine de pages sont consacrées aux jeunes années de l’écrivain. Puis, c’est son oeuvre littéraire qui est revue par les deux hommes, en faisant un détour par la figure de l’éditeur Jérôme Lindon, puis un autre par les deux écrivains du XIXe siècle Balzac et Stendhal (la théorie du nouveau roman de Robbe-Grillet s’est appuyée sur une analyse critique (très critique) du roman balzacien) : « C’est Eugénie Grandet et Le Père Goriot ! Bon. Ils sont d’époque, très bien. Qu’ils restent à leur époque. Mais Eugénie Grandet, je n’étais pas le premier, quand même, à le condamner. » et, plus loin, « Cette condamnation de ce Balzac-là, elle avait eu lieu sous la plume de Sartre lui-même, qui est un littéraire, sorti de l’Ecole normale supérieure, etc. » et enfin : « Je n’ai donc pas une passion considérable pour Stendhal, pas du tout comparable à celle que j’ai pour Flaubert, mais il y a dans son oeuvre de très longs passages de ce type-là, beaucoup plus modernes que chez Balzac, alors qu’ils sont à peu près contemporains… »

Les entretiens se terminent sur l’étude des films de Robbe-Grillet, dont Peeters parle comme d’un nouveau cinéma, qui donnent incontestablement envie au Béotien en matière de cinéma Grilletien de les découvrir. Un petit livre d’entretien indispensable pour les curieux d’un auteur trop souvent décrié par méconnaissance et conformisme tout autant que pour les passionnés de l’auteur du nouveau roman et cinéaste qui n’auraient pas vu les deux DVD tournés en 2001. Soyez curieux !

La Déchéance d’un homme, Dazaï Osamu

Auteur inconnu, bibliographie à découvrir (?), Gallimard va chercher au Japon un écrivain de la première moitié du XXe siècle que les lecteurs lambda comme celui qui écrit cette humble chronique ne peuvent pas connaître. Le titre est osé, violent. L’homme, l’écrivain est né en 1909. Il s’est suicidé en 1948 et n’aura jamais 40 ans. Est-ce une autobiographie ? Il semble que non, mais va savoir… Il a publié très peu. Une très bonne nouvelle, semble-t-il, intitulée La femme de Villon (ce qui nous le rend sympathique). Deux romans importants : Le Disqualifié et Soleil couchant.

La préface sent bon son XIXe siècle : une voix nous parle du narrateur du texte qui va suivre, un texte en trois carnets. De trois photographies qu’il a vues de lui. La première, une photo d’enfance, la deuxième, une photo d’étudiant, la troisième une photo sur laquelle il semble impossible de donner un âge à cet homme. Dans tous les cas, il s’agit d’un homme singulier, inclassable et différent.

Puis commence le texte. Les 70 premières pages sont un peu ennuyeuses, pourquoi le cacher. Trop de psychologie, le narrateur raconte son enfance. Il est très vite devenu un « bouffon », mot qui pour se qualifier reviendra sous sa plume pendant tout le livre. Alors pourquoi se contenter de le répéter et ne pas en donner plus d’exemples concrets qui feraient vivre le bouffon plutôt que le traiter de bouffon ? Dire le bouffon, ne pas dire « je suis un bouffon » ou « j’étais un bouffon »… Fais donc vivre ton bouffon ! L’homme enfant est un beau paradoxe, bouffon en apparence, triste comme un clown triste à l’intérieur. OK, tout va bien, il y en a d’autres. Non, Osamu, t’es pas tout seul !

Puis à partir de la page 70, même si les défauts signalés précédemment ne disparaissent pas, le roman (car je le lis comme tel) devient plus intéressant, le bouffon entre dans sa phase de déchéance d’un homme, il manque son suicide avec une maîtresse qui ne rate pas le sien, il devient un délinquant que la justice traite comme un homme qui mérite une tutelle, il est rejeté par sa famille qui ne l’abandonne pas complètement puisqu’elle lui fait parvenir de l’argent, il est pris en charge par un ami de la famille qui le loge et lui fait la morale, il ne travaille pas ni ne fait des études, puis il rencontre une femme, boit du saké, trop de saké, ne trouve pas sa place. Car notre narrateur, ce bon enfant, bouffon de surcroît, qui aurait boulu être un artiste, mais ne s’en trouve pas le talent, est sans doute trop beau pour ce monde. Triste, mais plein d’humour dans son récit, il ne fait que décrire les 27 premières années d’une vie qui ne trouve pas de sens. Etrange livre, dont on ne dira pas qu’il doit être absolument découvert, mais peut-être les curieux de littérature japonaise auront-ils le désir de connaître l’œuvre de Dazai, tout ou partie, à eux de voir

Body Art, Don Delillo

Une artiste corporelle et un cinéaste plus âgé qu’elle prennent leur petit-déjeuner dans la cuisine de leur maison : entre Marguerite Duras et le nouveau roman, lorgnant peut-être vers l’objectivisme américain, ce premier chapitre ne déchaîne pas la passion du lecteur. Extrait : « Le thé n’avait pas de miel dedans. Elle avait laissé le pot de miel près du fourneau. / Il chercha des yeux un cendrier. / Elle poursuivait une conversation avec un médecin dans un article. / Il y avait trois kilomètres de gravier avant d’arriver à la route goudronnée qui menait au bourg. / Elle prit la figue sur son assiette à lui et enfonça un doigt dedans pour chercher de la chair en raclant l’intérieur de la peau. » Passons…

Le deuxième chapitre est la nécrologie de Rey Robles (mais ce n’est pas le deuxième chapitre), le mari de Lauren, qui s’est suicidé dans l’appartement de sa première femme. Changement de style. Ici, évidemment, il s’agit d’un style journalistique. Extrait : « Ses films suivants ont été des échecs commerciaux, largement ignorés par la critique. Les proches de M. Robles attribuent son déclin à l’alcoolisme et à la dépression intermittente. (…) Sa veuve Lauren Hartke, praticienne du body art, était sa troisième épouse. » Guère plus excitant que le premier chapitre. Next…

Deuxième chapitre, retour au style impersonnel et froid du début du livre, mais cette fois Lauren fait le ménage (il semble que Don Delillo ait envie de décrire de façon objectiviste, donc au plus proche d’une activité sans intérêt, l’action qui consiste à vaporiser des produits chimiques sur le carrelage d’une salle de bain. Puis il est question de « l’autobiographie à la con » de Rey. Le deuil est vaguement évoqué au passage (« Elle aurait voulu disparaître dans la fumée de Rey, être morte, être lui, et elle déchira le papier sulfurisé le long du bord dentelé du paquet et tendit la main pour prendre le carton de chapelure. » – traduction : cette femme peut vivre son deuil tout en se livrant à une activité de cuisine, pourtant elle a plus ou moins le sentiment d’être décorporée et déjà demain), mais on revient au quotidien le plus banal : Lauren se fait à manger. Puis, à la fin du chapitre, après avoir entendu des bruits dans la maison, elle découvre un petit homme frèle, mi-homme mi-enfant dans une chambre de l’étage. Palpitant !

Lauren est zen, ce petit homme incomplet qui squatte la maison qu’elle loue jusqu’au terme du contrat de six mois comme Rey et elle en ont décidé ne la fait pas flipper. Il est en caleçon et en T-shirt. Il parle bizarre, il a des phrases tout à fait complètement insensées : »Les arbres sont une partie. », ou « Je sais combien. Je sais combien cette maison. Seule près de la mer. » Le Horla de Maupassant à côté de ce M. Tuttle (le nom qu’elle lui donne, en souvenir d’un prof de quand elle était jeune), c’est du pipi de chat. Ils font connaissance. Enfin surtout elle, parce que lui il a l’air pimpin complet.

Chapitre quatre : elle essaie de le faire parler, elle cohabite avec lui, à certains moments il n’est pas auprès d’elle. Mais il commence à parler comme Rey, parfois comme elle, et puis à dire des choses qu’elle et Rey se disaient. C’est flippant ce bouquin ! Elle ne l’emmène pas avec elle au bourg, puis elle l’emmène avec elle au bourg, elle l’enferme dans la bagnole pendant qu’elle va au supermarché. Quand elle revient il s’est fait dessus, le salopard !

Il y a encore quelques chapitres comme ça, un qui parle du spectacle de Body Art de Lauren, un article de journal, et puis M. Tuttle disparaît un beau jour. C’est peut-être le deuil qui est fini (?). Comme le dit la quatrième de couverture du bouquin, il s’agit d’une « éblouissante variation beckettienne sur le corps, sur l’art et sur la mort ». Traduction : c’est un livre très chiant, génial peut-être, mais très chiant, et donc pour le trouver génial, je crois qu’il faut être un brin dérangé.

La mer, sujet d’étude du plus puissant intérêt

Mer : n.f. Éthymologie : du latin mare – anc.fr. : mare : attesté dès le VIIe siècle ap. J.C. (634) dans le premier ouvrage de géographie du cartographe Jehan de la Sale : « la mare Méditerranée » au chapitre XI et « la mare du Nord » au chapitre XIV – moyen fr. : mar – XVIIe siècle : passage de la morphologie ancienne au mot moderne « mer » par transformation de la prononciation orale – attesté en 1634 dans un recueil de nouvelles marines anonyme.

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Approche, Michel Castanier

Petit roman d’une centaine de pages, Approche est un roman d’un auteur nîmois dont on peut considérer qu’il mériterait de trouver maison d’édition à la mesure de son talent d’écriture (il a été publié par UNDR Editeur, une très petite maison nîmoise tout ce qu’il y a de plus confidentielle). Auteur d’un second roman, La Geste du potager, honoré par un prix Auguste 2010 dont on ne trouve nulle trace sur Internet, livre actuellement introuvable, Castanier s’attaque dans Approche à un thème on ne peut plus délicat, la pédophilie. Roman malaisant, donc, à la lecture duquel on se demande s’il était bien nécessaire, après l’inoubliable Lolita de Nabokov, de s’atteler, à plus forte raison de lui chercher un éditeur. L’écriture, car il s’agit avant tout de cela, est irréprochable. Distanciée, travaillée, tenue du début à la fin, elle évoque, peut-être à cause du choix de la personne (2e personne du pluriel), le style d’un écrivain du nouveau roman. Une belle écriture, en somme, au service d’une intrigue qui rapidement plonge le lecteur dans une certaine forme de malaise. Julien, le vieil ami, d’un docteur qui fait dans la médecine sociale, refait surface après des années de silence et de distance à peine rompus par quelques appels donnés de loin en loin, et quelques lettres de circonstance (pour la naissance des filles de son frère de lait), jusqu’au jour où il s’étonne de n’avoir jamais rencontré la famille de son vieil ami. Une invitation est lancée, l’homme fait ce qu’il faut pour ne pas déplaire à la femme de son ami, se rend indispensable en proposant spontanément un prêt qui permet au docteur de s’installer à son compte en banlieue parisienne, dans une petite ville où se faire une clientèle va vite s’avérer compliqué. Peu de temps après ces retrouvailles, et d’autres rencontres, il achète une maison en face de celle de ses amis, s’installe et devient comme le cinquième membre de la famille, passant à l’improviste et, comme il est célibataire, acceptant les invitations à manger avec facilité. Le portrait psychologique du personnage est mené avec finesse, mais le lecteur comprend vite que le bonhomme est pour le moins tordu et que son inclination amoureuse le fait se tourner vers un objet interdit, la fille mineure de ses amis, avec laquelle il établit une complicité nauséeuse. Le personnage n’est guère sympathique, il s’insinue dans la vie intime de ses amis, et de leurs filles, comme s’il était un tonton proche de ses nièces. Il sympathise avec la femme de son vieux copain, et se permet à son sujet des remarques très rapidement malvenues, parce que trop intimes. Il a tout du serpent qui guette sa proie et s’en approche en prédateur, utilisant même un enregistreur pour marquer sur la bande magnétique des moments de la vie familiale ou des deux petites. Bref, on voit venir une fin désagréable, et on ne sera pas déçu, puisque le personnage principal de ce roman finit par laisser entendre à ses amis qu’il éprouve des sentiments pour quelqu’un, sans jamais préciser plus que cela la nature de cet amour, puis finit par avouer dans un avant-dernier chapitre d’une violence subtile son attachement amoureux pour la petite Andréa à son père lui-même ! La scène se termine par un malaise physique du grand malade qui rentre chez lui pour tomber mort d’un arrêt cardiaque que le docteur a bien sûr vu venir, sans rien faire pour contrer ce destin fatal. Dernier chapitre, enterrement et vente de la maison d’en face. On lit la dernière ligne du roman soulagé d’en finir avec cette lecture éprouvante et convaincu qu’Approche, malgré ses qualités stylistiques et la force de sa narration, n’est pas un roman indispensable. On se dit enfin qu’on aurait préféré lire La Geste du potager, dont le titre laisse espérer que ses personnages sont plus sympathiques et les thèmes moins tristement sordides. Next !

Dossier K., Imre Kertész

Des années durant, après qu’il ait obtenu le Prix Nobel de littérature et qu’on ait commencé à s’intéresser un peu à cet écrivain, Imre Kertész a clamé que son œuvre était romanesque et non pas autobiographique. Mais il avait beau dire, c’est comme si on ne l’avait pas cru et la question de l’origine autobiographique de ses romans lui était reposée sans cesse. Dans Dossier K., il accepte donc de parler de lui et de sa vie à un interlocuteur qui le connait bien, et pour cause, son éditeur et ami Zoltan Hafner. Bien sûr, Hafner se fait l’avocat du diable et semble jouer avec l’idée que les écrits de Kertész sont étroitement liés avec sa vie, que le héros d’Etre sans destin, c’est lui, comme pour pousser l’auteur dans ses retranchements et le pousser à clarifier plus encore des mises au point déjà faites. Inutile de dire que pour l’écrivain hongrois la vérité autobiographique n’existe pas et qu’il reste campé sur ses positions. « Avec ta théorie de la fiction, tu masques la vérité. Tu t’exclus de ta propre histoire. » Réponse radicale de Kertész : « En aucun cas. Seulement, ma place n’est pas dans l’histoire, mais derrière mon bureau (même si à l’époque je ne possédais rien de tel). Permets-moi de citer quelques exemples célèbres qui témoignent en ma faveur. est-ce que Guerre et Paix serait un excellent roman même si Napoléon et la campagne de Russie n’avaient pas exister ? » Non, Kertész n’est pas le personnage principal de ses textes ! Et si son expérience de vie est bien à l’origine de son inspiration fictionnelle, elle n’est qu’un matériau qu’il ne faudrait pas imaginé restitué sans modification, due aux aléas de la mémoire ou à la volonté de l’écrivain. Kertész accepte donc de se « raconter » à cet ami qui suit au plus près la chronologie de sa vie, le fait parler de son enfance et de sa famille, de son expérience des camps, de ses livres aussi. Et Hafner mène une sorte d’enquête pour faire avouer à son écrivain les passages de ses textes où il a fait des biographèmes tirés de sa vie des éléments de pure fiction. L’exercice peut paraître quelque peu formel et la démarche maniaque, mais c’était peut-être à ce prix que pouvaient être levées les ambiguïtés d’une œuvre qu’il serait facile de voir comme purement autobiographique, malgré les déclarations de son auteur. C’est l’occasion de mieux connaître la vie de Kertész, mais aussi son œuvre que l’interrogatoire serré d’Hafner permet de découvrir sous l’angle de la vérité et du mensonge. Et ainsi d’en apprendre un peu plus sur le travail de l’écrivain méconnu (jusqu’à ce que la Suède révèle son existence au reste du monde) que fut Kertész sur la mémoire dans la fiction, et sur les liens entre vérité, réalité et roman, dans lequel tout est faux, même ce qui est vrai. Un livre que Kertész non sans humour présente dans un court prologue comme « une autobiographie en bonne et due forme », mais surtout, « si on accepte la proposition de Nietzsche qui ramène les sources du genre romanesque aux Dialogues de Platon », comme un « véritable roman ». Car l’homme ne lâchait rien sur ses positions théoriques.

La plus secrète Mémoire des hommes, Mohamed Mbougar Sarr

Les quelques lecteurs et lectrices des chroniques littéraires de ce blog connaissent l’avis de leur auteur sur la plupart des prix Goncourt qu’il a pu lire (et ils ne sont guère plus nombreux que les lectrices et lecteurs de ce blog). Et bien pour une fois, un roman récompensé par ce prix trouve grâce à mes yeux ! Il est vrai que Mbougar Sarr a placé en exergue de son texte une belle citation de Roberto Bolaño, tirée de 2666 comme il se doit. Une citation qui se finit par « la plus secrète mémoire des hommes », qui donne donc son titre au roman. Quelle plus belle façon de rendre hommage à un grand écrivain et de s’abriter sous son aile pour écrire un livre ambitieux et puissant ?

L’histoire est inspirée de la vie littéraire d’une météorite nommée « Yambo Ouologuem », auteur en 1968 d’un livre honoré par le prix Renaudot (si j’ai bonne mémoire), Le Devoir de violence, et aussitôt lynché par la critique qui a vu, après quelque temps, dans ce livre visiblement puissant un plagiat. Fin de la carrière littéraire de cet écrivain prometteur, qui a ensuite continué à écrire mais sous deux pseudonymes différents quelques romans de plus. Ou comment tuer un artiste au nom de la sacro-sainte propriété intellectuelle, comme si l’intertextualité n’était pas revendiquée par les plus grands écrivains et comme si le « plagiat » empêchait toute création (une petite pensée au passage pour l’inoubliable auteur d’un roman fabuleux, Le Bavard, chroniqué ici il y a quelque temps, et qui confessait qu’à ses débuts, il pensait qu’écrire consistait à piller les auteurs passés avant lui). Mais passons… Diégane Latyr Faye est un jeune homme qui vit à Paris et écrit un premier roman. Une femme de rencontre, écrivaine confirmée, lui parle d’un roman mythique, publié en 1938, et introuvable, Le Labyrinthe de l’inhumain, et de son auteur génial, comparé à Rimbaud, mais tombé dans les oubliettes de l’histoire littéraire sur lequel il va se livrer à une véritable enquête pour tenter de percer le secret de sa vie. Tiens, tiens, une enquête sur un écrivain mystérieux, disparu, que personne ou presque n’a vu et dont nul ne sait ce que fut sa vie ? Vous avez dit Roberto Bolaño… Mais Mbougar Sarr ne serait-il pas un vil plagieur ? Trêve de plaisanterie, pour un prix Goncourt, La plus secrète Mémoire des hommes est un roman qui embarque son lecteur dans un texte sur la littérature (vous avez dit méta-littérature ?), un texte de passionné de l’écriture, mais aussi un roman qui vous fait faire le tour du monde ou presque, un roman avec une intrigue qui tient debout (une histoire), bref le roman d’un écrivain qui aime raconter des histoires pour des lecteurs qui aiment lire des histoires (ce serait peut-être la seule critique que je pourrais lui faire, mais bref…). C’est très bien écrit, parfois trop bien écrit, Mbougar Sarr ne se lasse pas d’employer des mots rares qui réclament d’aller en chercher la définition dans un très bon dictionnaire, c’est parfois agaçant, mais Beckett, à ses débuts, y allait lui aussi de sa confiture de mots inusités, de gros mots bien rares, comme pour montrer qu’on a beau être jeune, on n’en a pas moins des lettres. Pas grave… Mbougar se laisse aussi aller à des bons mots faciles, quand il se moque d’un jeune écrivain qui « à force d’être dans l’air du temps, finira enrhumé », on se dit que l’art de la punchline a envahi la littérature et qu’on s’en passerait volontiers.

Mais ne soyons pas trop critique, La plus secrète Mémoire des hommes est pleine de défauts de notre temps, son auteur en l’écrivant a sans doute joui de ses facilités d’écriture, quitte à en abuser parfois, mais son roman n’en mérite pas moins d’être défendu. Son écrivain génial et déchu, T.C. Elimane est un fantôme de la littérature, victime du racisme d’une critique d’une autre époque, mais il existe dans le roman au point de nous passionner pour son existence si mystérieuse qu’on suit sans hésiter une seconde celui qui cherche à en percer l’énigme, jusqu’au bout d’un livre qui se lit sans perdre haleine. Bref, un excellent prix Goncourt, pour une fois décerné à deux maisons d’éditions : Philippe Rey, pour la France, et Jimsaan pour le Sénégal, sans doute peu habituées à ce type de récompenses. Pour une fois, le jury du Goncourt sera sorti de ses (mauvaises) habitudes.

2666, Roberto Bolaño

Livre-monde, livre-monstre, 2666 de Roberto Bolaño est roman de quelques 1350 pages dans lequel on pénètre sans bien savoir quand on en sortira. Commencée en juillet dernier, cette lecture m’a donc mené (par le bout du nez, parfois) jusqu’au mois de décembre, sans qu’à aucun moment la lassitude pointe son nez. Il est vrai que promener pareil pavé dans son sac à main n’est pas chose aisée. Aussi la lecture se faisait-elle uniquement à la maison, le soir avant de dormir. Et j’en suis sorti plus impressionné que jamais par cet auteur chilien malheureusement décédé en 2003 ou 2004, je ne sais plus très bien, je déplore cette disparition car, pour retrouver son univers, il ne me reste plus qu’à relire les romans ou recueils de nouvelles et de poésie de ce très grand écrivain. C’est ainsi.

La première partie du texte, intitulée La Partie des critiques, n’est pas la plus forte. Elle est plutôt légère, il y est question, mais peut-on dire ce qui se passe dans un roman ?, des relations libertines (et amicales-amoureuses ?) d’une jeune universitaire anglaise avec trois de ses collègues, espagnol, français et italien. Tous sont spécialiste d’un auteur dont nul ne sait où il se cache, Benno von Archimboldi. Et nous voilà partis à sa recherche, car comme dans Les Détectives sauvages où de jeunes poètes se lancent à la recherche d’une poétesse mythique dont nul ne sait ce qu’elle est devenue il y a ici enquête sur Archimboldi, avec nos quatre chercheurs, au gré de nombreux déplacements en Europe, de colloque en colloque, jusqu’à se rendre au Mexique avec eux, où Archimboldi aurait peut-être été vu. Un Mexique qui va s’avérer ensuite, plus loin dans le roman, s’avérer être l’espace géographique central du livre, celui où le mal a élu son nouveau lieu de prédilection. Car bien sûr, comme toujours chez Bolaño, le thème central du livre est bien celui du mal et du crime sous toutes leurs formes. Ecrire pour exorciser ? (tout en sachant que pour lui, « rien de vivant ne peut être sauvé »).

La deuxième partie, celle d’Amalfitano, nous fait retrouver ce personnage déjà croisé dans un roman inachevé et publié tout récemment en France, Les Déboires du vrai policier, dont on peut penser qu’il s’agissait d’une sorte de brouillon de La Partie d’Amalfitano, sans en être sûr toutefois car l’écrivain avait peut-être un premier projet autonome sur ce professeur d’université, lui aussi, qui se fait virer d’une fac espagnole et ne retrouve du travail qu’à Santa Teresa, au Mexique. Où bien sûr nos quatre universitaires européens vont être accueillis par lui.

La troisième partie, celle de Fate, surprend d’emblée, car elle nous emmène cette fois aux Etats-Unis, aux côtés d’un journaliste afro-américain, qui écrit sur la communauté noire, mais souhaite enquêter sur une histoire de féminicides au Mexique, dans la ville de Santa Teresa où il finit par débarquer pour couvrir un match de boxe dont il se désintéresse rapidement. Santa Teresa est l’équivalent littéraire de la vraie ville de Ciudad de Juarez où dans notre triste monde plus de 400 femmes ont été assassinées sans que les coupables ne soient découverts par la police. Tout converge dans le roman vers Santa Teresa. Fate va y rencontrer la fille d’Amalfitano, belle étudiante qui fréquente de drôles de types qui tournent à la cocaïne. Puis le journaliste américain va sortir du roman, non sans y avoir joué son rôle.

La quatrième partie, La Partie des crimes, est celle dont parlent tous les lecteurs de 2666 comme d’une lecture éprouvante. Elle relate de façon clinique, comme dans un rapport d’autopsie, la découverte des cadavres de femmes tuées à Santa Teresa. Et ils sont nombreux ; il faudrait d’ailleurs compter les descriptions macabres de ces corps dans le roman (combien y en a-t-il, au juste ?). Les comtes rendus sont entrecoupés d’histoires de nombreux personnages qui tous sont liés à l’enquête : flics, journalistes, présumés coupables… et surtout peut-être du récit déjanté et drôle d’un profanateur d’églises que croisent les flics chargés de l’enquête sur les féminicides. Car le talent de Bolaño consiste aussi à réussir l’exploit d’alléger une partie très longue et pesante par un humour dont on se demande comment il parvient à le faire fonctionner dans une intrigue comme celle-là.

La cinquième partie, celle d’Archimboldi, est un pur chef d’œuvre : elle retrace la vie de l’écrivain depuis l’enfance et ramène le lecteur dans une période où le mal règne en maître, celle de la seconde guerre mondiale. Puis, se termine sur le départ de l’écrivain pour le Mexique et clôture le livre sur cette fin ouverte.

2666 (ce chiffre n’est pas là par hasard, mais le titre du livre mériterait une étude approfondie pour en donner le sens littéral et tous les sens…) est à mes yeux le plus grand livre qu’il m’ait été donné de lire, et ce n’est pas rien après tant d’années de lecture. L’écriture en est maîtrisée quel que soit le genre romanesque auquel se livre l’auteur, et dans ces cinq romans il ne se prive pas d’explorer des types de littératures très éloignés les uns des autres. Pour le reste, on peut aussi lire ce roman génial comme un défi lancé au lecteur (n’est-ce pas le cas de tous les chefs-d’œuvre ?) : impossible en effet de faire une synthèse complète et cohérente de 2666, les critiques en seront pour leur temps et leur peine, car comment lire un livre qui montre le chaos du monde et dont la structure originale et d’une certaine façon chaotique n’est pas faite pour donner un sens à quoi que ce soit. Lecteur, construit donc le sens de ta lecture, est peut-être le message envoyé par un écrivain dont la culture littéraire était impressionnante… Et puis, conscient d’écrire la pièce maîtresse de sa bibliographie (il est question dans la première partie des pharmaciens instruits qui ne lisent que des œuvres mineures et se tiennent à distance des « grandes œuvres, imparfaites, torrentielles, celles qui ouvrent des chemins dans l’inconnu » (ne donne-t-il pas là une description exacte du livre qu’il écrit ?) des écrivains, comme le Moby Dick de Melville (que cite Bolaño), par exemple. 2666 couronne une œuvre que Bolaño savait sur sa fin, et que l’on pourrait considérer comme une espèce de tentative vouée à l’échec de grand exorcisme du Mal fasciste, dont les féminicides mexicains seraient peut-être une version « apolitique », celle d’un monde devenu musée de l’horreur. Pour lui, écrire consistait pour l’écrivain, à la façon d’un samouraï, à se battre contre un monstre en sachant par avance que l’échec serait l’inévitable issue de son combat. C’est peut-être ce que veut nous rappeler, entre autre, ce livre-puzzle (un puzzle inachevé, inachevable), le rôle de l’écrivain selon Roberto Bolaño, un écrivain admirable, qui portait haut la littérature et retournait sans cesse au combat, un écrivain mort trop tôt et que pour ma part, je n’ai pas fini de pleurer.

L’Ange noir, Antonio Tabucchi

Antonio Tabucchi, le romancier italien et portugais dont aucun livre ne semble devoir rebuter l’auteur de ces modestes lignes, est une fois de plus l’objet d’une de ces chroniques. La faute au titre de ce recueil de récits (c’est ainsi qu’en parle Tabucchi), trouvé dans une librairie marseillaise le même jour que le moins enthousiasmant La Sorcière, de Marie Ndiaye. Question de thématiques fantastiques, peut-être, sans doute. Mais avec L’Ange noir, pas de déception au tournant, pas de moue réprobatrice du lecteur. On n’est jamais déçu avec Antonio Tabucchi, c’est un écrivain remarquable, qui donne encore toute la mesure de son talent dans ces textes courts. La thématique de l’ange noir est présente dans quasiment tous les contes (pour reprendre le mot qu’utilisait Borges en parlant de ses nouvelles) du livre. Tabucchi, dans un court texte de préambule, nous confie que ces histoires l’ont accompagné une bonne partie de sa vie ; l’une d’elles, Premier de l’an, convoque le personnage de Jules Verne, le fameux Capitaine Némo. Il s’agit de la reprise d’un texte écrit bien longtemps avant cette version, prévue à l’origine dans un roman (de jeunesse, sans doute) jeté par la suite. Il ne faut sans doute jamais désespéré en littérature et en écriture : les textes qu’on écrit pour ensuite les oublier au fond d’un tiroir, d’un ordinateur ou des oubliettes de ses propres annales peuvent toujours ressurgir un jour et vivre une seconde vie, plus féconde. Merci Antonio Tabucchi pour cette « leçon » d’humilité et d’espoir ! « Les deux premières pages de ce roman ont resurgi à l’improviste d’un tiroir sous la forme d’une revue qui appartenait à ma jeunesse et dont j’ai la nostalgie. Ces pages ont agi. Et elles ont réclamé une suite à l’histoire, non pas comme je l’avais écrite mais comme je l’imagine à présent. » Cette histoire, la plus complexe par sa structure du livre, dont toute la saveur se dévoile sur sa fin, n’est peut-être pas celle que j’ai préférée, mais qu’importe. Sa genèse est plus qu’intéressante et Tabucchi faisait bien sans doute de la livrer à ses lecteurs. Le texte inaugural du livre se termine sur un hommage à Eugenio Montale, dont Tabucchi se souvient qu’il est le propriétaire intellectuel du titre du livre.

Il est donc question, dans ce recueil de récits, d’histoires d’anges noirs, d’apparitions soudaines de l’invisible dans la vie de personnages en prise avec des situations toutes inspirées par le réel, qu’il s’agisse d’une bande d’amis qui, en se séparant après une soirée passée chez l’un d’entre eux, tombent sur un infâme collaborateur d’une police politique (Nuit, mer ou distance), ou d’une écrivaine qui prend le train pour aller donner une conférence dans une ville italienne (Bateau sur l’eau), mais les retards de l’équivalent italien de la SNCF en Italie vont lui valoir une expérience et une rencontre troublantes avec un vieux monsieur qui se terminent par une rencontre sans doute encore plus perturbante. Tabucchi, bien sûr, profite de son personnage (une écrivaine), pour glisser l’air de ne pas y toucher quelques considérations sur l’écriture, et en particulier sur les débuts d’histoire : « Le problème était de savoir par où commencer. Où commence une histoire ? Elle pensa que les histoires ne commencent pas, les histoires arrivent et elles n’ont pas de début. » A la façon d’un Vila Matas, Tabucchi fait donc un peu de fiction méta-littéraire (ce qui n’est pas fait pour déplaire à l’auteur de ces notes de lecture), tout comme dans la première nouvelle du recueil, Voix portées par quelque chose, impossible de dire quoi, où il est encore question des débuts d’histoires, qui sont portés par des voix entendus au bar ou dans la rue, des propos dont le narrateur retient une phrase qu’il note aussitôt en ce disant que ça lui fera un bon incipit pour une histoire qu’il écrira le soir-même : « Parfois cela peut démarrer par un jeu, un petit jeu secret et presque enfantin que tu es le seul à connaître et que par pudeur tu ne confierais à personne, des choses de ce genre ça ne se fait pas, mais c’est un jeu, disons plutôt une plaisanterie avec soi-même, ou avec les autres, les passants occasionnels, les clients occasionnels, car ce sont eux les compagnons de ton jeu, même s’ils ne le savent pas. Parce qu’ils parlent. » Et la nouvelle se développe ensuite, convoquant un premier ange noir, prénommé Tadeus, un ange noir qui aime les plaisanteries, et peut-être surtout les mauvaises plaisanteries, qui communique avec le narrateur par la bouche des gens qu’il investit comme un coucou pour transmettre ses messages… Et comme Tabucchi est joueur lui aussi, on retrouve un personnage appelé Tadeus dans la seconde nouvelle, mais dont on ne sait s’il y a entre lui et l’ange noir du texte précédent le moindre lien.

Il resterait trois récits à chroniquer pour couvrir ce recueil, mais l’auteur de ces lignes étant pris d’une crise de flemmingite aiguë, il se contentera d’en recommander la lecture car dans le cochon tout est bon.

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La Sorcière, Marie Ndiaye

Le titre de ce roman peut sans doute donner envie de le lire à des lecteurs qui ne sont pas passionnés de réalisme. Lucie, la narratrice de ce roman, est la sorcière en question, une sorcière de bas niveau, alors que sa mère est capable de tous les exploits. le livre commence quand ses deux filles ont douze ans et sont prêtes à être initiées. Tout le monde le sait, l’héritage génétique saute une génération. Maud et Lise vont très vite s’avérer particulièrement douées. Ok, jusque-là tout va bien. Hélas, comme tout un tas de romans qui respectent les conventions classiques du roman ………. (chercher un adjectif qui rime), La Sorcière nous offre donc une famille au grand complet, avec un mari qui manque d’enthousiasme et pue l’envie de fuir le foyer conjugal à plein nez, un type qui ne s’intéresse pas aux dons de sa femme et ne s’occupe pas de ses filles, qui ne s’en préoccupent pas plus que ça, une voisine aux goûts vulgaires, qui a un certain charisme mais est surtout une fâcheuse, une cité pavillonnaire un peu miteuse, nous voilà avec des personnages contextualisés, un père et une mère séparés, que Lucie voudrait réconcilier, on se demande bien pourquoi (quel conformisme !), un père qui est en pleine réussite professionnel (il bosse dans le privé, dans les assurances, je crois… et alors qu’il vient d’avoir une belle promotion se fourre dans une sale histoire de fraude professionnelle qui lui vaudra sa place). Pfffff ! On va y arriver. En fait, cette histoires de sorcières, si on oublie qu’elles ont des pouvoirs, c’est une triste histoire de gens de la france profonde, sans passions, sinon le fric et un pseudo-pouvoir pour la voisine Isabelle, sinon le fric et le plaisir egotique de se faire une femme plus jeune que lui pour le père, avec au milieu de tout ça une sorcière paumée, la Lucie, qui subit la vie, son mari qui se taille en lui volant les douze mille francs que son père lui a donnés, à la légère, puisque c’est du fric volé qu’il lui redemande finalement, mais trop tard, un mari veule et sans consistance qui fuit la famille pour en adopter une nouvelle qui lui pèsera aussi vite que la première, une sorcière, Lucie, qui subit la métamorphose et la surprise que lui font ses filles, qui ne contrôle rien, qui retombe entre les pattes de sa voisine Isabelle quand elle devrait se féliciter de la voir quitter la cité, bref, c’est une histoire abracadabrante, aux rebonds foireux, qu’on peut trouver fantaisiste, mais qui en fait ne décolle pas du ras des pâquerettes et multiplie les hasards tellement énormes (chaque fois que Lucie se déplace quelque part en France, elle croise et retrouve Isabelle) qu’on n’y croit pas et les facilités d’une intrigue si alambiquée qu’il faut bien que son auteure se laisse aller à des tours de passe-passe à la noix pour la dénouer. C’est franchement poussif.

A part ça, Marie Ndiaye a une syntaxe de très haut niveau (elle a d’ailleurs obtenu le Prix Goncourt pour Trois Femmes puissantes, c’est vous dire si c’est une bonne écrivaine… hin ! hin ! hin !), son bouquin est publié chez Minuit (ils ont dû penser qu’il avait un potentiel commercial certain), et des journalistes de la presse parisienne l’encensent : Lepape (Le Monde) trouve ça brillant : « … la plume ensorceleuse de Marie Ndiaye confectionne un roman paré de toutes les séductions » (sic). Pour le reste de sa critique, publiée à la fin du roman, elle est vraiment géniale, car elle réussit à voir du génie là où il n’y en a pas. Quant à Michèle Grazier (Télérama), elle fait dans la métaphore pour trouver des qualités indiscutables au bouquin et à son écrivain, ou alors elle accumule les clichés critiques : « Marie Ndiaye la virtuose ne veut pas jouer le jeu de l’émotion ordinaire, elle casse les pentes trop douces de la compassion, elle brouille les pistes, elle substitue le rire aux larmes. Et comme les plus grands écrivains, elle nous envoûte. » (N’hésitez pas à acheter tous les livres de Marie Ndiaye !). A noter que ces deux citations pourraient être utilisées pour parler de n’importe quel autre livre ou écrivain, même si les deux journalistes ont pris le soin d’utiliser des mots du champ lexical de la sorcellerie. Bref, lisez ce livre si ça vous chante, mais ne vous attendez pas à tomber sur un chef-d’œuvre. La sorcière ferait une très bonne série télé…

L’Amant, Marguerite Duras

Relecture, évidemment, de ce Prix Goncourt 1984 (ça ne nous rajeunit pas, ma bonne dame…), histoire de revenir sur une non-lecture, faite il y a presque quarante ans, en pensant sans doute à autre chose, par ennui, avec le sentiment final de n’avoir rien compris rien retenu. Cette fois, j’étais donc mûr pour apprécier un roman de haute littérature primé par le jury Goncourt, pour une fois que ce prix allait à un vrai livre. Mais bon, si la sagesse populaire dit que jamais deux sans trois, il n’y aura pas de troisième lecture de L’Amant de Marguerite Duras, faut pas non plus pousser grand-père dans les orties.

Aujourd’hui, à la télé, dans les médias, on ne nous parle plus guère de Duras, la star du moment s’appelle Ernaux, il faut faire vendre ses livres (qui s’étalent sans pudeur sur les tables de toutes les bonnes librairies de France, omniprésents, c’est Gallimard qui va être content !) et l’animateur historique de la Grande Librairie, qui se contente maintenant de la Petite Librairie, nous parle, enthousiaste, de je ne sais plus quel roman, oui, Les Années, et de nous chanter les louanges de cette auteure qui écrit merveilleusement et fait de sa vie, de la vie le matériau de sa littérature. Comme si elle avait inventé une nouvelle manière. Revenons à L’Amant. Que fait Marguerite Duras dans ce bouquin ? Exactement ce qu’Ernaux fait, de la littérature avec un moment de sa vie, choisi dans sa toute jeunesse (la narratrice a quinze ans). Bon, le bouquin s’appelle L’Amant. Il pourrait tout aussi bien s’appeler La Mère (dont il est abondamment question dans ces 140 pages, une drôle de mère, dépressive un peu, beaucoup, pas très sympathique avec ces deux enfants les plus jeunes, et qui n’a pas réglé, c’est le moins qu’on puisse dire, son Œdipe avec son fils aîné), Le grand Frère (une espèce de pervers narcissique, un beau numéro de PN comme on dit parfois aujourd’hui, que la narratrice considère comme le responsable de la mort du petit frère, mais après une lecture attentive cette fois, je ne saurais pas dire pourquoi ni comment, mais bref, un bon à rien qui joue au casino tous les biens de sa mère et de sa famille, incapable qu’il est de gagner sa vie, un parasite en somme !) ou La Mort du petit frère (un petit frère plus âgé de quelques années que sa sœur, la narratrice, qui l’aime bien, un petit gars qui n’apprend pas grand chose à l’école, et qui se destine à devenir comptable, il n’y a pas de sots métiers !). Bref, il est question des relations familiales de la narratrice avec sa mère et ses frères (le paternel est aux abonnés absents), d’une drôle de famille dont le goût du dialogue n’est pas l’atout numéro 1. Mais bon, L’Amant, ça t’a une autre gueule, et quand on veut choper un prix important, c’est sans doute plus porteur. Car de l’amant, s’il en est bien question dans ce roman (qui a obtenu le Prix Goncourt en 1984, il est important de le rappeler), c’est quand même un peu comme en marge. Annie Ernaux, elle, quand elle écrit un bouquin sur sa vie amoureuse et sexuelle, il n’est question que de ça (Passion simple, Se perdre… Pensez à acheter tous les romans d’Annie Ernaux, soyez braves !). Bon, revenons à L’Amant, je ne vais pas vous raconter l’histoire, vous la connaissez par cœur, même si vous n’avez pas lu le bouquin, vous avez au moins vu le film qui en a été tiré. C’est vous dire si c’est un bon livre ! Il y a donc bien quelques pages consacrées à cet amant chinois, celui par qui tout le malheur de la mère arrive, puisque la passion de sa fille, qui a quinze ans et va au lycée, en internat, d’où elle sort comme d’un moulin, avec l’aval pour finir de sa mère, pour aller passer la nuit dans la garçonnière de son amant chinois, cette passion scandaleuse va faire la réputation de sa fille, qu’il sera impossible de marier, la catin, maintenant qu’on sait ce qu’on sait ! Il y a aussi quelques (très belles) pages sur Hélène Lagonelle, une petite garce avec qui la narratrice est mon cul ma chemise à l’internat, et qui est belle comme un hélicoptère, une fille simple, pas une intellectuelle, qui ne comprend pas grand chose à sa vie, qui voudrait bien mieux retourner auprès de sa mère (ah, les filles et leur mère, chez Duras !) que d’aller dans ce lycée où elle n’apprend rien, qui ne comprend rien à ce qui lui arrive et ce qui va lui arriver quand on va la marier, qui promène son corps scandaleux et beau dans l’internat où elle se balade à poil (« Elle est impudique, Hélène Lagonelle, elle ne se rend pas compte, elle se promène toute nue dans les dortoirs. » Je crois que la bave me monte aux lèvres, là…) : « Je suis exténuée par la beauté du corps d’Hélène Lagonelle allongée contre le mien. Ce corps est sublime, libre sous la robe, à portée de la main. Les seins sont comme je n’en ai jamais vus. Je ne les ai jamais touchés. » Et en plus, la narratrice elle mettrait bien la Hélène Lagonelle dans le lit de son amant chinois pour qu’il fasse sur elle, Hélène Lagonelle, ce qu’il fait sur elle, la narratrice, et sous ses yeux encore ! Bref, c’est L’Amant, de Marguerite Duras, un roman qui a eu le Prix Goncourt en 1984, une sorte « d’autofiction » (on appelait pas ça encore comme ça, à l’époque), un roman en partie autobiographique, qui raconte la rencontre d’une jeune femme de quinze ans avec un Chinois un peu plus âgé (il a quand même une trentaine d’années le bougre !) qu’elle, un type à femmes, qui tombe éperdument amoureux d’elle, mais c’est un amour impossible, elle, elle fait son éducation amoureuse et elle s’en fout des sentiments, lui, de toute façon, son père a d’autres intentions pour lui, il le mariera avec une femme qu’il a choisie pour lui, une Chinoise, ça va de soi, un mariage de raison en quelque sorte, sacrément arrangé le mariage. Mais le truc, c’est qu’il (l’Amant) lui avouera un jour, à la narratrice, au téléphone, qu’il l’aime encore et qu’il l’aimera jusqu’à la fin de ses jours, là, c’est la fin du roman, j’ai dévoilé le dénouement, c’est pas bien ! Et n’oubliez surtout pas d’acheter tous les livres d’Annie Ernaux !

Tropique du cancer, Henry Miller

L’homme est sympathique. Henry Miller, auteur du Colosse de Maroussi, lu dans un temps lointain où la Grèce me semblait être une sorte de paradis sur terre. Mais pour le reste de son œuvre, qui compte quelques titres visiblement importants, il m’aura fallu bien du temps avant d’y jeter un œil. Le hasard aura donc choisi pour moi ce Tropique du cancer, trouvé dans un vide-grenier pour la modique somme de 0,50 ! L’auteur est ambitieux. Il veut se situer au-dessus de la littérature. Soit, qu’il en soit ainsi. Son narrateur, qui est-il ? Lui, semble-t-il. Le bouquin est écrit en 1934. Avec un peu d’avance, Miller me fait donc penser au Céline des derniers romans, dans la démarche, une narration à la première personne avec des histoires qui viennent tout droit de la vie. J’avoue qu’aujourd’hui, ce type de bouquin ne me mobilise pas en tant que lecteur. Et puis, il y a le style. Lyrique à souhait, loin de la froideur ennuyeuse de l’objectivisme ou autres écritures impersonnelles dans l’air du temps d’aujourd’hui, qui s’envole vers la poésie en prose, par moments, se satisfait du prosaïque ou du vulgaire de la vie quotidienne à d’autres moments. C’est bien foutu, le gars sait y faire, mais les anecdotes rapportées ne sont pas si souvent passionnantes. Des histoires de poules, à fric ou sans le sou, des histoires d’Américains à Paris, sans le sou la plupart du temps. Des histoires de boire, aussi. Avec beaucoup d’avance, Miller fait penser, parfois, en bien moins trash, au divin Bukowski. Mais Bukowski jure ses grands dieux qu’il n’arrive pas à lire Miller, il ne l’aurait donc pas influencé. Miller pourrait faire penser aux Beats, aussi, à Kerouac peut-être. Mais cela importe assez peu. On peut parfois se dire qu’il a lu Rabelais, Lautréamont… Il rend surtout hommage, en parlant de lui à plusieurs reprises, à Walt Whitman. Le livre se lit facilement, entre quotidien et transcendance, entre pensées profondes et allusions à la météo ou aux conditions de vie difficiles des uns et des autres, et surtout du narrateur. Ici et là, une sorte de prémonition du chaos vers lequel va le monde de l’époque, mais sans dimension historique ou politique. Le projet du bonhomme est vite présenté : « Ce n’est pas un livre. C’est un libelle, c’est de la diffamation, de la calomnie. (…) C’est une insulte démesurée, un crachat à la face de l’Art, un coup de pied dans le cul à Dieu, à l’Homme, au Destin, au Temps, à la Beauté, à l’Amour !… à ce que vous voudrez. » OK, Henry. Tu t’emballes un peu, non ? Pour honorer pareil contrat, il aurait sans fallu être plus radicalement radical que tu ne le fus à cette occasion. J’ai lu ton livre, dont l’écriture ne m’a pas déplu, je n’y ai pas vu un tel chef-d’œuvre situé au-dessus de la littérature. Peut-être fut-il accueilli en son temps comme un ouvrage scandaleux, qu’en sais-je, peut-être avais-tu envie d’y voir un brûlot ou un libelle, mais le temps a passé, et d’autres ont poussé plus loin que tu ne le fis l’art de la provocation et de l’outrage, et ce livre, Tropique du cancer, m’a paru bien inoffensif. Merci quand même, Henry, pour tes louables efforts…

Jean Genet, Menteur sublime, Tahar Ben Jelloun

Quand Genet téléphone à Ben Jelloun pour lui proposer une rencontre en lui disant que s’il ne le connait pas, lui a lu ses livres, il se dit que c’est le monde à l’envers… Jean Genet, Menteur sublime raconte cette rencontre, ces rencontres entre les deux hommes, qu’il n’ose appeler amitié. Par chapitres courts, il est question de l’homme Genet, celui qui n’est plus un écrivain, c’est en tout cas ce qu’il affirme, et qui se consacre essentiellement au militantisme de ses dernières années, et en particulier à sa défense de la cause palestinienne, pour laquelle il a fait appel à Tahar Ben Jelloun : Sa voix ; Politique ; Saint Genet ? ; Giacometti ; Homosexualité ; Tumeur ; Genet accusé ; Ecrire ; Incohérences, parmi d’autres, et comme pour donner une idée de la tonalité du livre. Il y est aussi question de ceux qui tournent autour de Jean Genet, ces trois hommes, Jacky, Abdallah et Mohamed, mais aussi de quelques femmes, et en particulier de Leila Shahid, que Genet va vite « adopter », chose rare chez lui avec les femmes.

Les deux écrivains ne parlent jamais de littérature, ou presque. Genet ne veut pas parler de ses livres. A quelques reprises, il livre à Ben Jelloun quelques « secrets » d’auteur, que Tahar Ben Jelloun considère visiblement comme des leçons à ne pas oublier. Douze ans de rencontres sans parler littérature une seule fois, c’aurait été quand même un peu fort ! Il existe déjà un très beau livre sur Jean Genet, une biographie de Jean-Bernard Moraly, Jean Genet, la Vie écrite, qui donne à voir un autre Genet, celui que cacherait une image, celle que le menteur sublime aurait créée par ses romans et à laquelle tout le monde aurait fini par l’identifier. Le récit de Tahar Ben Jelloun, avec toutes ses anecdotes, mais aussi avec l’analyse qu’il donne du personnage politique et intime, Jean Genet. C’est aussi la période où, se sachant malade et proche de la mort, Jean Genet écrit son dernier livre, sans en parler à qui que ce soir, Le Captif amoureux, dont il est un peu question à la fin dans les souvenirs de Tahar Ben Jelloun. Bref, le Menteur sublime de Tahar Ben Jelloun est un texte à lire pour qui souhaiterait en savoir plus sur les dernières années de « l’écrivain voleur », auteur de si beaux romans et d’une œuvre qui fait de lui l’un des plus grands auteurs du XXe siècle, aux côtés de Céline et Beckett, qu’on se demande un peu abasourdi pourquoi il est si peu cité et si peu lu, pourquoi la France semble vouloir l’oublier (Genet la détestait profondément, et à juste raison), pourquoi les librairies qui ont quelques ouvrages de Jean Genet sur leurs étagères sont si rares (c’est d’ailleurs à mes yeux un critère assez imparable de qualité d’une librairie de fond qui se respecte : avoir aussi des bouquins de Genet à proposer aux lecteurs, et pas seulement tout Proust et quelques Céline !). Un livre à lire sans peur de se tromper.

Jean Genet, Menteur sublime, Tahar Ben Jelloun – morceaux choisis 7

« Genet essaya de m’expliquer comment les choses s’étaient passées. Il broda un peu autour du thème de la blessure, du drame et de la beauté. Il me dit surtout qu’avec cet artiste il n’y avait aucune place pour le truquage, les faux-semblants, les apparences arrangées. Il insistait sur le malaise qui l’avait pris à la gorge quand il s’était retrouvé dans cet espace si étroit, face à cet homme qui allait le dessiner. Il disait : »Mais dessiner quoi ? Mon visage, mes joues roses, mes yeux ? Oui, mes yeux, mon regard, je savais qu’il allait fouiller par là… » C’est peut-être à cause de cela que dans L’Atelier d’Alberto Giacometti Genet évoque cette question de « l’inexorable… de la peut, de la terreur… »

Quand nous parlions de Giacometti, Genet devenait un autre. Il se souvenait, ce qu’il évitait de faire d’habitude. En même temps, il me faisait part de la fascination qu’exerçait Giacometti sur lui. Pourtant, ils étaient si différents. Lorsque je racontai à Genet que Giacometti se saoulait en compagnie de Samuel Beckett, et qu’ils allaient voir des putes, il me répondait : « Oui, j’en ai entendu parler ; Beckett devait être drôle ! »

Tahar ben Jelloun, Jean Genet, Menteur sublime

Jean Genet, Menteur sublime, Tahar Ben Jelloun – morceaux choisis 5

« Quand tu écris, me dit Genet, pense au lecteur, donne-lui ta main, ou prends la sienne ; sache qu’il n’est pas obligé de te suivre et qu’à n’importe quel moment il peut lâcher ta main et s’en aller. Alors, il faut être avec lui, non contre lui. Evite les élucubrations, le maniérisme, les mots difficiles qui te font plaisir mais qui te font perdre le lecteur, attention, il ne s’agit pas de le caresser dans le sens du poil, non, mais sois sincère, et raconte-lui une histoire même si elle est cruelle, méchante ou simplement terrible… Evidemment, il ne s’agit pas d’être content de toi ! Et puis, je voudrais attirer ton attention sur ce qu’on appelle « le lyrisme ». Je sais qu’il n’y a pas d’autre manière de dire la beauté d’un acte ou d’une personne que par ce chant intérieur qu’on traduit par des mots ; mais il faut qu’il soit juste, je veux dire, fais attention de ne pas croire que tous les actes héroïques sont beaux donc exprimés par une forme lyrique. »

Tahar Ben Jelloun, Jean Genet, Menteur sublime

Le Colporteur, Peter Handke

Livre de jeunesse de Peter Handke (publié en 1967), Le Colporteur est présenté comme un nouveau roman, ce qui m’a donné envie de le lire. D’emblée, la démarche de l’écrivain surprend. Un long texte en italique, comme des didascalies, expose pour le lecteur certaines clés de l’écriture du premier chapitre, et sans doute du roman dans son intégralité, une sorte de théorie de l’écriture du livre, en somme, qui va revenir à chaque début de chapitre. Démarche intéressante, qui donne aussitôt envie d’en savoir plus, mais qui ne va pas sans difficulté pour le lecteur, puisque les explications, les théories d’écriture de Handke ne sont pas toujours aussi simples que cela à comprendre. Quand après cinq pages de cette glose sur le texte à venir, on attaque la lecture de ce « roman policier », on comprend mieux pourquoi Handke s’est amusé à venir en aide à ceux qui le lisent. Le premier chapitre est en effet écrit en une série de phrases sans bord (une trouvaille de Franz Kafka, dans la nouvelle Le Chasseur Gracus, mais dont l’écrivain praguois n’abusait pas, puisque bien vite l’intrigue lui permettait de revenir à une écriture plus continue), qui m’oblige à lire le texte à voix haute pour essayer de suivre l’histoire, car sinon on pourrait bien n’y rien comprendre… Le Colporteur est un court texte de 180 pages, Handke réussit le tour de force de l’écrire entièrement en phrases sans bord, avec ces débuts de chapitre de didascalies de roman. Pour le lecteur, c’est un défi de lire ce roman sans craquer avant la fin en jetant l’éponge par dépit, faute de compréhension du texte qui avance sans qu’on puisse savoir vers où. On sait qu’il y a un premier crime, puis un deuxième, qu’une enquête a lieu, que le colporteur est suivi, par on ne sait qui. Mais on peut se lasser de cette méthode, et c’est ce qui m’est arrivé à la page 90, soit à la moitié du livre. Je ne sais si j’y reviendrai, j’en serais fort étonné à vrai dire. Peter Handke m’a tuer !…

Jean Genet, Menteur sublime, Tahar Ben Jelloun – morceaux choisis 2

« Il fumait des cigarillos Panter, la fumée dégageait un mauvais parfum. En entrant dans le restaurant, je crus bien faire en lui disant que j’admirais son œuvre. Sans s’énerver, il me dit : « Ne me parle plus jamais de mes livres ; j’ai écrit pour sortir de prison, pas pour sauver la société ; j’ai sauvé ma peau en m’appliquant comme un bon écolier, voilà, c’est tout. »

J’étais surpris, un peu décontenancé, ne sachant pas comment réparer cette gaffe. J’avais quelques illusions et pensais qu’un grand écrivain ne parlait pas ainsi de son œuvre. C’était le côté naïf de mes débuts en littérature. Mais j’avoue que cette réaction violente, surprenante, m’a énormément aidé dans ma vie et mon travail. Pour la première fois je rencontrais un écrivain ne supportant pas qu’on évoque devant lui son œuvre. C’était si rare. Je lui en redemandais la raison. Il me regarda puis me dit : « Qu’est-ce qui est important ? Un homme ou une œuvre ? »

Tahar Ben Jelloun, Jean Genet, Menteur sublime

Vérités et mensonges en littérature, Stephen Vizinczey

Un recueil d’essais qui donne l’exemple, par sa liberté d’esprit et de jugement, à toute la critique littéraire mondiale (et en particulier à la critique américaine à laquelle Vizinczey ne passe aucune de ses compromissions, et à juste titre visiblement), mais aussi au petit monde des universitaires si sûrs de leur supériorité intellectuelle, Vérités et mensonges n’use à aucun moment de la langue de bois et s’autorise à attaquer certains des grands écrivains reconnus par l’histoire littéraire quand ils lui semblent faire dans la fraude et le mensonge (Melville et Goethe). Vizinczey a de toute évidence en littérature un maître, Stendhal. Il lui consacre deux essais dans lesquels il dit tout son amour pour ses grands textes, mais aussi pour le reste de son œuvre qu’il met à la hauteur de La Chartreuse ou Le Rouge et le noir. Vizinczey reconnaît à Balzac un grand talent de critique. Vizinczey prend la défense de Rousseau contre un essayiste, Huizinga, qui a trempé sa plume à l’encre du dépit et de la mauvaise foi pour nuire à l’écrivain des Lumières. Vizinczey aime Illusions perdues de Balzac et sait en montrer toute la grandeur. Vizinczey déteste le Nabokov de Lolita et L’Enchanteur et ne s’en cache pas. Vizinczey n’aime pas Malraux. Vizinczey n’aime pas Goethe, qu’il considère comme un écrivain de cour vendu et menteur. Vizinczey rend justice à Heinrich von Kleist, qu’il vénère. Vizinczey pense que Troyat est un médiocre. Vizinczey sait que Gogol est un écrivain génial, qui mériterait mieux que Troyat comme biographe. Vizinczey déteste l’establishment littéraire américain (et il a sans doute raison). Vzinczey pense que Kleist est l’un des plus grands écrivains de tous les temps et que Sainte-Beuve n’était pas honnête. Vizinczey est un écrivain intéressant (lire son Eloge des Femmes mûres) et un essayiste libre et pertinent.

Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature – morceaux choisis 7

« Il confiait qu’il ne voyait qu’une seule règle en matière d’écriture : être clair. (« Souvent, je réfléchis un quart d’heure pour placer un adjectif avant ou après son substantif. Je cherche à raconter avec une idée, avec clarté, ce qui se passe dans un cœur. ») Par gratitude pour la critique enthousiaste de Balzac, il fit la promesse (non tenue) de « corriger le style » ; mais il ne faisait aucun doute dans son esprit que, des deux, c’était lui qui avait raison. Comme il l’avait déjà écrit ailleurs, « Il n’y a qu’une grande âme qui ose avoir un style direct. C’est pour cela que Rousseau a mis tant de rhétorique dans La Nouvelle Héloïse« . Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature

Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature – morceaux choisis 6

« On me dit, écrit-il à Balzac, qu’il faut quelquefois délasser le lecteur en décrivant des paysages, des habits, etc. Mais ces choses m’ont tant ennuyé chez les autres ! J’essaierai. » Il n’infligeait pas à ses lecteurs ces passages « obligatoires » qu’il trouvait lui-même si pénibles – c’est la raison pour laquelle il compte parmi les rares auteurs que nous pouvons lire sans sauter des pages. Excusant ses erreurs de négligence en arguant du fait que le livre avait été dicté en à peine neuf semaines (chose à peine croyable !), il confiait innocemment qu’il n’avait jamais « songé à l’art de faire un roman », et qu’il ignorait l’existence de règles en la matière. » Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature

Il faut croire que les grands romanciers n’obéissent qu’à leurs règles, et que Stendhal n’avait pas même besoin de les connaître…

Dans un Royaume lointain, Amina Richard

Premier roman, de toute évidence très autobiographique, mais qu’importe, sur le thème de la quête du père d’une jeune femme métisse, quête qui lui prendra tout une vie, mais aussi sur le thème du temps qu’il faut pour renoncer, et donc du renoncement, Dans un Royaume lointain est de ces livres qu’on lit d’une traite (il y en a assez peu, quand on y pense bien, Je suis une Légende est peut-être le seul dont je garde le souvenir, souvenir d’une nuit vouée à sa lecture…). Amina Richard a une plume qui lui permettrait sans doute d’écrire sur n’importe quel thème sans ennuyer son lecteur, c’est une belle vertu d’écrivain. Phrases-paragraphes, phrases amples et longues (tout ce que j’aime), vocabulaire riche et juste, narratrice bien campée, coupée en deux, celle qu’elle est et, toujours présente, comme auprès d’elle, la petite fille qu’elle fut, avec ses rêves, ses désirs de petite fille sans père, Ndiolé, à qui la sage-femme, partie déclarer l’enfant à la mairie en l’absence d’un homme qui aurait reconnu le bébé, choisit de donner un nom chrétien (celui de sa grand-mère). Le royaume lointain de ce livre, autant que le Sénégal, où la narratrice se rend pour rencontrer ce fameux père qui jamais n’a pris de ses nouvelles ou n’a cherché à la rencontrer, homme respecté dans sa famille et son pays, il est professeur d’université, père d’une grande fratrie, un rien distant avec tous, père que l’arrivée de cette enfant qu’il a tout fait pour oublier embarrasse, c’est le moins qu’on puisse dire, autant que le Sénégal et même bien plus, est sans doute le pays merveilleux de l’écriture, dans lequel Amina Richard évolue comme chez elle, c’est-à-dire bien mieux que sa narratrice dans le pays de son père. Dans un Royaume lointain est donc un très beau livre, dans lequel chaque personnage est narré avec une délicatesse et une justesse de vue remarquables, en évitant intelligemment le pathos ou les ressentiments d’une narratrice que même les rebuffades de ce père égoïste ne fait pas sombrer dans le jugement, un roman où si tout n’est pas mis sur le même plan, une salutaire distanciation, première moitié du livre écrite à la deuxième personne, que le passage à la première personne ne vient pas rompre, permet à l’auteur de tenir son écriture jusqu’au bout. Sacrée belle prestation d’écriture pour ce premier roman, que je vous encourage vivement à lire, vous ne le regretterez pas. Une nouvelle auteure à découvrir, allez-y, les ami-e-s, mais allez-y !

Explorateurs de l’abîme, Enrique Vila-Matas

Plaisir de retrouver l’Enrique Vila-Matas que l’on aime, celui des années passées, peut-être pas l’Enrique Vila-Matas qu’il est devenu, cet écrivain vieillissant qui semble (me semble) se répéter en se caricaturant, mais l’Enrique Vila-Matas qui mettait déjà, car il l’a toujours fait, la littérature au cœur de ses œuvres, et les écrivains, mais avec un bonheur qu’il semble (me semble) avoir perdu, ou alors qu’il cherche à pousser à son extrémité, jusqu’au bord du bord, sans plus convaincre (c’est en tout cas ce qu’il me semble), dans Explorateurs de l’abîme, on retrouve donc ce vieil Enrique Vila-Matas, par moments au firmament de son style et de sa (méta)littérature. La première nouvelle du recueil, Café Kubista, semble écrite pour définir un projet, celui du livre qui se propose d’explorer les lointains chers à Kafka (le café Kubista se situe à Prague), les bords du précipice au-dessus de l’abîme : « Je pense qu’un livre naît d’une insatisfaction, d’un vide, dont les périmètres se révèlent au cours et à la fin du travail. Dans le livre que j’ai terminé hier, tous les personnages finissent par être des explorateurs de l’abîme ou plutôt de son contenu. Ils enquêtent sur le néant et n’arrêtent que lorsqu’ils tombent sur l’un de ses éventuels contenus, car il leur déplairait sans doute d’être confondus avec des nihilistes. Confrontés au monde, ils ont tous choisi de se pencher au-dessus du vide. » Comme si ce début était écrit en manière de préface, après en avoir fini avec le livre… Et, comme de juste, Vila-Matas attribue à Kafka une citation imaginaire, dont il dit à la fin du texte qu’elle a été déformée par une mémoire défectueuse, pour finalement la corriger et invalider ses hypothèses de lecture sur son propre texte. L’imposteur est de retour, qu’on se le dise…

Le recueil est donc situé par son auteur sous le patronage de Franz Kafka, dont un extrait du texte Le Départ, titré Autre Conte hassidique, nous ramène à la citation que la mémoire de Vila-Matas n’avait en rien déformée : « Loin d’ici, voilà mon but. » Est-il joueur, cet écrivain catalan ! La nouvelle suivante, La Modestie, nous conte l’histoire d’un chasseur de phrases, sans doute un des nombreux doubles littéraires de Vila-Matas, ce chasseur de citations qui n’hésite pas à en inventer, les prêtant à des auteurs réels ou fictifs. Sang et eau, qui suit, nous ramène au projet de l’écrivain, qui s’est remis à écrire des nouvelles, mais sans pour autant s’adapter au genre, en continuant à écrire comme un romancier, mais plus encore en continuant à faire dans le métalittéraire alors qu’il faudrait, au moins pour contenter ses contempteurs, écrire « des histoires de personnes normales, en chair et en os, ayant sang et foie ». Aussi ne s’étonnera-t-on pas de lire, aussitôt, une nouvelle titrée Nino, le fils insupportable d’un narrateur qui le verrait bien mourir avant lui, ce fils qui ne travaille pas, et a pour tout projet d’enquêter sur l’au-delà, et se dit déjà dans l’antichambre de la mort. La loufoquerie des personnages du recueil est à l’égal de celle de la plupart des personnages de papier des romans de Vila-Matas, celle d’Ainsi sont les autistes, par exemple, histoire d’un homme qui ne sait pas qu’il est autiste et le découvre quand il rencontre une infirmière, qui le lui annonce sans prendre de gants, puis finit par lui avouer qu’elle l’est elle-même et l’embauche dans son service, car elle ne saurait travailler qu’avec un de ses semblables. Loufoquerie du narrateur de Matière obscure, qui depuis son appartement espionne ses voisins, un couple, leurs disputes, leurs ébats, et finit par les terroriser en se présentant à eux comme Dieu lui-même avant de leur rendre leur tranquillité en ne leur ouvrant pas sa porte. Et nous voilà transportés dans un univers de nouvelles, avec des personnages normaux, qui n’ont rien de normaux, dont les aventures sont loin d’être normales (Le Jour dit, et son héroïne Isabelle Dumarchey à qui une Gitane prédit les conditions de sa mort, sans certitude sur sa date, et qui ne vit plus que dans l’angoisse permanente), et même dans une nouvelle de science-fiction (incroyable !) très réussie (J’ai aimé Bo). Illuminé, personnage principal de la nouvelle éponyme, communique avec son père mort quatre ans plus tôt, qui lui fait ses recommandations pour réussir sa vie. Et nous poursuivons cette lecture captivante jusqu’à Lumière extérieure, qui va être l’occasion d’une expérience personnelle de la synchronicité chère à Jung, dont il est question dans la nouvelle, et dont me parle (de la synchronicité chère à Jung, en me racontant l’histoire de la patiente de Jung et de sa phobie des coléoptères et de sa rencontre, au moment où elle en parle à Jung, de sa phobie, bien sûr, avec un scarabée qui a frappé deux fois à la vitre et à qui Jung ouvre la fenêtre sans l’avoir vu, le faisant ainsi entrer dans son cabinet, expérience salvatrice pour la patiente et son thérapeute…) le soir même, un ami. Vila-Matas et la vie sont facétieux. Parce qu’elle ne l’a pas demandé est l’occasion de retrouver Rita Malu, personnage créé de toute pièce par Vila-Matas dans Abrégé de la littérature portable (court texte publié à son nom, mais écrit en réalité par Yves Jouannais, à qui il a lui aussi offert certains de ses écrits pour qu’il les publie en son nom, bande d’imposteurs !), non plus en shandy de la littérature, mais en imitatrice de Sophie Calle, nouvelle dans laquelle Vila-Matas se met lui-même en scène dans une collaboration vouée à l’échec avec l’artiste contemporaine et photographe. Le lecteur normal (ou pas) se régale ! Fin du recueil avec retour à la métalittérature dans une nouvelle dont je ne citerai pas le titre et dont je ne parlerai pas plus que ça. Merci encore Monsieur Enrique, qu’il faut lire et relire même quand on s’en lasse, car même quand on s’en lasse, il reste bien un de ses livres qu’on n’a pas lu et qui nous fera dire qu’on ne se lasse jamais d’Enrique Vila-Matas.

Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature – morceaux choisis 5

« La plupart des nouveaux livres que je lis me paraissent à moitié achevés. L’auteur était visiblement content d’avoir fait quelque chose qui se tienne à peu près, puis il est passé à autre chose. Pour moi, écrire devient vraiment passionnant quand je reviens à un chapitre deux ou trois mois après l’avoir écrit. A ce stade, je le regarde moins comme un auteur que comme un lecteur – et quel que soit le nombre de réécritures auxquelles j’ai soumis à l’origine ce chapitre, je trouve toujours des phrases qui sont vagues, des adjectifs qui sont inexacts ou redondants. Il m’arrive même de trouver des scènes entières qui, bien que véridiques, n’ajoutent rien à ma compréhension des personnages ou de l’histoire, et donc peuvent être supprimées.

C’est à ce stade que je remâche le chapitre assez longtemps pour l’apprendre par cœur – je le récite mot à mot à quiconque est disposé à m’écouter -, et si je ne parviens pas à me souvenir d’un passage, je m’aperçois généralement que ce passage clochait. La mémoire est un bon critique. » Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature

Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature – morceaux choisis 4

« Aucun écrivain ne peut davantage nous aider à nous guérir de ce malheur que nous nous infligeons à nous-mêmes que Stendhal ; le romancier en qui Freud voyait un « génie de la psychologie » nous fait toucher du doigt la tension permanente qui écartèle notre conscience entre nos réactions prévisibles et celles que nous éprouvons dans la réalité. Une façon de décrire son premier grand roman, Le Rouge et le Noir, est de dire qu’il s’agit d’un conte ironique sur un jeune homme si résolu à se placer dans des « situations heureuses », si certain de savoir ce qui le rendra heureux, qu’il ne parvient pas à se rendre compte des moments où il est véritablement heureux. » Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature

Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature – morceaux choisis 3

« Rien de ce qui ait déjà été fait ne pourra vous apprendre comment réaliser quelque chose de nouveau, mais si vous comprenez les techniques des maîtres, vous avez plus de chances de développer la vôtre. Pour dire les choses dans le langage des échecs : il n’y a pas eu encore un seul grand maître qui n’ait pas connu par cœur les parties de championnat de ses prédécesseurs.

Ne commettez pas l’erreur classique d’essayer de tout lire pour être bien informé. Etre bien informé vous permettre de briller en société, mais ne vous sera absolument d’aucune utilité en tant qu’écrivain. Lire un livre afin de pouvoir bavarder à son sujet n’est pas la même chose que le comprendre. Il est beaucoup plus utile de lire et relire quelques grands romans jusqu’à ce que vous compreniez ce qui les fait fonctionner, et comment leur auteur les a construits. Vous devez lire un roman environ cinq fois avant de pouvoir discerner sa structure, ce qui lui donne sa puissance dramatique, ce qui lui confère son allure et son dynamisme. Ses variations en matière de tempo, d’échelle et de temps, par exemple : l’auteur décrit une minute en deux pages, puis consacre une seule phrase en deux années – pourquoi ? Quand vous aurez compris cela, vous aurez vraiment appris quelque chose. »

Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature

Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature – morceaux choisis 2

« Tout cela pour dire que les plus grands romanciers anglais et américains sont Pouchkine, Gogol, Dostoïevski, Tolstoï, Stendhal et Balzac traduits en anglais. Il y a certes des nuances vouées à être perdues, et des erreurs de traduction flagrantes (tel le titre A Harlot High and Low pour Splendeurs et misères des courtisanes de Balzac), mais tout de même, il n’y a pas de plus vive émotion intellectuelle que de lire ces écrivains.

La seule émotion encore plus vive est de les relire. lire La Chartreuse de Parme une fois est à peu près aussi absurde que d’écouter Cosi fan tutte une seule fois ; ce n’est qu’à la cinquième ou la sixième lecture que l’on en sait assez pour prendre part à la vision d’un génie. »

Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature

Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature – morceaux choisis 1

Tu écriras ce qui te plaira

Cela signifie qu’il n’y a pas lieu de vous forcer à vous intéresser à quelque chose qui vous ennuie. Quand j’étais jeune, j’ai perdu beaucoup de temps à essayer de décrire des vêtements et des meubles. Je ne m’intéressais pas le moins du monde aux vêtements et aux meubles, mais comme Balzac leur vouait un intérêt passionné, qu’il parvenait à me communiquer, je pensais que je devais maîtriser l’art d’écrire de passionnants paragraphes sur les armoires avant de pouvoir devenir un bon écrivain. Voués à l’échec, mes efforts épuisèrent tout mon enthousiasme pour le cœur de mon sujet.

Maintenant je n’écris plus que sur ce qui m’intéresse. Je ne cherche pas de sujets : tout ce à quoi je ne puis m’arrêter de penser – voilà mon sujet. Stendhal a dit que « la littérature est l’art de leaving out » (laisser de côté), et je laisse de côté tout ce qui ne me paraît pas important.

L’un des dix commandements de l’écrivain selon Vizinczey, à retenir et imiter.

L’Appareil-photo, Jean-Philippe Toussaint

L’Appareil-photo est un très court roman de Jean-Philippe Toussaint, son troisième, qui poursuit et achève la recherche littéraire entamée avec La Salle de bain. Il s’ouvre sur un incipit dont l’auteur dit lui-même qu’il s’agit là d’un manifeste, qui annonce au lecteur que l’auteur se moque ouvertement de lui ‘ »C’est très radical, comme incipit, c’est vraiment se foutre du monde. ») : « C’est à peu près à la même époque de ma vie, vie calme où d’ordinaire rien n’advenait, que dans mon horizon immédiat coïncidèrent deux événements qui, pris séparément, ne présentaient guère d’intérêt, et qui, considérés ensemble, n’avaient malheureusement aucun rapport entre eux. » Et nous voilà partis dans un roman centré sur « l’insignifiant, le banal, la prosaïque, le « pas intéressant », le « pas édifiant », sur les temps morts, les événements en marge, qui normalement ne sont pas du domaine de la littérature, qui n’ont pas l’habitude d’être traités dans les livres. » Outre, ce qu’en dit Toussaint, l’intérêt de cet incipit consiste à faire comme si le livre était déjà commencé et qu’on n’en lisait pas la première phrase (« C’est à peu près à la même époque de ma vie… », comme si le narrateur était déjà en train de nous raconter cette époque de sa vie, comme s’il avait déjà commencé). A quoi on pourrait ajouter la désinvolture du narrateur, qui fait dans l’à peu près, ce qui se vérifie par la suite dans le roman.

Quant au titre du roman, il en rajoute une couche, car le fameux appareil-photo n’arrive qu’à la page 101, à 24 pages de la fin. Toussaint joue donc bien avec son lecteur. Et le lecteur suit, dans un texte aux phrases longues, ciselées, un narrateur on ne peut plus désinvolte, dont l’activité principale consiste à lutter contre la réalité pour la tordre comme bon lui semble, un jeune homme dont la difficulté à vivre (qui s’exprime par sa nonchalance et dans une intrigue qui multiplie autant qu’elle le peut les événements amusants narrés avec une certaine forme d’ironie et de distanciation) va se transformer progressivement en désespoir d’être. L’histoire d’amour que conte le texte n’a donc pas plus de sens et d’intérêt que la découverte d’un petit appareil-photo dans les replis d’une banquette, ou que le fait d’aller chercher une bouteille de gaz primagaz alors que la consigne qu’on rapporte est une thermogaz… Philosophique, mais sans qu’on y trouve quelque réponse que ce soit aux questions existentielles posées par la vie du narrateur-personnage, le roman échappe à toute forme connue, et Toussaint le situe dans ce qu’il écrit, qu’il nomme roman infinitésimaliste, qui louche vers l’infiniment grand comme vers l’infiniment petit. Un roman qui ne se lit pas toujours avec bonheur, au gré des différents déplacements du narrateur, qui n’ont pas plus de sens ou de valeur que tout ce qu’il vit, un roman qui ne dénoue aucune des situations qu’il propose, sinon dans l’absence de dénouement. Bref, un roman bien plus intellectuel ou intelligent qu’il peut en avoir l’air, un roman formidablement écrit, mais un roman qui déçoit pourtant, malgré toutes les qualités (elles ne sont pas toutes énoncées dans cette chronique) qu’on peut lui reconnaître. Sachant que Toussaint s’en est tenu là de cette recherche, lire les livres suivants ne nous fera pas revivre cette expérience, qu’on peut pourtant tenter avec L’Appareil-photo.

Oblomov, Ivan Gontacharov

Classique de la littérature russe, Oblomov offre à son lecteur l’étude d’un caractère (Oblomov est un paresseux que rien n’arrive à sortir de son lit durablement, pas même l’amour, un homme qui procrastine, un homme qui renonce à tout sauf à sa paix) et une étude de l’ancien régime russe et de la petite noblesse qui ne travaille pas (Oblomov va même jusqu’à abandonner l’exploitation de sa propriété terrienne, se faisant voler par ses paysans et son staroste, l’homme qui dirige les travaux de son exploitation, au point de sombrer dans l’indigence jusqu’à ce que son seul ami prenne les choses en main pour lui éviter la ruine). Bien sûr les révolutionnaires russes se sont emparer du livre en y voyant une critique, voire un pamphlet contre le régime, mais Gontcharov ne se préoccupe pas, quand il écrit cet grand roman, de critique sociale, il ne juge à aucun moment son personnage ni ne le défend (de ce point de vue, Adamov était le traducteur tout désigné pour nous offrir le texte en français). Tout juste Stolz, l’ami allemand d’Oblomov, lui fait-il quelque critique en le traitant en homme impossible et en essayant de le faire sortir de son apathie et de sa léthargie. Mais le narrateur se garde bien d’évaluer le personnage.

L’Oblomovtchina (terme qu’emploie Stolz pour parler de la maladie de l’âme de son ami) est le sujet principal du livre. Après une première partie qui consiste en une longue description d’Oblomov, de sa langueur maladive, de son valet (au moins aussi paresseux que lui), et des quelques personnages qui lui rendent visite (parfois pour lui soutirer à manger et quelques kopecks) ; il s’agit donc d’une partie consacrée à des portraits qui se succèdent sans que le lecteur s’ennuie pour autant. La deuxième partie est centrée sur Stolz, un jeune homme d’une trentaine d’années avec qui Oblomov a grandi et fait ses études. Actif, curieux du monde, Stolz est l’anti-Oblomov, un homme qui bouge et veut réussir dans la vie. Pour Oblomov, sortir de sa chambre est impossible ou presque, voyager une idée ancienne bien oubliée. Constatant, en le retrouvant après un assez long temps de voyage, que son ami est devenu un irréductible sédentaire, il le secoue, l’oblige à manger en ville chaque soir, à sortir, et lui impose de l’accompagner en voyage à travers l’Europe. Comme Oblomov trouve une feinte pour ne pas partir au même moment que l’Allemand, il est décidé qu’il le rejoindra à Paris. Ce qui n’aura jamais lieu, bien évidemment. Avant son départ, Stolz présente à son ami une jeune femme de vingt ans, Olga, à qui il donne pour mission de faire bouger Oblomov. Ces deux-là vont tomber amoureux dans la troisième partie du roman, mais bien sûr, face au dynamisme et à la soif de vivre d’Olga, la force d’inertie d’Oblomov, motivée par des problèmes financiers qu’il utilise pour justifier son renoncement, va l’emporter et faire échouer l’aventure amoureuse et les objectifs de mariage et de vie commune.

La dernière partie ramène notre personnage (un mythe, sans nul doute) à sa passivité de départ. Seule la situation a changé. Olga et Stolz ne sont pas oubliés, Tarantiev, un fieffé coquin qui se dit l’ami d’Oblomov mais ne pense qu’à le ruiner en sa faveur, réapparaît, une veuve, propriétaire de l’appartement où Oblomov s’installe définitivement, et son frère, tout aussi bien inspiré que Tarantiev avec lequel il fait équipe, font désormais partie du paysage. L’intrigue va trouver un dénouement dont on ne donnera pas la teneur. Oblomov est bien un très grand livre, un mythe moderne est né avec ce personnage dont la propension au renoncement n’est peut-être pas seulement une maladie, mais bien plutôt un mode de vie que seule l’âme russe pouvait développer à un tel point d’achèvement. Oblomov est un anti-héros avant l’heure (rappelons que le livre sort en 1859), mais un personnage qui trouve dans le renoncement non la souffrance, mais une certaine forme de paix et de sagesse. La pureté de son âme ne fait aucun doute (Stolz et Olga ne s’y trompent pas), et si, selon que le lecteur aime les belles histoires d’amour ou l’action, il trouvera notre paresseux que rien ne peut faire bouger ou changer insupportable, il n’en reste pas moins que sa névrose est remarquable et digne d’intérêt et qu’on ne peut en rien finir le livre « fâché » avec lui. Un livre à lire sans faute si ce n’est déjà fait.

Le Pavé de l’ours, Toshiyuki Horie

Très beau titre, emprunté à la fable de La Fontaine, L’Ours et l’amateur des jardins, pour ce petit roman un rien ennuyeux de Toshiyuki Horie (auteur inconnu au bataillon jusqu’alors, mais visiblement considéré au Japon comme le successeur de Mishima) qui nous narre les retrouvailles de deux anciens amis d’université, l’un français, Yann, et le narrateur, un Japonais qui traduit je ne sais plus quel livre sur Littré. Ça tombe on ne peut mieux, ils se retrouvent à Avranches (Normandie), ville d’origine de Littré, et dans la campagne environnante. Il n’y a guère plus d’intrigue dans ce livre que ce qui vient d’être écrit, les deux ne vont pas passer plus d’une soirée ensemble et le roman nous fait suivre leur dialogue qui va des tournois de lancer de camembert à la vie de Littré, en passant par la fable de La Fontaine, ou encore Primo Levi ou Jorge Semprun (Yann a des origines juives, et sa famille n’a pas coupé aux exactions nazies), mais aussi le fils de la voisine né aveugle. J’allais oublié : Yann est photographe. Les deux amis passent un moment à regarder ses photos, il va en offrir une au Japonais, c’est l’occasion de quelques paragraphes descriptifs et explicatifs d’un ennui certain. La quatrième de couverture des éditions Gallimard, collection Du monde entier, nous vend un « livre inclassable » qui « nous offre un moment de grâce littéraire absolue ». Je n’aurais pas acheté ce livre s’il ne m’était tombé dessus dans une bibliothèque partagée, où je le redéposerai au plus vite, pas convaincu (le moins du monde) par son intérêt. Il est vrai qu’un Japonais qui écrit sur la campagne normande me fait autant d’effet qu’un Français qui fait camper ses personnages au Japon, à l’exception notable de Jean-Philippe Toussaint.

La Servante et le catcheur, Horacio Castellanos Moya

Comme chaque été, un bon vieux Castellanos Moya vient mettre dans la torpeur d’une canicule propice à ce genre d’émotions un bon coup de Noir made in Salvador ! Et du Noir avec majuscule de majesté, car l’auteur salvadorien, menacé de mort par les salauds qu’il dénonce à tour de romans, dans une suite hispano-américaine (La comédie inhumaine) dont la moindre des forces n’est pas de donner à lire des « romans noirs efficaces », mais des brûlots qui font toucher du doigt ce qu’a pu vivre le Salvador, et par extension nombre de pays sud-américains, dans une dictature où tout finir par pourrir, où les cartels de la drogue, les bandits de tout poil, les flics et les tortionnaires, les délateurs, les hommes politiques ou d’affaires, les bourgeois, liste non-exhaustive, s’en donnent à cœur joie et rivalisent de petitesse, dans le sordide et la violence sous toutes ses formes. Les petites gens qui cherchent à survivre dans ce panier de crabe font ce qu’ils peuvent. Ici, la servante n’est pas une couarde qui s’agenouille face aux salauds, mais elle reste à sa place, sauf quand ceux qu’elle aime ou qu’elle respecte sont pris dans le guépier. Le catcheur, lui, est un fieffé salopard, qui torture à tour de bras, participe aux opérations qui consistent à arrêter des subversifs pétard à la main, mate le cul de tout ce qui bouge et se déhanche agréablement, sport national (la façon dont les hommes traitent les femmes en dit long et mieux que n’importe quel traité ou essai sur le sujet, c’est l’air de ne pas y toucher l’un des thèmes centraux du bouquin : comment les hommes parlent des femmes, les regardent, les touchent, les forcent, et aucun n’y échappe sous l’œil scrutateur de Moya).

Salvador, années 70, en pleine guerre civile, qui oppose les flics et l’armée de la junte militaire et les fameux subversifs, communistes révolutionnaires, pour la plupart jeunes et décidés. Le vieux catcheur est dans un sale état, avec son ulcère à l’estomac qui dégénère au point de faire de lui un mourant en activité, car rien ne lui ferait lâcher son boulot et il refuse d’être hospitalisé, et il retrouve par le hasard des arrestations qui tombent sur la famille Aragon, la gentille Maria Elena, dont il aurait aimé faire la conquête du temps de leurs jeunes années, parce qu’elle a besoin de son aide pour avoir des nouvelles d’un jeune couple arrêté par le Palais Noir. Belka, la fille de Maria Elena est infirmière, elle cherche à s’élever socialement pour nourrir sa mère et son fils (acheter une voiture, une maison), elle ne « fait pas de politique ». Justino, son fils, étudiant, s’est engagé à fond dans une orga révolutionnaire (sans que sa famille le sache). La ville est à feu et à sang, l’imbroglio va être poussé à son comble, dans un roman tendu comme un arc, dans lequel la violence et la peur sont les composantes centrales d’une intrigue bien imbriquée, bien tordue, digne du meilleur Moya dont on se dit qu’il réussit une fois encore à ne pas écrire le même livre, encore et encore, alors que le projet de cette grande série est un et unique. Du grand ouvrage, comme toujours.

Pereira prétend, Antonio Tabucchi

Des années que je tournais autour de ce livre sans jamais l’emporter dans le totbag réservé à mes achats en librairie… Et puis cette fois… Antonio Tabucchi est un auteur italien, presque aussi italien que portugais… Il a consacré au grand poète lisboète, Fernando Pessoa, quelques-uns de ses livres, dont Une Malle pleine de gens, Requiem… et rien de ce qu’il a écrit durant une vie artistique très active ne m’a jamais déçu (Le Jeu de l’envers, Rêves de rêves, etc…). Il était donc grand temps de renouer avec cet auteur plein de talent, et Pereira prétend, « roman de Lisbonne », était sans nul doute l’ouvrage qui méritait de vivre et revivre dans une lecture de plus. Fin des années trente, Lisbonne, Pereira, journaliste qui ne s’intéresse pas à la politique (ce que la dictature de Salazar préférait), issue d’un grand journal où il était en charge de la page des faits divers, est désormais responsable de la page culturelle d’un journal catholique de l’après-midi, le Lisboa, dont le directeur de publication est un proche de Salazar. Il est veuf, malade du cœur, plutôt mal portant et a un goût immodéré pour les omelettes aux herbes, la citronnade (trop) sucrée de la brasserie où il a ses habitudes et les auteurs français du XIXe siècle, qu’il traduit pour faire passer leurs nouvelles sous forme de feuilletons dans sa page. L’idée d’engager un jeune homme dont il a lu un article philosophique intéressant sur la mort pour lui faire écrire par avance les rubriques nécrologiques de grands écrivains catholiques (ou pas) le mène à entretenir avec lui des relations régulières, qui vont l’entraîner dans une direction qu’il n’aurait imaginée. Car Monteiro Rossi a une fiancée aux idées politiques républicaines, et ses articles ne parlent pas des écrivains que cible Pereira (Mauriac, Bernanos, etc…), mais d’écrivains étrangers aux préoccupations de son « patron », la plupart du temps, et révèlent clairement un engagement politique impropre aux colonnes dun journal indépendant comme le Lisboa…

Le titre du roman, qui apparaît dès l’incipit (« Pereira prétend avoir fait sa connaissance par un jour d’été. »), revient sous forme de leitmotiv en début et en fin de chapitre, et plus souvent encore, dans tout le texte. On comprend donc vite que ce texte est une sorte de rapport que fait un policier, ou autre garant de l’ordre, sur ce que Pereira peut avoir à révéler sur Monteiro Rossi ou pour assurer sa propre défense face à un interrogatoire serré. On se demande simplement, puisque l’intrigue semble déjà en partie dénouée, comment l’auteur italien va mener son affaire. C’est au chapitre XV, à travers la découverte, vie un docteur aux idées modernes, d’une théorie psychologique sur « l’individualité comme une confédération de plusieurs âmes (…) qui se place sous le contrôle d’un moi hégémonique » changeant. Il se trouve que le moi hégémonique de Pereira, sous l’influence de Monteiro Rossi et de sa compagne, est sans aucun doute en mutation. Notre ami Pereira va donc changer. Pour découvrir comment et ce qu’il en résultera, lisez cet excellent roman de Tabucchi, un de plus, qui nous plonge dans un Portugal pas si souvent évoqué, dans une péninsule ibérique en pleine tragédie (guerre d’Espagne), dans une Europe qui se prépare à la guerre contre le fascisme et où l’auteur nous rappelle que fermer les yeux dans une dictature est une posture qu’il est difficile, même quand on ne s’intéresse pas à la politique, de tenir sans se trahir soi-même. Au risque de perdre son statut, et plus encore, Pereira est donc face à un dilemme qu’il lui faudra bien résoudre d’une façon ou d’une autre.

Ne m’appelle pas Capitaine, Lyonel Trouillot

Première lecture, et très agréable découverte, d’un roman de cet auteur au nom connu, Lyonel Trouillot, Haïtien à l’écriture poétique et littéraire de haute tenue, Ne m’appelle pas Capitaine est de ces livres qui se lisent avec une certaine délectation. Aude est une jeune femme de la bourgeoisie haïtienne qui ne se mêle pas aux autres, se contente dans sa vie sans relief de fréquenter les siens, sa famille et ses amis de classe (dans les deux sens du terme), de faire quelques études parce qu’il faut bien empiler les diplômes non pour en faire quelque chose mais pour se montrer à la hauteur de son milieu social et, peut-être, finir par trouver une voie, et de passer de fête d’anniversaire en fête d’anniversaire, de mariage en mariage, de soirée en soirée avec « la bande » (que des gens de ton milieu social) sans s’interroger sur la vanité d’un telle vie. Dans sa famille, la curiosité n’est pas « une vertu cardinale », dans sa famille, la couleur de peau est essentielle, il convient de ne pas être trop noire, surtout pas trop noire, et d’être claire de peau, le plus clair de peau possible (une vertu cardinale pour la tante Martha), dans sa famille on a des « rituels de riches », dans sa famille, « le reste du monde n’a pas de nom », dans sa famille, on se ferme à l’autre (« Il m’avait imaginée. C’est une chose très rare dans le monde d’où je viens. »). Aude a de la chance, ceux qu’elles va rencontrer grâce à un vieux monsieur qui s’est retiré de la vie et garde une tendresse pour les gens de son quartier, le Morne Dédé, et surtout pour les jeunes sans rien, qui vivent dans la rue – sa maison est bien assez grande pour leur offrir un asile, surtout la nuit -, ceux-là lui donnent le surnom de « Blanchette » (la couleur de sa peau…). Quand elle débarque chez ce vieux solitaire qui ne parle plus que seul, à une femme disparue depuis longtemps et à qui il demande sans cesse de ne pas l’appeler Capitaine, c’est pour réaliser un travail étudiant, un article sur un quartier qu’elle ne connaît pas, quelque chose comme une enquête journalistique, faire le portrait d’un témoin et restituer une mémoire. Le vieux la maltraite, d’abord, lui rappelle qu’elle n’a pas grand-chose à faire dans un quartier comme celui-là, qu’elle n’y croisera que des gens qui ne verront que sa richesse et sa différence, il la secoue. Pourtant le vieil ours va vite la protéger (en lui procurant un gardien, Jameson, qui l’accueille dans le quartier, l’y guide et la conduit jusqu’à la maison du Capitaine, en montant même dans sa voiture : une rencontre a lieu…), après l’avoir fait parler d’elle accepter de se livrer, bref jouer le jeu du diplôme de la belle bourgeoise, en buvant du café avec elle. C’est donc l’histoire de la rencontre de deux mondes que tout oppose que nous livre Trouillot, l’histoire d’une initiation (la petite bourgeoise qui trouve sa voie en rencontrant les monde des subalternes qu’on ne fréquente surtout pas) et de la remise en cause de ses préjugés de classe et de sa propre famille. L’enquête qu’elle mène sur ce quartier dont elle n’a jamais entendu parler auparavant devient également une enquête sur ses origines et sur elle-même, qui lui permettra de s’ouvrir aux autres sans peur de ce qu’ils représentent socialement et politiquement. Merci Capitaine ! Sur un sujet pas si simple, Lyonel Trouillot réussit donc un très beau livre sur l’apprentissage de la tolérance et de l’ouverture. Un livre qu’il n’est peut-être pas inutile de lire…

Nue, Jean-Philippe Toussaint

Quatrième et dernier volet de la tétralogie consacrée à Marie Madelaine de Montalte, l’amoureuse du narrateur (ils sont séparés depuis le premier volume…), une créatrice de mode qui dessine de drôles de robes (en miel, en romarin, etc…), Nue en termine en beauté avec le thème du sentiment amoureux déployé par Toussaint dans ces quatre romans. Peu ou pas d’intrigue (les meilleurs bouquins, entre nous soit dit), après avoir passé quinze jours ensemble les deux se séparent à Paris et le narrateur attend que Marie l’appelle, ce qu’elle ne fait pas, sans avoir l’idée qu’il pourrait tout aussi bien prendre son téléphone et l’initiative du coup de fil (ah, les hommes !). Le narrateur pense donc à sa Marie, à cette femme au « tempérament océanique » (une caractéristique déjà évoquée dans Fuir), il l’invente et la réinvente sans cesse, bons et mauvais côtés ressassés sans cesse, avec humour parfois (un humour assez souvent réservé aux parenthèses), avec amour toujours. Il pense à leurs moments passés, les revit, les revisite, repense à ses propres dérobades (comment il l’épie à travers le hublot du toit d’une salle d’exposition où elle est l’artiste présentée, et il n’entre pas dans la salle car, bien sûr, il n’a pas de carton d’invitation même s’il est plus ou moins attendu et, en plus, il y a un gardien qui pourrait bien ne pas le voir avec plaisir et, bref !…), il est spécialiste des dérobades et s’absente même quand il est censé être présent… Bref, Jean-Philippe Toussaint s’est choisi un thème d’une banalité déconcertante et difficile à traiter (écrire sur le sentiment amoureux !) qu’il traite avec une finesse et une délicatesse à la hauteur des plus grands, en véritable écrivain. Et comme dans Fuir, il nous fait le coup d’une intrigue qui pourrait s’emballer en s’envolant vers le polar, le thriller ou le roman noir, mais que nenni, c’est une fausse piste, tout est dans l’analyse des sentiments, mes agneaux, c’est vraiment de la grande écriture, mes lapins, il faut lire ça sans barguigner, et derechef s’il vous plaît.

Fuir, Jean-Philippe Toussaint

Deuxième volet de la tétralogie de Marie, Fuir est un roman de Jean-Philippe Toussaint que ses essais sur sa pratique d’écriture m’a donné envie de lire. Ecrire, dit Toussaint, c’est fuir… S’éloigner du monde réel pour tenter d’en livrer la substantifique moelle, comme il le dit à peu de chose près. Si tel est le cas pour cet écrivain contemporain dont la pensée est éminemment sympathique, intelligente, attrayante, alors, sans doute, ce texte doit-il donner au lecteur un aperçu « au plus près » de sa poétique. Autant donc recommencer la découverte de cet auteur (après une lecture de son seul premier roman, La Salle de bain, choisi à l’époque pour son titre, et un peu pour son résumé qui m’avait sans doute fait penser à L’Homme qui dort, de Perec…) en lisant Fuir. Le discours de Toussaint sur le style m’a fait également penser que l’homme avait revu sa façon d’écrire, en cherchant à sortir d’un style qui m’avait paru minimaliste dans son premier livre.

En effet, Fuir est un roman dans lequel le style est travaillé, loin de la « ligne claire » des un-e-s et des autres, et la phrase longue n’y est pas rare, l’écrivain cherche clairement une voi-e-x différente, comme ses essais le laissent penser. Quand l’urgence est au rendez-vous, l’urgence littéraire dont il développe de façon intéressante le concept dans L’Urgence et la patience, quand le thème de la fuite est présent et emporte tout, sans pour autant laisser de côté l’intrigue (car la fuite y est centrale), le texte se met à vivre intensément et l’écriture est là, le souffle, le style, bref la littérature. Marie, la compagne du narrateur, personnage central de cette série de quatre romans, est absente pendant le deux premiers tiers du texte, qui se passe en Chine. Une femme, Li Qi, pourrait, sinon la remplacer, du moins en être une sorte d’alternative. Mais il n’en sera rien. Un homme, inquiétant, pour le moins, accompagne le narrateur même quand il pense en être débarrassé, au point de croire qu’il n’existe que pour ne lui laisser aucune autonomie. Il en va peut-être autrement. Mais il s’agit de la tétralogie de Marie, et la dernière partie du livre ramène l’intrigue et le lecteur vers elle, sur l’île d’Elbe, contraste saisissant entre les villes de Shangaï et Pékin, grise et polluée, et la luminosité d’azur de la Méditerranée. Pourquoi le narrateur doit-il retrouver si soudainement cette femme qu’il aime et interrompre brusquement son voyage, entamé sous de bons auspices, malgré quelques rebondissements douteux, qui l’entraînent vers un monde d’illusion dont il est sans doute préférable de se tenir à distance, pourquoi le retour en Europe s’impose-t-il si impérativement ? La réponse à cette question est à vrai dire sans importance. L’essentiel est de suivre ce narrateur dans cette errance qui mène vers Marie, une femme qu’il fuit sans pouvoir la quitter, une femme qui le quitte sans pouvoir le fuir, en se laissant porter par une écriture des sensations qui vaut qu’on se détourne du tout-venant des romans sans profondeur. Retrouvailles réussies avec la littérature de Jean-Philippe Toussaint, cet admirateur sincère de Beckett qui a trouvé sa voie et mérite plus qu’une simple considération. Si écrire, c’est fuir, alors Jean-Philippe Toussaint fuit très bien…

Tous les hommes sont menteurs, Alberto Manguel

Alberto Manguel, qui fut en ses jeunes années lecteur de Borges (voir son court récit Chez Borges). Alberto Manguel, l’essayiste (voir son Journal d’un lecteur ou La Cité des mots). Enfin, Alberto Manguel, le romancier. Tous les Hommes sont menteurs est donc un roman, qui expérimente une narration tournante : cinq parties, cinq narrateurs différents, et le premier narrateur n’est autre qu’Alberto Manguel lui-même. Ce n’est d’ailleurs pas la partie la mieux réussie. Tout tourne autour autour d’un personnage, Alejandro Bevilacqua, qu’on sait mort dès le début du livre. Terradillo, un journaliste français d’origine espagnole, mène l’enquête sur la mort inexpliquée de ce réfugié argentin. Chaque narrateur du livre donne sa vision du personnage, vision divergente des quatre autres, bien sûr. On ne se demande évidemment pas qui ment, sans doute aucun. En revanche, les personnages secondaires mentent sans doute, dans l’intrigue. Bevilacqua, qui ne se lasse pas de raconter sa vie à ceux qui veulent bien l’écouter, même si comme Manguel ils en sont las, ment sans doute sans même en être conscient. Qui est donc ce Bevilacqua ? Pauvre bougre sans relief, élevé par une grand-mère rigide et castratrice, selon Manguel ; génie littéraire auteur d’un seul livre, mais un chef-d’œuvre, selon sa dernière maîtresse, édité à Madrid sans que Bevilacqua ne soit prévenu, livre qui est le déclencheur de la mort de son présumé auteur ; imposteur, salaud littéraire, selon Manuel Olivares, qui prétend être le véritable auteur d’Eloge du mensonge, ce chef-d’œuvre édité sous le nom de Bevilacqua ; salopard qui a séduit la femme d’un autre, du nom de Gorostiza, sauf que ce Gorostiza, fils de colonel, le vendra, lui et celle qu’ils aiment tous les deux, aux militaires argentins, ce qui lui vaudra de connaître les geôles et la torture de la dictature ? Difficile de faire un portrait objectif du personnage, ce à quoi renonce finalement le dernier narrateur du roman, Terradillos, ce journaliste qui ne se sent pas l’âme d’un conteur ou d’un romancier et renonce à écrire la vie de cet écrivain si particulier. Un seul livre, et aussitôt publié, la mort ! Comment écrire un texte objectif à partir de témoignages si contradictoires ?

Manguel s’est sans doute bien amusé en écrivant ce roman, malgré des débuts un peu laborieux (psychologie un brin ennuyeuse, étalage d’une culture littéraire énorme, mais parfois encombrante, même quand Manguel convoque Enrique Vila Matas, qui connaît bien sûr Bevilacqua, à l’aune de son Bartleby et cie, roman sur les écrivains qui préfèreraient ne pas… écrire, et abandonnent la littérature après un ou deux bouquins, quelques lourdeurs dans l’intrigue qui rendent la lecture un rien redondante…), et réussit à embarquer son lecteur dans ce kaléidoscope qu’est le roman, dans lequel se reflète, toujours changeant, toujours changé le visage multi-facettes d’Alfredo Bevilacqua, homme falot ou homme génial, véritable Bartleby de l’écriture ou auteur de mauvais romans-photos, terrible séducteur ou homme qui ne choisit pas en amour, salaud ou héros. Bevilacqua, Bevilacqua, Bevilacqua. Amour et littérature, création et imposture. Pas étonnant que Manguel ait convoqué dans son bouquin le grand Vila Matas. Vila Matas aurait pu écrire ce roman. Je pense même que c’est lui qui l’a écrit et l’a offert à Manguel, comme il se plaît à le faire avec le critique français d’art, Jean-Yves Jouannais, qui le lui rend bien, d’ailleurs, en lui offrant certains de ses bouquins que Vila Matas publie alors à son nom sans barguigner.

Les Petrov, la grippe, etc. Alexei Salnikov

Les Petrov, la grippe, etc, du poète russe Alexei Salnikov, est bien sûr le roman qui a été adapté par le trublion génial du cinéma Serebrenikov (titre : La Grippe de Petrov, chroniqué sur ce blog il y a déjà quelques mois). L’image de couverture du roman dans sa traduction française est d’ailleurs issue du film… Il est rare de lire un livre après en avoir vu l’adaptation cinématographique, c’est le plus souvent dans l’autre sens que les choses se font… Il est assez rare, il me semble, de préférer le film au livre. C’est pourtant le cas pour ces deux objets si proches et si différents que sont La Grippe de Petrov et Les Petrov, la grippe, etc., que je n’ai pu m’empêcher, pendant ma lecture, de comparer. Il est vrai que le film est d’une force étonnante. Serebrenikov, sans être infidèle au texte, en a magnifié les passages les plus importants, a su tirer parti des particularités des personnages pour filmer quelques scènes d’anthologie… Par exemple, Petrova, la femme de Petrov, durant ses crises de folie, quand elle se transforme en tueuse sans pitié, devient un personnage fantastique, dont les pupilles se dilatent au point que l’iris en devient entièrement noire, et que même le blanc de l’œil disparaît. C’est le signal du début de sa folie meurtrière, qu’elle assouvit joyeusement, du poing ou au couteau, sur des hommes dont le comportement a le malheur de lui déplaire. Dans le livre, ou plus exactement dans le chapitre sobrement intitulé Petrova devient folle, ces excès de folie sont annoncés par une « spirale froide qui palpitait en elle, dans la zone de son plexus solaire », ce qui est moins impressionnant que le regard modifié du personnage dans le film. D’autant que ce qui est dans le livre présenté comme une forme de folie, n’est pas commenté dans le film, mais donne lieu à deux scènes d’une violence magnifiée par la mise en scène et son aspect fantastique et fantasmé.

Ce n’est évidemment pas tout, là où le film semble à plus d’une occasion complètement délirant, le roman reste sage, tant dans son intrigue que dans sa forme narrative. On y retrouve avec plaisir les personnages de Petrov, Petrova et Petrov junior, le personnage insupportable d’Igor, une vague connaissance de Petrov qui obtient à peu près toujours ce qu’il veut des autres, à savoir qu’ils sortent avec lui le soir pour s’enivrer de vodka dans des errances sans fin à travers la ville et le froid. Mais là où le film fait de la virée de Petrov et Igor, dans un corbillard garni (d’un cercueil et son macchabée, et du chauffeur !), le centre de sa narration (en le magnifiant par une folie de bon aloi et quelques effets simples, mais d’une efficacité et d’une esthétique incroyable), le roman ne lui consacre qu’une courte partie de son premier chapitre, pour ensuite se concentrer sur la vie des Petrov, ce qui se passe dans la tête de Petrov, ce qui se passe en Petrova quand elle pète un plomb…

De ce point de vue, la lecture du roman m’a sans doute paru un peu longuette, même si j’avais plaisir à retrouver l’univers de cette famille, « entre délire et réalité » comme le dit la quatrième de couverture, mais quand il s’agit de narrer entre délire et réalité, Serebrenikov est indépassable. Les trois cent pages du roman m’ont donc paru un peu trop nombreuses, on aurait pu sans doute se contenter de deux cents, mais il s’agit malgré tout d’un bon premier roman et je serais curieux d’entendre un lecteur qui n’aurait pas vu le film me parler du texte d’Alexei Salnikov. Pour finir, en pensant que l’image peut sans doute rendre un univers délirant avec plus d’efficacité que la phrase, il me revient à la mémoire que Salnikov est un poète (visiblement reconnu dans son pays comme l’un des plus importants du moment) et qu’il ne devrait donc pas manquer d’images fortes et de capacité à aller du côté de la folie en mettant le feu à son texte et ses phrases. Ce n’est hélas pas le cas dans ce roman qui ne manquait pourtant pas d’occasions de mettre en branle une machine poétique forte et turbulente, en particulier dans les quelques scènes qui s’y prêtaient et il s’en trouve quelques-unes. Mais le texte reste sage, trop sage. Hélas, mille fois hélas.

La Semaine perpétuelle, Laura Vazquez

Laura Vazquez est une jeune poétesse marseillaise dont l’œuvre de poésie sonore peut sans doute, si l’on veut y apposer une étiquette, être située dans la filiation d’un Christophe Tarkos. Ici, avec La Semaine perpétuelle, on a affaire à un premier roman, dont la poétique est proche de ce que Vazquez écrit habituellement, et qui peut faire penser à ce qu’écrit Charles Pennequin (même si la jeune auteure ne le citerait sans doute pas parmi ses influences, ce dont à vrai dire je ne sais rien). Autant dire que ce livre n’est pas à classer sur le même rayon que les romans plan-plan qui inondent les tables des librairies, ces bouquins sans âme, ces bouquins qui ne cherchent surtout pas à expérimenter, ces bouquins à l’intrigue linéaire, ces livres assez impersonnels qu’on oublie aussitôt qu’on les a lus, soulagé d’en finir avec eux. Bref, La Semaine perpétuelle narre, si on peut dire, si on veut en résumer « l’intrigue », l’histoire d’une drôle de famille : le père a des éponges pour tout, plafond, sol, murs, couverts, grand-mère, enfants, même pour effacer le passé, enfin il aimerait en avoir une de ce genre, et il nettoie tout, sans cesse ; Sara, la fille aînée, ne supporte pas trop la réalité trop proche ; Salim, le fils, ne sort plus de la maison, ne va plus à l’école, et publie sur Internet des vidéos, mais aussi des poèmes ; la grand-mère est malade et même plus, elle va mourir si sa fille ne lui fait pas don de je ne sais plus quel organe, peut-être du sang. La mère s’est barrée, elle a abandonné toute la maisonnée, le père ne veut plus parler d’elle, ça le met en colère, il veut l’oublier. Voilà le fil rouge de ce texte, qui part vers d’autres cieux, poétiques, à la moindre occasion. Les jeunes protagonistes du livre ont toujours le portable à la main et le texte parle beaucoup des publications délirantes de Salim, mais aussi de ce qu’il trouve sur Internet, des commentaires sur ses vidéos ou ses textes.

L’écriture est étrange, simple, obsessionnelle, répétitive (cf Pennequin) et n’est pas celle de la majorité des romans, il s’agit d’une écriture poétique, on pourrait dire que La Semaine perpétuelle est un roman-poème (cf Pennequin). En voici l’incipit : « Une tête ne tombe pas, elle ne peut pas tomber. Elle est reliée par un fil qui descend jusqu’en bas de la personne, et sil la tête tombe, le reste tombe. Il ne faut pas casser notre tête, mais on peut casser nos membres. Quand on se casse un membre, on se souvient du membre. Quand une dent s’infecte, elle vibre à l’intérieur, on dirait qu’elle nous parle. » etc… Il y a quelques trouvailles dans l’histoire, un espace noir dans la chambre de Sara, par exemple, dans lequel il ne faut pas entrer, qu’il ne faut pas approcher de trop près. Un jour, Sara dit à son père qu’elle est entrée dans le trou noir de sa chambre. Il ne lui ai rien arrivé de grave, mais le père n’aime pas ça, il lui reproche, il reproche à ses enfants, de toujours faire des histoires. Il a l’assistante sociale, un homme, sur le dos depuis que Salim n’est plus scolarisé. Le père est inquiet, il ne voudrait pas perdre le logement social qu’on lui a accordé. « Je peux vous enlever votre maison, ce qui compliquerait une situation déjà complexe, et ça personne ne le souhaite, monsieur, surtout pas moi, surtout pas vous, vice-versa. (…) Tous les documents relatifs aux personnes à charge ont été remplis par ma supérieure dans un bureau blanc sur un ordinateur énorme. Un bureau neuf, non personnalisé, sur un ordinateur immense. J’ai assisté en personne à la procédure d’unification des éléments. La situation est alarmante, monsieur, façon de parler bien sûr, car alarmante ne signifie pas qu’une alarme va sonner dans votre maison, ne vous y trompez pas. » Voilà comment parle l’assistante sociale, qui est un homme.

Le roman est long (320 pages), il aurait sans doute pu être plus court, sans que l’ensemble en souffre. Laura Vazquez a écrit une œuvre originale, depuis sa voix de poète sonore, un texte qui mérite de trouver ses lecteurs et ses lectrices, car tous les écrivains qui cherchent autre chose, ce qui est son cas, le méritent. Lisez sans peur Laura Vazquez !

L’Urgence et la patience, Jean-Philippe Toussaint

Court recueil d’articles sur l’écriture, L’Urgence et la patience confirme que Jean-Philippe Toussaint est un écrivain très à l’aise avec le recul réflexif sur sa pratique et un lecteur dont les goûts littéraires sont aussi avisés que ses analyses. Tout comme dans le récent ouvrage de la collection Secrets d’écriture, Toussaint y revient d’abord sur ses premiers pas d’écrivain, avec une modestie remarquable, puis, dans un très court texte, sur ses bureaux (un lieu de travail comme un autre), avant de nous offrir un texte plus conséquent sur ce qui constitue à ses yeux l’essentiel de l’acte d’écriture, deux façons de faire qui s’opposent et se complètent, s’opposent et se marient, l’urgence et la patience, deux notions qu’il juge « apparemment inconciliables » (mais les apparences sont trompeuses, on le sait). Sans patience, la patience qui permet au livre de se construire peu à peu, sous le crâne de l’écrivain, puis sous sa plume, pas d’urgence en vérité. Sans l’urgence, celle qui permet au texte de venir comme l’eau coule de source, celle qui permet aux phrases de s’agencer à merveille, à quoi servirait la patience ? Il y a chez les écrivains, souligne Toussaint, des patients (Flaubert en serait sans doute le premier représentant) et des urgents (Rimbaud), mais au bout du compte, comme toujours avec ce genre de catégorisations, chaque écrivain est inévitablement les deux à la fois, avec sans doute une tendance dominante. Après ce chapitre qui donne son titre au livre, quelques articles moins forts, dont ceux consacrés à la lecture de Proust, mais qui parle surtout des fauteuils dans lesquels Toussaint a lu la Recherche, et à la lecture de Dostoïevski (plus pertinent), dans lequel l’auteur se penche sur le don du Russe quand il s’agit de manier la prolepse. Avant de finir en beauté avec trois articles consacrés à la seule influence de Toussaint, le grand, le génial Samuel Beckett, influence que l’auteur a du dépasser pour pouvoir écrire lui-même et se faire une personnalité d’écrivain. Dans cette fin de livre, le lecteur que je suis a bu du petit lait, car tout ce qui s’écrit sur l’écrivain irlandais me semble digne d’être lu. Et les textes de Toussaint n’échappent pas à cette croyance. Bref, je vous recommande L’Urgence et la patience à plus d’un titre, si vous vous intéressez aux essais littéraires, cela va sans dire.

Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience – morceaux choisis 12

« Comme chez tous les grands auteurs, comme dans tous les grands livres, c’est dans des questions de rythme, de dynamique, d’énergie, dans des critères de forme que le livre se joue. La voie avait été ouverte par Flaubert cent ans plus tôt, quand il rêvait d’un livre sur rien (« un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre, sans être soutenue, se tient en l’air »). Mais même de ce « rien » flaubertien, comme ultime matière romanesque exploitable, Beckett paraît se méfier. Beckett se méfie des agréments du « rien », comme il se méfie des outils qui pourraient l’exprimer. Beckett ne vise qu’à l’essentiel, dénudant la langue jusqu’à l’os pour approcher une langue inatteignable. S’il choisit d’écrire en français, c’est parce que le français lui apparaît comme une langue où l’on peut écrire sans style, alors que l’anglais offrirait trop d’occasions de virtuosités. Mais il y a, je crois, quelque chose de plus dans l’œuvre de Beckett, quelque chose qui se situe au-delà même du langage. Au-delà du langage, il reste quoi, alors, dans un livre, quand on fait abstraction des personnages et de l’histoire ? Il reste l’auteur, il reste une solitude, une voix, humaine, abandonnée. L’œuvre de Beckett est foncièrement humaine, elle exprime quelque chose qui est du ressort de la vérité humaine la plus pure. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)

Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience – morceaux choisis 11

« D’une certaine façon, l’œuvre de Beckett est inabordable, ou, pour le dire autrement, tous les critères habituels de présentation d’un livre sont ici caducs, inappropriés, débiles, inopérants. En général, pour présenter un livre, on évoque son histoire. Ici, l’histoire est absente, et l’intrigue, l’anecdote, réduite au minimum. L’histoire n’est pas l’enjeu, ce n’est pas là que le livre se joue, ce n’est pas l’essentiel. Il serait vain et téméraire (ou « frivole et vexatoire », pour reprendre de savoureux adjectifs de Beckett dans Murphy) de vouloir essayer de résumer Molloy, Malone meurt et L’Innommable. On échouerait nécessairement à remplacer les mots par les mots, quand il s’agit de Beckett. « J’ai l’amour du mot, les mots ont été mes seuls amours, quelques-uns » (Têtes mortes). Le contexte historique est tout aussi absent de l’œuvre de Beckett, il n’est jamais fait allusion à une situation politique ou à un contexte social, nous sommes dans un temps pur préservé de l’histoire, nous sommes dans un monde atemporel. Mais où sommes-nous, alors ? Nous sommes dans une conscience, me semble-t-il, dans l’esprit de Beckett, et nous y vivons heureux quelques heures, le temps de la lecture. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)

Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience – morceaux choisis 10

« Je ne me suis pas à proprement parler identifié à Molloy, ou à Malone, mais j’ai compris, en lisant Beckett, que c’était là une façon d’écrire possible. Les autres écrivains que j’admirais, Proust, Kafka, Dostoïevski, je pouvais les admirer sans avoir besoin d’écrire comme eux, mais avec Beckett, c’était la première fois que je me trouvais en présence d’un écrivain auquel j’ai senti inconsciemment que je devais me mesurer, me confronter, de l’emprise duquel je devais me libérer. Sans en être vraiment conscient, je me suis mis à écrire comme Beckett (ce qui n’est pas une solution quand on cherche à écrire – car, qui qu’on soit, vaut mieux écrire comme soi). J’ai été au bout de cette impasse, j’ai connu une période d’abattement et de dépression. Cela a été une épreuve douloureuse, mais salutaire, j’ai dû me défaire de cette influence décisive, de ce regard terriblement lucide sur le monde, noir, pascalien, en même temps que porteur d’énergie et d’un humour triomphant. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)

Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience – morceaux choisis 9

« Je ne prends quasiment pas de notes préparatoires avant de commencer un livre. Il faut qu’un roman soit déjà en cours pour que ma pensée puisse s’accrocher à un épisode du livre existant, à une scène en gestation qui commence à émerger lentement dans mon esprit, à la manière de ces formes blanchâtres aux contours flous et mouvants qu’on voit se dessiner sur les échographies. Les notes, c’est donc plutôt pendant les phases d’écriture que je les prends. Parfois, à Ostende, je m’arrête sur la digue et j’exhume un carnet de ma poche, que j’extrais de chiffonnements de mouchoirs en papier pailletés de grains de sable, pour griffonner rapidement quelques mots debout sur la digue, dans le vent et la bruine, parfois sous l’averse, c’est très beau de voir alors cette idée que je note se diluer instantanément sous la pluie. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)

Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience – morceaux choisis 8

« L’urgence est un état d’écriture qui ne s’obtient qu’au terme d’une infinie patience. Elle en est la récompense, le dénouement miraculeux. Tous les efforts que nous avons consentis au préalable pour le livre ne tendaient en réalité que vers cet instant unique où l’urgence va surgir, le moment où ça bascule, où ça vient tout seul, où le fil de la pelote se dévide sans fin. Comme au tennis après les heures d’entraînement, où chaque geste est analysé, décomposé, et refait à l’infini, mais reste raide, figé et sans âme, il arrive un moment, dans la chaleur du match, où on commence à lâcher ses coups et où on réussit certaines choses qui auraient été inimaginables à froid et n’ont été rendues possibles que par la rigueur et la ténacité de l’entraînement qui a précédé. Dans ces moments, dans la chaleur de l’écriture, on peut tout tenter, tout nous réussit, on effleure la bande du filet, on frôle les lignes, on trouve tout, instinctivement, chaque position du corps, le fléchissement idéal du genou, la façon d’armer le bras et de lâcher le coup, tout est juste, chaque image, chaque mot, chaque adjectif pris à la volée et renvoyé sur le terrain, tout trouve sa place exacte dans le livre. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)

Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience – morceaux choisis 7

« Tout commence et tout finit toujours par la patience dans l’écriture d’un livre. En amont, il faut laisser le livre infuser en soi, c’est la phase de maturation, les premières images qui viennent, les personnages qui s’esquissent. On rassemble de la documentation, on prend des notes, on élabore mentalement un premier plan d’ensemble. Cette phase de préparation poussée à l’extrême, le danger serait de ne jamais commencer le roman (le syndrome de Barthes, en quelque sorte), comme le narrateur de La Télévision qui, par scrupules exagérés et souci d’exigence perfectionniste, se contente de se disposer en permanence à écrire « sans jamais céder à la paresse de s’y mettre ». Car, s’il est essentiel de retenir longtemps un texte, il est quand même indispensable de le lâcher un jour. En aval, dès qu’une page est terminée, on l’imprime et on la relit, on l’amende, on la rature, on trace des flèches à travers le texte, on corrige, on ajoute quelques phrases à la main, on vérifie un mot, on reformule une tournure. Puis on réimprime la page et on relit, et ainsi de suite, à l’infini, traquant les fautes et débusquant les scories, jusqu’à l’ultime échenillage des épreuves. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)

Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience – morceaux choisis 6

« L’urgence, telle que je la conçois, n’est pas l’inspiration. Ce qui en diffère, c’est que l’inspiration se reçoit, et que l’urgence s’acquiert. Il y a dans le mythe de l’inspiration – le grand mythe romantique de l’inspiration – une passivité qui me déplaît, où l’écrivain – le poète inspiré -, serait le jouet d’une grâce extérieure, Dieu ou la Nature, qui viendrait se poser sur son front innocent. Non, l’urgence n’est pas un don, c’est une quête. Elle s’obtient par l’effort, elle se construit par le travail, il faut aller à sa rencontre, il faut atteindre son territoire. Car il y a bien un territoire de l’urgence, un lieu abstrait, métaphorique, situé dans des régions intérieures qui ne s’abordent qu’au terme d’un long parcours. C’est par l’immersion qu’il faut l’atteindre. Il faut plonger, très profond, prendre de l’air et descendre, abandonner le monde quotidien derrière soi et descendre dans le livre en cours, comme au fond d’un océan. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)

Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience – morceaux choisis 5

« D’ordinaire, l’urgence préside à l’écriture d’un livre et la patience n’est que son complément indispensable, qui permet de corriger ultérieurement les premières versions du manuscrit. Chez Proust, il semblerait que la patience précède l’urgence. Proust n’écrit pas de première version d’A la Recherche du temps perdu, il se contente de vivre, il prend tout son temps, comme s’il relisait avant même d’avoir écrit. C’est sa vie, la patience, et l’urgence, c’est son œuvre. Mais chaque façon personnelle de concevoir l’écriture est une névrose unique. Kafka, tous les soirs, se mettait à sa table de travail et attendait l’élan qui le porterait à écrire. Il avait cette fois en la littérature, il ne croyait qu’en elle (« je ne peux ni ne veux être rien d’autre »), et il pensait tous les soirs qu’adviendrait pour lui cet idéal inaccessible : écrire. Parfois, en effet, cela venait. Il a écrit Le Verdict en une nuit, et La Métamorphose sera écrite dans le même état de grâce. A côté de ces nuits de fièvre et d’urgence, la pratique de l’écriture est une quête aride au quotidien pour Kafka. Rien ne vient, jamais. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)

Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience – morceaux choisis 4

« La ligne du livre doit-elle toujours être crescendo de la première à la dernière ligne ? Non, on peut ménager des accélérations à l’intérieur même des parties, on peut jouer avec les ruptures de rythme, on peut faire résonner la dernière phrase d’un paragraphe. Toutes ces choses se calculent, se dosent et se mesurent. Ce sont des questions techniques, c’est affaire de métier. Un livre doit apparaître comme une évidence au lecteur, et non comme quelque chose de prémédité ou de construit. Mais cette évidence, l’écrivain, lui, doit la construire. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)

Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience – morceaux choisis 3

« Il y a parfois une contradiction entre le désir que j’ai d’écrire des phrases qui peuvent durer, qui sont proches de l’aphorisme et la nécessité que de telles phrases n’arrêtent pas la lecture, ne la freinent même pas. Il faut que ces phrases se fondent dans le cours du roman, sans nuire à sa fluidité, qu’elles s’enfouissent dans le texte, presque camouflées, de façon qu’elles brillent sans trop attirer l’attention. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)

Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience – morceaux choisis 2

« Il y a toujours en jeu, je crois, dans l’écriture, ces deux notions apparemment inconciliables : l’urgence et la patience.

L’urgence, qui appelle l’impulsion, la fougue, la vitesse – et la patience, qui requiert la lenteur, la constance et l’effort. Mais elles sont pourtant indispensables l’une et l’autre à l’écriture d’un livre, dans des proportions variables, à des dosages distincts, chaque écrivain composant sa propre alchimie, un des deux caractères pouvant être dominant et l’autre récessif, comme les allèles qui déterminent la couleur des yeux. Il y aurait ainsi, chez les écrivains, les urgents et les patients, ceux chez qui c’est l’urgence qui domine (Rimbaud, Faulkner, Dostoïevski), et ceux chez qui c’est la patience qui l’emporte – Flaubert, bien sûr, la patience même. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)

Zombi, Joyce Carol Oates

Plongée saisissante dans les pensées intimes, le flux de conscience (ou d’inconscience) d’un délinquant sexuel américain, d’un pervers de tout premier ordre au rêve récurrent, transformer l’un des jeunes gens qu’il ne peut s’empêcher de kidnapper et violer en zombi tout à ses ordres et à sa dévotion par une simple opération d’une barbarie innommable de lobotomie imitée des techniques de la psychiatrie de son pays – le schéma de lobotomie transorbitale, directement sorti d’un livre scientifique américain des années 80 fait frissonner – et aux fantasmes effrayants par leur naïveté autant que par leur folie, Zombi n’est pas un roman à mettre entre toutes les mains. Quentin, qui ne se nomme que par ses initiales, Q.P., est un pauvre type, d’une naïveté infantile, mais aussi une victime autant qu’un bourreau. Il a du mal avec le contact visuel, qu’il évite la plupart du temps, éprouve peu ou pas d’émotions (sinon à l’idée de posséder un ZOMBI rien qu’à lui, ce qui l’excite au plus haut point), parle parfois de lui à la troisième personne du singulier, ne rêve pas, est attaché à son obsession numéro 1 : réussir, en enfonçant un pic à glace dans l’œil d’un des jeunes types qu’il kidnappe en les endormant afin de toucher une partie de leur cerveau et le priver d’une bonne de certaines de ses facultés intellectuelles et le transformer ainsi en ZOMBI obéissant et aimant. « Un vrai ZOMBI serait à moi pour toujours. Se mettrait à genoux devant moi en disant JE T’AIME MAÎTRE, IL N’Y A QUE TOI MAÎTRE. ENCULE-MOI MAÎTRE A ME DEFONCER LES BOYAUX. & j’essuie la purée poisseuse dans des poignées de papier hygiénique & retourne dans mon box où je les laisserai cachés dans ma serviette pour qu’ECUREUIL les débarrasse sans le savoir. MON ZOMBI ! » Nous sommes donc dans le cerveau d’un grand malade, et pour le meilleur comme pour le pire, car c’est lui qui parle du début jusqu’à la fin, avec sa langue, son absence totale de recul ou de culpabilité, ses fantasmes, etc… et le lecteur n’a pas d’autre choix que de le suivre dans toutes ses turpitudes, et il n’en manque pas dans ce roman décapant, puisque toutes ses tentatives de zombification des types dont il s’amourache le temps d’un passage à l’acte échouent et se finissent inévitablement par la mort du cobaye. Qu’à cela ne tienne, Quentin laisse passer un peu de temps avant de renouveler l’essai. Rien ne peut l’en empêcher, ni le psychologue qui le suit depuis qu’il a été jugé pour agression sexuelle sur mineur, ni son père, un prof d’université renommé et adepte de la bonne morale WASP, qui a pourtant trempé dans des expériences scientifiques douteuses avec son mentor, un vieux prof dont on apprend les méthodes après sa mort (il fait alors disparaître de son domicile les photos qui les montraient ensemble, lui encore jeune étudiant, son prof, plus âgé), c’est en tout cas ce qu’on peut déduire de ce passage du livre, ni sa sœur, proviseure d’établissement scolaire, ni sa mère, qui ne fait que pleurnicher à l’idée que son Quentin soit un délinquant, mais se leurre le plus souvent en imaginant que c’est Dieu merci imposssible.

Carol Joyce Oates signe un drôle de livre, un peu cradingue et très souvent drôle, au rythme soutenu (l’usage de l’esperluète à la place du « et » y aide bien, mais aussi le choix d’une langue orale et « diminuée »), l’absence de narrateur externe permet d’éviter le jugement, car Quentin s’accepte tel qu’il est, les chapitres courts ne font pas s’appesantir le texte sur la psychologie du personnage, on est la plupart du temps dans le factuel ou dans les rêves éveillés et les stratégies du malade mental, et le texte est accompagné des dessins maladroits ou ridicules de Quentin. Bref, c’est brut de décoffrage, et sacrément efficace. On a parfois « les dents du fond qui baignent », mais il ne faudrait pas s’en plaindre. Après tout personne ne nous a forcé à suivre les aventures de Quentin, un triste exemplaire parmi tant d’autres de ce que la société américaine peut créer de plus mauvais.

Le Président, César Aira

Ecrit en 2019, Le Président est donc le dernier roman d’Aira traduit en français (et stratégiquement, voire avec opportunisme, publié en pleine campagne électorale française), après ce qui reste sans doute son chef-d’œuvre absolu, Prins. Premier élément qui fait la grandeur de ce nouvel opus, un style particulièrement léché, et il ne s’agit pas de resservir l’argument éculé de la traduction pour évacuer cet aspect (la traductrice, Christilla Vasserot, a réalisé un travail remarquable, sans aucun doute fidèle à la qualité stylistique de l’original, et si ce n’était pas le cas elle ferait sans doute autre chose…). Pour le reste, on est en terrain connu avec le maestro Aira, Le Président est un nouvel ovni littéraire qui, l’air de ne pas y toucher, aborde la réalité par le biais du conte et entraîne le lecteur dans les méandres d’une histoire à dormir debout pour lui donner à réfléchir sur le politique autant que sur le littéraire, sur les rapports entre fiction et réalité ou entre réalité et fiction.

Comme l’a dit le divin Bolaño, qui a signalé l’auteur argentin par ce jugement, « Une fois que vous avez commencé à lire César Aira, vous ne pouvez plus vous arrêter. »… et je l’ai cru, ne manquant dès lors aucune de ses nouvelles publications françaises. Et avec Aira, on va de surprise en surprise, toujours embarqué dans des histoires dans lesquelles l’imaginaire est roi et les sacro-saintes règles de la narration remises en cause et jetées aux orties par un écrivain au talent duquel tout est permis (la marque des grands). Notre président argentin n’est donc pas du genre réaliste. Grand procrastinateur devant l’éternel (son seul acte d’importance semble être de tenir un carnet des choses qu’il se doit de réaliser en s’en gardant surtout), il sort chaque nuit dans la ville de Buenos Aires, pour observer le petit peuple, les gens qui dépendent de son inaction, et sans doute découvrir dans ce spectacle chaque nuit renouvelé le grand secret de la réalité, une réalité dont il se méfie en s’en tenant à bonne distance, tout comme il s’impose la pauvreté pour ne pas sombrer dans la corruption et donner ainsi à ses opposants des arguments pour abréger son mandat. Le jour, il dort ou lit le journal, le numéro unique d’un journal écrit pour lui seul et attend le soir pour ressortir. Quoi d’autre ? penserez-vous… Le Président marche la nuit en pensant à son ami d’enfance, le petit Birrete, devenu fou ou mort (le président n’en sait rien), et aux deux femmes de sa vie : Xenia, l’autonome, la pragmatique, celle qui n’a jamais eu besoin de personne pour vivre et survivre, librement, dont il aimerait percer le secret pour en faire profiter son peuple (qui en aurait sans doute besoin par ces temps de crise), qui tient une petite boutique dont lui a fait don le président ; et la Rabina, celle qui a fait son initiation sexuelle et amoureuse. Les deux femmes ont pour point commun de s’être fait kidnapper par des demandeurs de rançon (jamais payées par le Président, trop pauvre pour cela, et qui pense que payer pousserait les brigands à demander toujours plus.

Le président marche donc, flâne la nuit dans sa ville, et le texte nous livre, outre son histoire minimaliste, son flux de conscience et ses inventions, son imaginaire, ses hypothèses, car il pense que Ravina n’a jamais été libérée, et il se dit qu’il doit régler deux affaires, celle-ci, et celle qui lui permettrait de partager avec toute l’Argentine le secret intime de Xenia, mais il nous livre aussi son regard sur la réalité du pays, tout ce qui fait de lui, évidemment, un alter ego du romancier, ce que confirme la fin du roman, traitée en une page sans qu’on la voie venir, alors que l’on approche de la dernière phrase en se demandant une nouvelle fois comment Aira va s’en sortir pour boucler son texte. Il y a aussi dans ce roman très court, mais plein d’idées et d’axes de lecture, deux lieux symboliques, l’Hôpital Argerich, hôpital présidentiel auquel le président semble ne pas pouvoir accéder, et un autre, le Prestige Hygiénique, bâtiment gigantesque et inachevé, sorte d’équivalent romanesque de la Tour de Babel, devenu le repère de tous les délinquants et criminels de la capitale argentine, deux lieux aimantés vers lesquels notre président est toujours attiré et qui mériteraient une étude approfondie pour en comprendre les secrets fictionnels. Bref, il n’est l’heure de se livrer à ce genre de conjectures et les futurs lecteurs du dernier roman traduit de César Aira, prévenus de l’importance de ces espaces, s’en occuperont (le rôle de l’espace chez Aira est bien plus important que celui du temps et son œuvre énorme pourrait s’intituler « L’espace retrouvé »). Il y aurait aussi la « chambre » du président, dans la Casa Rosada, un tout petit réduit à peine meublé, où il passe ses journées et ses chaussures à semelles orthopédiques qui auraient bien besoin d’être changées (mais leur prix !…). Conte oriental façon Aira, satire politique ou regard « crépusculaire » d’un écrivain posé sur la fragilité de la condition humaine (comme le suggère en vrac la quatrième de couverture de l’édition française), qu’importe, il me semble bien à moi que ce livre est un nouveau texte sur la fiction et les raconteurs d’histoire à la Aira, qui se tiennent à distance de la réalité pour mieux en décrire, en creux, les ressorts. Lisez César Aira, il en restera de toute façon quelque chose, vos livres d’Aira !

L’Atelier noir, Annie Ernaux

Les journaux d’écriture d’Annie Ernaux (de 1982 à 2015) portés à la connaissance des lecteurs par l’édition forment ce texte intitulé L’Atelier noir (excellent titre). On y découvre les inquiétudes de l’écrivaine quant à la mise en roue de ses projets, ses questionnements (parfois redondants, comme le sempiternel problème de la personne à choisir, « je/elle » le plus souvent), sa recherche permanente d’une forme à donner à chaque texte en gestation. On est prévenu dès la lecture de la quatrième de couverture, signée par l’auteur : « C’est un journal de peine, de perpétuelle irrésolution entre des projets, entre des désirs. Une sorte d’atelier sans lumière et sans issue, dans lequel je tourne en rond à la recherche des outils, et des seuls, qui conviennent au livre que j’entrevois, au loin, dans la clarté. »

Il s’agit également, de l’aveu de l’écrivaine, d’un « pas de côté » suggéré par deux éditrices, donc d’une commande. Pas de côté par rapport à l’écriture, aux livres « habituels » d’Annie Ernaux. Pas de côté dont elle se sent incapable, comme elle se sent incapable de définir son chemin d’écriture. En se décidant finalement à publier ces textes « secrets », après hésitation (« Mais allais-je exposer les doutes, les hésitations, les recherches vaines, les pistes abandonnées, tout ce travail de taupe creusant d’interminables galeries, qui prélude à l’écriture de mes livres »), en considérant qu’elle prend un risque à le faire – on peut se demander si elle n’a pas finalement opté pour une solution de facilité. Avec une ambition, annoncée, de son chantier d’écriture : « faire advenir un peu de vérité ».

De ce point de vue, L’Atelier noir est une réussite. Pour le lecteur qui espère y trouver des questionnements littéraires de premier ordre, des pistes de réflexion nouvelle sur l’écriture et la genèse des œuvres, le texte n’est sans doute pas aussi percutant et efficace que les essais d’auteurs sur leur œuvre et leurs méthodes d’écriture (cf Le Voyageur, de Robbe-Grillet ; C’est vous l’Ecrivain, de Toussaint ; J’habite une tour d’ivoire, de Handke), textes dans lesquels une réflexion intellectuelle de haute volée est proposée au lecteur. Ici, dans ces carnets d’écriture, on est loin de cela. Les questions se posent, parfois de façon répétitive, sans que les réponses qui y sont parfois apportées (pas toujours) ressemblent à des révélations sur une méthode d’écriture et sur la littérature. Ce n’est pas pour autant un texte indigent ou inintéressant, ça se lit avec plaisir par moments (en particulier quand Ernaux y parlent de certaines de ses lectures, parfois sans complaisance), mais certaines périodes laissent le lecteur sur sa faim, sans doute parce que les carnets sont livrés de manière assez « brute de décoffrage », sans réécriture et dans un mode « notations », comme un abrégé des interrogations inévitables que posent des projets de textes dont l’objectif est la plupart du temps le sempiternel « écrire la vie » d’Annie Ernaux. Par ailleurs, on ne sait pas toujours de quel projet exact il s’agit, les textes dont il est question n’étant pas forcément signalés par le titre qu’ils auront une fois édités. En fin d’année, la mention du titre du livre enfin achevé et publié est faite et on comprend alors, si on ne l’a pas encore deviné, de quel objet il était question. En filigrane de ces années de doutes et d’hésitations, on perçoit quelque chose comme la genèse d’une œuvre dans son intégralité (ou presque) et on se fait une idée, partielle quoiqu’intéressante, de la vie artistique et intime d’une écrivaine sur une période de trente-trois ans. On peut voir le verre à moitié vide ou le verre à moitié plein, en fonction de l’intérêt qu’on porte à l’œuvre de l’auteure née à Yvetot (76). Quoi qu’il en soit, L’Ecriture comme un couteau, son essai sur sa propre poétique, m’a paru, même s’il ne m’a pas comblé, plus profond et puissant que ses « journaux d’écriture » – ceux d’Henry James, l’auteur du roman fantastique Le Tour d’écrou, m’avaient quant à eux ennuyé au point de les abandonner en cours de lecture et j’en viens à me dire que ces textes de préparation de l’écriture devraient sûrement rester dans les annales des écrivains plutôt qu’être publiés. Que cela ne vous empêche pas pour autant de lire L’Atelier noir si vous êtes un-e inconditionnel-le d’Annie Ernaux ou si vous êtes tout simplement curieux d’entrer dans l’avant des romans d’une écrivaine singulière et dans la mise à nue de ses inquiétudes ! Pour ma part, j’en sors peu convaincu, et très étonné par les références musicales, pour la plupart d’une banalité consternante, qu’Annie Ernaux cite dans sa mise en marche du processus de mémoire qui ouvre chacune de ses période d’écriture ! Mais c’est un détail sans importance, avouons-le.

L’Atelier noir, Annie Ernaux – morceaux choisis 11

« Hier soir j’ai regardé Wanda, le film de Barbara Loden. Je m’en souvenais peu, sauf qu’elle quitte son mari et ses enfants, elle erre à la merci des rencontres d’hommes. J’avais oublié la fin. Or cette fin est, pour moi aujourd’hui, affolante. La caméra cadre le visage, figé, de Wanda au milieu de fêtards, entre deux hommes dans une boîte. On la voit, muette, prenant la cigarette qu’un homme lui allume, tournant la tête à droite, à gauche, absente. Elle n’est plus là, elle n’est plus rien. Avant elle a dit « je ne vaux rien » à un homme. La caméra fixe son visage muet. Peu à peu celui-ci se dissout. » Annie Ernaux, L’Atelier noir

L’Atelier noir, Annie Ernaux – morceaux choisis 10

« Qu’est-ce qui me touche tant dans le dernier livre d’Alice Munro ? (Fugitives) »

« Ce que j’aime chez Alice Munro, c’est la justesse des moments, des pensées de femme, mais je souffre toujours de la forme traditionnelle de ses nouvelles. » Annie Ernaux, L’Atelier noir

Lues au moment où Munro a obtenu le prix Nobel de littérature, Fugitives m’a laissé sur la même impression que toutes ces femmes qui fuient une vie, un homme, une situation contraire… étaient décrites avec justesse, mais que l’écriture et la forme des nouvelles n’avaient absolument rien de nouveau, qu’il s’agissait d’un recueil qui rejoindrai dans l’oubli bien d’autres livres de nouvelles plus ou moins décevants. Les Lunes de Jupiter, autre recueil de nouvelles sur des femmes fragiles mais fortes lu en 2013 lui aussi, ne m’a pas convaincu qu’il y aurait le moindre intérêt à poursuivre la découverte d’une œuvre qui me semble finalement assez éloigné du génie qu’on peut parfois reconnaître aux auteurs nobelisés.

L’Absence, Peter Handke

Voilà bien un roman qui illustre la citation trouvée il y a peu chez Annie Ernaux, citation de Kenzaburo Oé où il est question du style comme manière de mettre à distance le sens, de retarder l’apparition du sens, pour le lecteur, il va de soi ! L’Absence, de Peter Handke, pose à son lecteur sympathisant (ce qui ne veut pas dire adhérent) la question de l’acceptation de l’ennui face au style (s’ennuyer en lisant un roman ne condamne pas celui-ci à la médiocrité). L’Absence, aussi, lance au lecteur un défi (déjà rencontré chez Claude Simon) : « Lis ce livre jusqu’au bout si tu le peux ! » On y retrouve donc, comme souvent chez Handke (même si son œuvre est loin de nous être si connue) une évocation de la banalité du quotidien, et même si le voyage qu’entreprennent quatre personnages, anonymes, est tout sauf ordinaire, et même si ce moment de l’histoire du roman est un moment extraordinaire, ce que le lecteur ne découvre qu’en approchant du dénouement, mot approximatif dans la mesure où l’intrigue de ce livre, que le lecteur paresseux cherche comme pour pouvoir se raccrocher à une « valeur sûre », un truc qui va le rassurer un peu en le replongeant dans ses habitudes de lecteur paresseux et désireux de ne pas sortir des sentiers battus (et rebattus) de ce que trop de lecteurs paresseux ont tendance à considérer comme ce qui ferait La littérature, dans la mesure où l’intrigue de ce livre, disais-je, est une intrigue en filigrane et ne cherche pas à toute force un dénouement, c’est même peut-être le contraire puisqu’on pourrait aussi bien dire que la fin du texte renvoie à son début. Car tout dans ce roman exigeant tient sur le style, ce qui aurait semblé beau à Flaubert, puisqu’en apparence ce livre correspond à peu de chose près à ce qu’aurait voulu faire l’écrivain normand, à ce qui lui semblait beau, un livre sur rien, qui se tient par le seul style. L’absolu flaubertien, si souvent recherché par les grands auteurs du XXe siècle qui ont cherché à innover, le défi envoyé par Flaubert aux auteurs qui le suivront et l’auront lu, auront aimé ses idées en matière d’écriture, est peut être omniprésent dans le cerveau de Handke quand il écrit L’Absence et d’autres romans, comme L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty, l’auteur de cette chronique se plaît à le croire. Toujours est-il que L’Absence, ce n’est que de la littérature, du style, de l’écriture, un bouquin qui est à des années-lumière de ce qu’écrivent les auteurs conventionnels qui pensent qu’un roman c’est d’abord une histoire. Cela tient à de petits rien qui ont leur importance : quatre personnages anonymes (sans nom) mais qui sont pourtant nommés (le joueur, le soldat, la femme, le vieil homme) qu’on suit dans une ville où tout semble banal ; des descriptions très longues, très précises, qui occupent toute la place et congédient sans autre forme de procès l’éternelle intrigue : une langue d’une précision impitoyable, un vocabulaire riche et recherché (le mot simple peut aussi être le bon mot), une écriture fleuve, avec peut-être quelque chose de lyrique malgré l’aspect « nouveau roman » de la manière ; l’ordre sous-jacent que ce texte intime au lecteur (pour lire ce texte, tu devras être concentré, impossible de me lire en ayant l’esprit ailleurs !). J’en oublie sans doute. Il y a quelque similitude entre L’Absence et les recherches des écrivains du nouveau roman. Handke ne se défausse pas de cette filiation dans ses essais où il reconnaît en Robbe-Grillet une influence, le citant parmi les grands écrivains, auprès de Faulkner, Kafka, Dostoïevski, ou Flaubert, dont les livres l’ont changé et où il déclare, par exemple : « En littérature, je ne peux plus supporter aucune histoire, aussi variée et imaginative soit-elle, et toute histoire me paraît même d’autant plus insupportable qu’elle est plus imaginative. » Mais dans les phrases qui suivent, l’auteur autrichien, comme pour démentir les lignes qui précèdent celles-ci dans cette chronique, ajoute : « Mais je ne peux plus non plus supporter les histoires où apparemment rien ne se passe : l’histoire consiste précisément en ce que rien ou presque rien ne se passe, alors que la fiction de l’histoire est toujours là, sans réflexion, sans examen. » S’il s’agissait d’un regard rétrospectif sur son travail, on pourrait penser que Handke se renie, ou renie une part de son travail avec cette deuxième citation, mais le texte dont elle est extraite date des années 70 ! Après tout, peut-être Peter Handke n’a-t-il jamais cherché à écrire un livre sur rien, et après tout c’est peut-être pour cela qu’il y arrive si bien, ou qu’il s’approche si bien de l’objectif d’en écrire, ou qu’il échoue mieux encore, ou que, sous couvert de faire croire au lecteur qu’il écrit sur rien, il écrit bien sur quelque chose ! Fin de cette chronique sur rien, ou sur quelque chose, un livre. Un beau livre, au style irréprochable. Un livre ennuyeux, dans lequel il semble qu’il ne se passe rien, ou presque rien, mais à la fin duquel on comprend qu’il se passait bien quelque chose, et pas rien ! Un livre de littérature, ça ne fait aucun doute. Pas un livre qui raconte une histoire comme on en raconte aux enfants. Un livre qui, une fois encore quand on tourne autour de ce que les Editions Minuit ont appelé (joli coup de marketing) le « nouveau roman » (pas une école, pas un mouvement, même pas un collectif d’auteurs, une invention pure et simple), prouve que la recherche en littérature, la volonté d’innover sont à l’origine, peut-être, de quelques retentissants échecs, mais aussi et surtout de coups de maître et de chef-d’œuvre. L’Absence en est un. Coup de maître ou chef-d’œuvre, à vous de voir. Handke était-il fier de son travail en achevant ce roman en 1987 ? Il pouvait l’être. Pour finir, citons le traducteur du texte, pas des moindres, et qui ne s’attaque jamais à des romans faciles, traducteur entre autres, de Franz Kafka : Georges-Arthur Goldschmidt, ce qui semble une belle garantie de qualité (et du roman original et de sa version française).

L’Atelier noir, Annie Ernaux – morceaux choisis 8

« Mon projet par rapport à Roubaud, La Boucle, il examine (jusqu’ici 50 p. de lues) la mémoire. Comme dans Le grand incendie de Londres, je suis frappée par le manque de style, beaucoup de phrases inutiles, surtout, on a envie de dire qu’on s’en fout de ce récit, finalement guère différent du « souvenir d’enfance » qu’il fustige. Bien que tout soit juste, intelligent. Il n’y a pas l’Histoire, ni le présent concret (on ne voit que le présent de l’écriture). Comme lui, j’ai un grand projet, le « grand roman total » mais j’ai l’orgueil, ou la prétention, ou la sottise, de vouloir le réaliser. »

En voilà un qui est habillé pour l’hiver !… J’aime bien cette intransigeance et cette absence de délicatesse pour le livre d’un confrère. En tout cas, voila quelques lignes et un jugement sans concession qui me confortent dans l’idée (suivie de l’acte, ou du non acte, de ne pas lire Roubaud – la vie est courte, on ne peut pas tout lire) de lire autre chose, tout comme je ne lis plus les livres d’Annie Ernaux. Celui-là est quand même le cinquième, après La Place, Les Armoires vides (lus avant trente ans), L’Ecriture comme un couteau, et L’Usage de la photo.

L’Atelier noir, Annie Ernaux – morceaux choisis 7

« Le plus dur c’est de me dépouiller du « regard » de la société, de ce que j’imagine qu’elle attend, et auquel, finalement, je ne peux répondre qu’en niant cette attente, même en m’inscrivant contre. Aller à ce désir qui se fiche que l’écriture aboutisse ou non à un livre. Me situer en dehors du livre, lui aussi social, lui aussi institution. » Annie Ernaux, L’Atelier noir

Et voilà ! Une pensée intéressante, Madame Ernaux. C’est sans doute très dur, surtout quand on a une œuvre déjà publiée derrière soir, mais « retrouver l’innocence » des débuts est une très bonne idée.

L’Atelier noir, Annie Ernaux – morceaux choisis 4

« Marthe Robert dit de Flaubert, à propos de L’Education sentimentale : « Le texte de Flaubert est aussi exempt de discordances et d’à-coups que la vie fictive de ses héros en est remplie. » Les romanciers modernes prennent le parti contraire : discordances de la fiction/texte discontinu. Chez Flaubert, plus la fiction est discontinue, plus son texte est soumis aux règles de l’ordre et de l’unité : « C’est en cela que réside sa vraie modernité. »

Proust a changé les noms de lieux, des peintres, etc… Pourquoi ? Absolument insupportable. »

L’Atelier noir, Annie Ernaux – morceaux choisis 2

« Sans doute, il y a derrière cette ténacité à défricher – ou cet excès de scrupules – la croyance que, selon la phrase de Flaubert, « chaque œuvre porte en elle sa forme qu’il faut trouver », qu’il existe pour mon sujet une seule forme qui – je note une fois – permette de penser l’impensé. Ou encore – une autre fois – un seul point de vue correspondant à la vérité du projet. Même, ainsi qu’en témoignent mes multiples incipit, une seule porte d’entrée pour ce sujet, comme celle de la Loi dans Le Procès de Kafka. » Annie Ernaux, L’Atelier noir (2022)

L’Atelier noir, Annie Ernaux – morceaux choisis 1

« De plus en plus, j’ai l’impression de ne pouvoir dévier du chemin d’écriture dans lequel je suis entrée, sans bien savoir, d’ailleurs, ce qu’il est et où il va. D’où, « faire un pas de côté », cette proposition des éditrices Marie-Claude Char et Michèle Gazier, m’a consternée : je m’en sentais tout bonnement incapable. Puis j’ai pensé à ce qui constitue en somme « l’à côté », voire « l’autre côté » de mes textes publiés, ce que j’appelle, depuis que j’ai commencé de m’y adonner, il y a presque trente ans, mon Journal d’écriture. Mais allais-je oser exposer les doutes, les hésitations, les recherches vaines, les pistes abandonnées, tout ce travail de taupe creusant d’interminables galeries, qui prélude à l’écriture de mes livres ? J’ai hésité. J’ai accepté le risque. » Annie Ernaux, L’Atelier noir (2022)

Bande et sarabande, Samuel Beckett

Roman de jeunesse, peut-être son premier (il faudrait vérifier, mais c’est quasiment sûr… flemme !), Bande et sarabande est paru en 1934 sous son titre anglais de More Pricks than kicks et a longuement attendu d’être traduit en français pour être publié sur nos terres après la disparition du grand auteur des Editions de Minuit. Tous les Beckettiens s’en sont réjouis et on peut en déduire que l’auteur de ces lignes ne fait pas partie de cette catégorie. En fermant le livre, c’est un ouf de soulagement qu’il pousse ! Il est bien triste, après la déception d’une lecture de Vila Matas (son avant-dernier bouquin, Mac et son contretemps), de lire un texte de Samuel Beckett et de se dire à nouveau que voilà une lecture bien ennuyeuse. Les puristes vous diront que l’on découvre l’auteur à venir, que le texte est espiègle (une critique enthousiaste de Libération…). La traductrice de l’œuvre, Edith Fournier, rappelle dans une préface intéressante, que le jeune Samuel Beckett fait des études de langues romanes, qu’il adore plus que tout les mots. Le roman le clame en effet à toutes les pages. Lexique qui réclamerait un recours régulier au dictionnaire, citations latines et en langues étrangères (allemand, entre autres), Beckett en appelle aux fins lettrés, aux polyglottes. Il est encore loin de la période où il va choisir le français pour appauvrir la langue de ses textes (roman ou théâtre) et il envoie du bois culturel. Le texte est volontiers incompréhensible ou pour le moins difficile à suivre (Rincée nocturne, dont la lecture m’a paru insoutenable), évoquant une référence à Joyce qui semble assez évidente : on se croirait par moments dans les 125 premières pages d’Ulysse ! Le héros, Belacqua, vient tout droit de La divine Comédie de Dante (son livre de chevet toute sa vie), il s’agit de ce jeune homme qui purge une longue peine de purgatoire pour « l’extrême indolence d’ont il a fait preuve tout au long de sa vie » (Edith Fournier, toujours). Sans doute Beckett y voit-il une sorte d’alter ego littéraire et il écrit donc les mésaventures de ce drôle de personnage, dans un texte dont la structure est autant celle d’un recueil de nouvelles que celle d’un roman. Va pour les mésaventures de Belacqua, va pour ses amours et même sa mort et son enterrement, va pour un Beckett encore inconnu, le livre se referme, le lecteur pousse un ouf de soulagement. Mes auteurs favoris auraient-ils choisi de me décevoir cette année ? On croirait bien. Cap au pire, comme dit l’autre…

C’est vous l’Ecrivain, Jean-Philippe Toussaint

Faire entrer les lecteurs dans les arcanes du travail d’écrivain d’auteurs variés, plus ou moins célèbres, plus ou moins talentueux peut-être, tel est l’objectif de la collection Secrets d’écriture dont j’ai étrenné la lecture par le délicieux et passionnant C’est vous l’Ecrivain d’un auteur que je connais très peu (pour avoir lu son premier roman, La Salle de bain, et m’en être tenu là…), Jean-Philippe Toussaint. On pourrait s’attendre avec ce type d’ouvrage à lire une série de « recettes » d’écriture pour devenir soi-même un Ecrivain de talent en reproduisant ce que fait déjà un auteur satisfait de son travail et de ses méthodes qui vous en réserve la primeur : « Faites comme moi, vous réussirez ! » en somme. En écrivant ceci, je repense aux essais sur l’écriture de Murakami, un auteur que j’apprécie, mais dont les écrits sur ses méthodes de travail m’ont laissé sur ma faim, même si j’ai pris plaisir à y poser les yeux. Ou encore à Column Mc Cann, dont l’essai n’est rien de plus qu’une série d’injonctions (douces, mais quand même…). Ici, avec Toussaint, rien de tout ça, mais le privilège de partager avec un écrivain conscient l’analyse qu’il fait de son œuvre, de ses façons de faire, dans un va-et-vient intéressant entre ses livres et sa poétique. L’écriture y est envisagée également (comme dans Ecrire, Ecrire, Ecrire, de Sally Bonn) selon des aspects purement matériels : les bureaux, les relations avec l’éditeur (et ici, quel éditeur !… Jérôme Lindon), le temps de l’écriture, les ordinateurs et autres machines à écrire, les dictionnaires… Elle est aussi envisagée dans sa dimension spirituelle : la promenade comme moment de méditation littéraire, ou comme bureau ambulant, les rituels, comme mode de vie en période d’écriture… et technique : la documentation, les rituels, comme cadre de vie… Il y a aussi l’aspect formel de l’écriture : la ponctuation, la mise en pages du texte, le travail de relecture, puis des items obligés (le style, avec un aveu délicieux autant que modeste : « Le style ? Me voici en terrain inconnu. Je prends tout d’un coup conscience d’une sorte de limite aux explications que je peux donner. » ou Lire, sachant que Toussaint ne s’est mis à la lecture que par l’écriture), d’autres inattendus (le souffle littéraire, un passage à lire absolument, pour une notion littéraire oubliée depuis la mort de Victor Hugo, peut-être), liste non exhaustive. Le livre se termine sur les dix commandements de Toussaint en matière d’écriture, sans cesse démentis et en particulier quand il affirme qu’il n’y a pas de règles, sinon celles qu’on se donne à soi-même.

Avec, ce qui n’est pas fait pour me déplaire, en filigrane, la référence qui revient tout au long du livre de la figure tutélaire de Samuel Beckett, qui semble bien être l’écrivain que Toussaint a adopté pour modèle et qu’il admire sans retenue, C’est vous l’Ecrivain est un essai sur l’écriture littéraire qui ouvre l’appétit et peut donner envie de lire les romans de Toussaint ou l’autre essai qu’il a consacré à l’écriture, L’Urgence et la patience.

C’est vous l’écrivain, Jean-Philippe Toussaint – morceaux choisis 10

« Quelle histoire faut-il raconter ? L’histoire, c’est le malentendu majeur auquel nous sommes confrontés, et qui n’est pas près de se dissiper. Naturellement, je ne suis pas a priori, contre le fait qu’un livre raconte une histoire, mais je crois qu’il faut souligner que l’intérêt majeur de la littérature ne tient pas dans les histoires que les livres racontent. Ça peut être un élément sur lequel on peut s’appuyer. Mais la beauté d’un livre tient à bien d’autres choses qu’à l’histoire, elle tient au rythme, à la couleur, à la manière, à la construction. Alors quelle est l’histoire qu’un livre doit raconter ? Mais cela n’a aucune importance, racontez ce que vous voulez. Pourquoi vous me demandez ça ? C’est vous l’écrivain. »

C’est vous l’écrivain, Jean-Philippe Toussaint – morceaux choisis 9

« Je procède souvent par scènes quand j’écris. L’idée est de m’attarder sur une scène en particulier et de la dilater dans le temps. Je choisis de mettre une scène en valeur, et, dans cette scène, je dis tout, je sature la scène, quitte à laisser les scènes voisines dans la pénombre ou dans les blancs du livre, à ne pas dire pourquoi ceci ou comment cela. Dans ces blancs, le lecteur imaginera ce qu’il voudra, cela ne me regarde plus. »

C’est vous l’écrivain, Jean-Philippe Toussaint – morceaux choisis 8

« Lorsque j’écris, je situe toujours les personnages que je décris. On sait toujours où ils sont dans l’espace. On pourrait presque dire qu’on voit les gestes qu’ils font. Parce que j’aimerais en effet que cela apparaisse dans l’esprit du lecteur, que le lecteur, en me lisant, vive une expérience visuelle. J’ai l’impression que cette succession d’images que l’on trouve dans mes livres q’apparente à une sorte de monologue intérieur visuel. A bien y réfléchir, c’est très proche de ce qui se passe dans le rêve. » Jean-Philippe Toussaint, C’est vous l’écrivain

C’est vous l’écrivain, Jean-Philippe Toussaint – morceaux choisis 7

« Comme lecteur, je distinguerais les livres que je lis au hasard des circonstances, le tout-venant de la lecture (romans qu’on m’envoie, conseils d’amis, bouche à oreille, prescription de libraires), des livres qui accompagnent l’écriture, des livres que je lis quand j’écris. Ceux-ci sont très peu nombreux, et triés sur le volet. Je me souviens, dans mon bureau à Erbalunga, pendant que j’écrivais L’Appareil-photo, il y avait dans un coin, posés sur une table basse, un exemplaire de Molloy et un exemplaire de Lolita. J’interrompais parfois mon travail pour aller m’asseoir et lire quelques lignes de l’un ou de l’autre avant de retourner écrire, et c »était comme si Molloy et Lolita, sortant des limbes respectifs de leurs livres éponymes, s’étaient soudain matérialisés dans mon bureau et s’étaient penchés derrière mon épaule comme des fées bienveillantes pour regarder ce que j’étais en train d’écrire. Molloy et Lolita ont été présents avec moi tout le temps pendant que j’écrivais . »

La Femme gauchère, Peter Handke

La Femme gauchère de Peter Handke est un très court roman sur les quelques semaines ou mois qui suivent la décision d’une femme de demander à son mari de la laisser seule avec son enfant de huit ans, de la quitter. Sans motif, sans autre raison qu’une « illumination » qu’elle a eu, « l’illumination que tu t’en allais d’auprès de moi ». Lui, sur le moment, prend cette déclaration avec distance, légèreté presque. Il sourit, puis demande seulement le temps de prendre un café à l’hôtel où ils ont passé la nuit. On est tenté de chercher l’explication de cette rupture dans le comportement de l’homme, qui de retour d’un voyage d’affaires en Finlande emmène sa femme au restaurant sans lui demander son avis puis, encore sans la consulter, décide qu’ils vont dormir à l’hôtel. Il a prévenu l’enfant de cela, lui a laissé le numéro de téléphone de l’hôtel et il donne au serveur une explication qui sonne étrangement : « Vous savez, ma femme et moi voudrions coucher ensemble tout de suite. » On est tenté d’expliquer la décision de la femme gauchère ainsi, mais le texte ne dit rien de ses raisons.

La femme gauchère est toujours appelée « la femme » par le narrateur et son fils « l’enfant ». Ce sont leurs interlocuteurs qui les nomme « Marianne » et « Stéphane ». Le mari est nommé « Bruno » par le narrateur. Etrange procédé littéraire, mais efficace. Cette femme souffre-t-elle d’une crise d’identité ? Le texte ne dit rien de cela. Elle, qui semble suivre son mari, a en tout cas soudain l’initiative : elle l’envoie vivre chez Franziska, l’institutrice de l’enfant, dont le « collègue instituteur » vient de quitter l’appartement. Tout est étrange dans ce début de roman. Le laconisme du style de Peter Handke n’y est sans doute pas pour rien. Il ne résout pas les questions que le lecteur peut être amené à se poser, il laisse tout comme en suspens. Les dialogues n’en disent guère plus. Quand son amie Franziska lui demande ce qu’elle va faire seule, la femme gauchère répond : « Rester assise dans la chambre et ne plus savoir que faire. » Dès lors, on va suivre la femme gauchère dans sa vie quotidienne : elle reprend son travail de traductrice littéraire, revoit son éditeur qui semble un peu épris d’elle, rencontre un acteur paumé qui tente de la séduire, reçoit son père sans l’avoir invité (c’est Franziska qui l’a fait pour elle)… Etrange personnage que cette Franziska : féministe, elle est enthousiasmée par la décision de Marianne, mais semble ensuite comme angoissée de la savoir seule dans la vie. Elle-même semble avoir le plus grand mal à vivre seule et est toujours celle qu’on quitte, jamais celle qui quitte. C’est Marianne qui le lui fait remarquer et elle finit par le reconnaître. Le narrateur, lui, ne fait aucun commentaire. Son œil est identique à celui d’une caméra qui enregistre tout sans jugement, sans commentaire. C’est le procédé qu’emploie Handke durant tout le roman, un procédé difficile à tenir et tenu de bout en bout. Quand lors d’une marche en ville avec son fils, la femme est confrontée à des événements désagréables, à des incivilités, tout les événements sont présentés de la même façon, neutre, mis sur le même plan. Le procédé est une fois encore d’une rigueur et d’une efficacité absolues. Mais les événements violents se multiplient, le monde capitaliste lui-même, tel qu’il se présente dans une ville, est d’une grande violence. Les événements du livre se déroulent sans lien précis, sans corrélation, non comme dans un livre, mais plutôt comme dans la vie. Quant à l’interrogation du début sur cette rupture brutale et immotivée, elle trouve sans doute son explication dans l’une des dernières phrases que la femme prononce, à la fin du livre, pour elle-même, en se regardant dans un miroir : « Tu ne t’es pas trahie. Et plus personne ne t’humiliera jamais. » Peut-être la femme gauchère a-t-elle retrouvée une personnalité et une dignité que seule la solitude pouvait lui apporter. Le narrateur n’en dit rien. Un livre à la belle étrangeté, sur un personnage de femme fragile et très forte à la fois. Un livre dont tous les questionnements n’ont pas été évoqués dans cette courte chronique, un livre riche et fort.

C’est vous l’écrivain, Jean-Philippe Toussaint – morceaux choisis 6

« Le chemin de ma vie est un chemin d’écriture, je n’ai jamais su où il menait, je ne le saurai sans doute jamais, la destination finale ne se révèle peut-être qu’au moment où le chemin prend fin. L’accomplissement, ce n’est pas la destination finale, c’est le chemin parcouru. Comme dans la fable de La Fontaine ‘Le Laboureur et ses enfants », c’est le travail lui-même qui est le trésor à découvrir. J’ai toujours aimé travailler. Et tout bien vérifié, comme dit Baudelaire, travailler est moins ennuyeux que s’amuser. »

Mac et son contretemps, Enrique Vila-Matas

Après un début en fanfare, dans lequel je retrouvais Mon Enrique Vila-Matas, celui que j’aime tant, avec son personnage principal favori, Madame la Littérature, me disant que je lisais peut-être son meilleur livre, l’avant-dernier qu’il ait publié, le dernier pour les éditions Bourgois (pourquoi diable l’animal a-t-il changé de boutique ? la question me tarabuste…), j’ai finalement déchanté et je m’apprête donc à chroniquer Mac et son Contretemps pour, une fois n’est pas coutume, le descendre en flèche !

Mac tient son prénom de l’amour de ses parents pour un film de John Ford, My Darling Clementine, dans lequel un des personnages s’appelle ainsi. Ancien entrepreneur qui a fait faillite, il ne travaille plus et en profite, lecteur insatiable pour remettre le nez dans ses auteurs favoris (il a une connaissance assez pointue, quoique parfois douteuse, de la littérature qui en fait une sorte d’alter ego fictif de l’auteur catalan, mais il ne faut pas s’y tromper…) et se mettre à l’écriture, en tant que débutant. Projet : écrire un faux roman posthume et inachevé par la cause de la mort de son auteur, petit rappel si besoin en était que l’imposture est au cœur des thématiques favorites de Matas. Mac est le voisin d’un écrivain qu’il entend un jour pérorer devant une belle libraire du quartier sur l’un de ses premiers livres, un recueil de nouvelles truffé de passages lourdauds et ennuyeux de son propre dire, que Mac a bien sûr lu sans aller jusqu’à son excipit et qu’il entreprend de relire dans le but de le réécrire en répétant, mais surtout en l’améliorant, en le modifiant. Mac se veut modificateur. Il y a de la mise en abime dans l’air : Vila-Matas, qui écrit inlassablement le même livre en le modifiant, fait avec lui-même et ses propres livres le travail auquel Mac se prépare avec le bouquin de son voisin… Mais ce coup-ci, il me semble qu’Enrique Vila-Matas en se répétant finit par se caricaturer !

Le texte qu’on lit est censé être le journal de Mac. Et au début, tout va bien : Mac évoque ses auteurs favoris, expose ses intentions, raconte aussi sa vie conjugale et ses promenades dans le quartier el Coyote de Barcelone, ses rencontres avec le neveu de Walter, le voisin écrivain. Un faux neveu, Walter n’ayant pas de neveux… Et puis, progressivement, le journal de Mac accumule les passages lourdauds et ennuyeux, comme le recueil de jeunesse de Walter, et il commence à faire le récit des nouvelles du livre qu’il veut reprendre, et insensiblement, le bouquin s’enlise dans un fatras de plus en plus imbuvable. La dernière moitié du roman de 400 pages est assez insoutenable et le côté très intellectuel des réflexions du narrateur, mais aussi sa folie banale, ou sa névrose finissent par lasser, tout autant que le récit des nouvelles, les unes après les autres, et le doublement, la répétition, nouvelle après nouvelle, de ce recueil avec les intentions de révision du texte par Mac. La composition du livre devient par moment assez confuse, le discours peu excitant, la répétition dans la répétition assommante. Dublinesca, lu l’an dernier lors de sa parution en poche, ne m’avait pas paru être du meilleur Vila-Matas, rétrospectivement sa valeur s’en trouve rehaussée par la lecture de Mac et son contretemps, que je n’ai pas trouvée stimulante, comme c’est généralement le cas avec les romans-essais de cet écrivain. Ce verdict, lancé sans chercher à le justifier en détail par absence d’envie de m’éterniser sur une cogitation vaine à propos d’un livre que j’ai mis beaucoup de temps à lire dès lors qu’il m’est apparu très ennuyeux, n’engage évidemment que moi, et des lecteurs que la réflexion sur l’acte d’écrire proposée par ce roman intéressera auront un avis autre que le mien et crieront peut-être au chef-d’œuvre. C’est tout le bien que je leur souhaite et que je souhaite à mon écrivain espagnol favori, ainsi qu’à son roman.

Mac et son contretemps, Enrique Vila-Matas – Morceaux choisis 2

« Hier, l’éternel joyeux et cinglé lecteur qui est en moi a baissé les yeux vers la table, vers le petit rectangle de bois situé dans un recoin du bureau et a commencé.

J’ai commencé mes exercices de diariste sans plan préalable, mais non sans savoir qu’en littérature, on ne commence pas par avoir une chose à écrire sur laquelle on écrit ensuite, mais que c’est le processus de l’écriture proprement dit qui permet à l’auteur de découvrir ce qu’il veut dire. C’est ainsi que j’ai commencé hier, dans l’idée de me sentir toujours disposé à apprendre sans nulle hâte et d’accéder peut-être un jour à un état de connaissance me permettant de relever de plus grands défis. C’est ainsi que j’ai commencé hier, que je vais continuer, me laissant porter pour découvrir où me mènent les mots. »

Typiquement me démarche en matière d’écriture. Une fois encore Enrique écrit ce que je sens et ressens. Que dire de plus ? J’aime cet écrivain, il me parle.

Mac et son contretemps, Enrique Vila-Matas – Morceaux choisis 1

« Les livres posthumes, genre si en vogue ces derniers temps, me fascinent et j’envisage d’en falsifier un qui pourrait passer pour posthume et inachevé alors qu’il serait en fait terminé. Si je meurs pendant que je l’écris, il deviendra à coup sûr un livre réellement ultime et interrompu, réduisant à néant, entre autres, mes espoirs de falsifier. Mais un débutant doit être prêt à tout accepter et moi, je n’en suis à vrai dire qu’un. Mon nom est Mac. Peut-être parce que je débute, le mieux sera d’être prudent, d’attendre un temps avant de relever tout défi aux dimensions d’un faux livre posthume. Etant donné ma condition de débutant dans l’écriture, ma priorité ne sera pas de construire tout de suite ce livre ultime ou bien d’ourdir n’importe quelle autre sorte de falsification, mais simplement d’écrire tous les jours pour voir ce qui se passe. » Enrique Vila-Matas, Mac et son contretemps (2017)

Encore l’imposture littéraire comme thème principal d’un roman de Matas, et pourtant rien ne me ferait me lasser des textes de cet écrivain catalan, qu’à l’instar de Paul Auster je considère comme un maître !

Œuvres pré-posthumes, Robert Musil

Publié de son vivant (évidemment), ce recueil de textes brefs de Robert Musil, dont il a présenté les intentions en avant-propos (un avant-propos d’une lucidité sans faille), forme un ensemble inégal. Il s’ouvre sur une première partie, Images, qui touche parfois au sublime, un ensemble de textes à la poésie merveilleusement rendue par la traduction de Philippe Jacottet, dont la lecture évoque parfois Franz Kafka et ses nouvelles dont les personnages principaux sont des animaux : L’Ile aux singes ; Un Cheval peut-il rire ? ; Moutons, vus sous divers angles ; Catastrophes au pays des lièvres ; La Souris. Celui qui ouvre le recueil, Le Papier tue-mouches, fait lui penser à la poésie en prose d’un Francis Ponge et son écriture annonce avec quelques années d’avance (ces textes publiés tardivement ont été écrits dans les années vingt) le travail d’écrivains qui apporteront à la littérature du XXe siècle une modernité qui tardait sans doute à venir. On se dit que la réputation de Robert Musil, fondée essentiellement sur son grand chef-d’œuvre inachevé, L’Homme sans qualités, est loin d’être usurpée et qu’on est bien en train de lire un grand de la littérature d’Europe centrale. Les quelques textes qui complètent cette première partie sont à la hauteur et font de l’ensemble un recueil homogène, qui peut aussi rappeler le Baudelaire des Petits Poèmes en prose.

Hélas, la partie suivante, Considérations désobligeantes, présentée par Musil comme un ensemble de textes datés, et on ne peut qu’acquiescer à cette critique lucide, et à partir de Monuments, la lecture devient décevante, quand certains titres donnent à espérer qu’on va lire des propos intéressants sur l’art, l’écriture ou la culture allemande. Mais, parlant de ces « considérations », Musil avoue que « leurs flèches visent quelquefois des cibles qui n’existent plus » et il est dès lors difficile de s’intéresser à ces essais satiriques dont le contexte semble bien lointain et oublié. Même Œdipe menacé, qui évoque évidemment la pensée freudienne, laisse indifférent. Par bonheur, Les Lunettes d’approche rapprochent le lecteur des délicatesses littéraires de la première partie. Et la dernière partie, Des Histoires qui n’en sont pas (au titre prometteur), s’ouvre sur Le Géant Agao, qui peut encore faire songer à Kafka, et Un Homme sans caractère qui divertit avantageusement. Les trois autres Histoires trouveraient sans doute des défenseurs, aussi ne les attaquerons-nous pas, mais l’ensemble du recueil donne à voir de quel talent Musil était capable et envie de relire Les Désarrois de l’élève Törless avant de s’attaquer au monumental L’Homme sans qualités, quand on aura bien sûr réussi à surmonter la peur que peut provoquer pareil objet.

Fauna, Mario Levrero

Quatrième texte de Levrero traduit et disponible (même s’il n’est plus édité aujourd’hui), Fauna est un court roman de 90 pages environ, totalement loufoque et surprenant, à l’image sans doute de son créateur… Il s’ouvre sur une citation de Freud, dont il conviendrait toutefois de vérifier la véracité (mais j’avoue en avoir la flemme), « Si je recommençais ma vie, je me consacrerais à la recherche parapsychologique et non à la psychanalyse. » Sous le nom de Jorge Varlotta, notre écrivain uruguayen a en effet publié quelques ouvrages de parapsychologie, et le narrateur de Fauna, son personnage principal en l’occurrence, écrit, lui, des articles pour une revue de parapsychologie. C’est ce qui va conduire une jeune femme blonde explosive à venir sonner à sa porte pour lui proposer de venir en aide à sa sœur, Flora, jeune femme sous l’influence d’un certain M. Victor, « un escroc qui l’exploite et la détruit », jeune femme « hystérique, extrêmement impressionnable », persuadée qu’elle est après l’avoir lu qu’il est l’homme de la situation pour tirer sa sœur d’une dépendance certaine à un être toxique. Bien qu’il ait écrit sur le sujet, il refuse. Mais la blonde explosive lui a tapé dans l’œil, et la liasse de billets qu’elle sort de son sac pour avance finit de le convaincre.

Dès lors commence une sorte d’enquête, car le narrateur ne sait qu’une chose de Flora : elle hante un café avec sa bande d’amis. Il n’a vu aucune photo d’elle, mais il la trouve assez vite et la rencontre un soir, au milieu d’hommes parmi les quels il a une connaissance. Le roman prend la tournure d’un pastiche de roman policier, mais sur fond de parapsychologie, avec sa tentative d’assassinat, déjouée par une prouesse physique d’un être qu’on imagine peu sportif, son ou ses enquêtes, menées de loin, avec une certaine forme de détachement, et son dénouement heureux et assez surprenant en ce qu’il a tout d’une « séance de spiritisme » de pacotille ou d’opérette, mais qu’il fonctionne malgré tout efficacement. Mario Levrero est un écrivain fantasque, dont la notoriété va croissant depuis que les Espagnols se sont pris de passion pour son œuvre et que les Edition Notabila, en France, ont publié Le Discours vide et Le Roman lumineux, ce qui laisse augurer d’autres traductions, Journal d’une canaille sans doute (ce serait cohérent car il forme une espèce de trilogie avec les deux titres cités ci-dessus). Il est de ces écrivains qui, sans doute, avait pour théorie que peu importe le thème, on peut écrire sur tout et captiver le lecteur, ce qu’il parvient à faire avec une décontraction insolente, au plus grand plaisir du lectorat. Il y a dans ses livres toujours quelques morceaux de bravoure bienvenus, qui semblent parfois totalement détachés de l’intrigue ou du thème principal, ce qui est encore le cas dans Fauna avec deux passages d’anthologie sur le jeu de flipper, auquel s’essaie le narrateur qui n’y connait rien et décrit la machine. C’est jubilatoire, foi de fan absolu de la littérature sud-américaine ! Il n’y a plus qu’à attendre avec patience la prochaine traduction d’un des livres de cet écrivain talentueux et tellement atypique.

L’Esprit de la science fiction, Roberto Bolaño

Il ne s’agit pas d’un essai littéraire, même si Bolaño avait sans doute une connaissance de la SciFi qui lui aurait permis d’en parler intelligemment, à en croire les neuf lettres envoyées par Jan Schrella (le colocataire du narrateur) à huit auteurs nord-américains : Alice Sheldon, James Hauer, Forrest J. Ackerman, Robert Silverberg, Fritz Leiber, Ursula K. Le Guin (deux lettres pour elle), James Tiptree Jr et Philip José Farmer, lettres toutes plus délirantes les unes que les autres, envoyées à des adresses pas toujours très sûres, et qui viennent s’intercaler entre les chapitres du livre, ajoutant à la structure discontinue du roman. Il s’agit donc bel et bien d’un autre roman inachevé, dans lequel les chapitres plutôt brefs se succèdent sans toujours chercher à narrer de façon linéaire une intrigue suivie. On retrouve l’esprit de jeunesse d’un Bolaño surprenant et, comme dans Les Détectives sauvages, des jeunes gens qui fréquentent les poètes mexicains, les ateliers d’écriture poétique et font la fête en cherchant, et en trouvant parfois, l’aventure amoureuse. Difficile d’imaginer vers quelle œuvre se dirigeait ce texte arrêté bien tôt (190 pages à peine), mais on y retrouve en effet l’esprit des Détectives, tout comme on retrouve dans Les Déboires du vrai policier un quelque chose de 2666. Ce n’est pas grave, le plaisir est au rendez-vous, même si Les Déboires semblait en meilleure voie que celui-là. Plaisir de retrouver la veine mexicaine de Bolaño, qui peut faire penser par moments à la Beat Generation et à Kerouac, de retrouver également, dans ses personnages et à travers des références qui surgissent souvent dans les dialogues, l’attachement qui était le sien à la littérature mondiale et aux grands écrivains (sans ségrégation de genres ou sous-genres), de retrouver les quêtes (enquêtes littéraires) de ces jeunes poètes, qui semblent parfois gratuites, ce qui fait leur drôlerie : ici, Remo et un de ses amis, motard et parfois auteur de quelques vers, se lancent dans une recherche absurde des revues littéraires de Mexico, dont le nombre est évalué à plus de six cents.

« – Dans Mi Pensil il affirme, ajoutai-je, que d’ici la fin de l’année il y en aura peut-être plus de mille, un nombre propre à figurer dans le Guiness Book des records.

– C’est possible (le docteur Carvajal haussa les épaules), mais même dans ce cas je ne vois toujours pas quel intérêt vous trouvez à cette histoire… Vous voulez enregistrer un record ? Vous voulez faire une anthologie des textes rares ? détrompez-vous, il n’y a pas de textes rares ; misérables et lumineux, pour certains, mais pas rares… »

On ne saura donc pas ce qu’avait en tête l’auteur chilien avec cette enquête farfelue, on ne saura pas comment elle était censée aboutir, on ne saura pas quel roman L’Esprit de la Science Fiction aurait pu donner, on ne saura pas plus si Jan avec ses lettres aux auteurs nord-américains de SciFi devait lui-même aboutir à quelque résultat, et c’est fort dommage, ce qui fait de ce texte une rareté qui pose trop de questions sur lui-même pour être passionnant. A recommander, donc, aux fétichistes de Roberto Bolaño…

L’Heure noire (nouvelle)

Le crime aurait eu lieu à une heure inconnue, on ne pourrait que supputer, on tuerait, la nuit, et il y aurait une heure qu’on nommerait Heure Noire, avec majuscules de majesté, propice au meurtre, plus que les premières heures de la nuit ou le petit matin, dès cinq heures les véhicules de la voirie se mettraient en branle, avanceraient en faisceaux dans les rues, le meurtrier n’irait pas œuvrer sous le regard inquisiteur de leurs phares, car le geste de poignarder se fait avec emphase, lyrisme, il ne peut s’exercer que dans une nuit absolue, 

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J’en fais mon affaire, Mario Levrero

L’éditeur (surnom Le Gros, on se croirait dans un bon vieux polar…) du narrateur lui refuse son bouquin, et l’avance sur droits qui va avec, mais lui propose pour gagner 2 000 $ de retrouver l’auteur d’un roman génial que la maison a reçu sans adresse précise, sinon un nom (Juan Perez, genre Marcel Dupond) et une ville, Penurias. Il en fait son affaire…

Pendant l’essentiel du livre, l’enquête va d’échec en échec. On comprend que le roman dont l’auteur est recherché n’est pas autre chose qu’un tissu de « stéréotypes progressistes », le narrateur le lit un peu, mais il est très vite en manque de polars… Progressivement, c’est sa psyché qui prend le devant de la scène, et il a une âme délabrée (récits de son errance dans la ville de Penurias, de ses multiples erreurs dans la conduite de l’enquête, d’une histoire d’amour plombée d’avance avec une magnifique prostituée, d’une cuite avant de quitter Penurias…), au moins autant que celle de l’auteur Mario Levrero, mais dont l’âme délabrée est passionnante, puis on comprend, et ce assez vite, qu’il ne réussira pas plus que le Gros a trouver l’auteur du livre, car il est évident qu’il commet trop d’erreurs et que c’est sa quête inconsciente d’une belle jeune femme qui est le vrai sujet du livre. 

J’en fais mon affaire est construit comme le recommandait le divin Jorge Luis Borges : « Pour écrire une bonne histoire, il faut avoir deux intrigues, une fausse pour égarer le lecteur au départ, et une vraie qu’il faut garder secrète jusqu’à la fin. » Le non moins divin Mario Levrero a adopté la méthode Borges pour écrire ce délicieux petit roman qui joue avec les codes de l’enquête policière, en un florilège de clichés, et nous mène par le bout du nez dans un excellent livre où il est question au moins autant de lui que de son narrateur, dont on peut se demander pour finir s’il n’est pas son alter ego, question à laquelle je réponds par l’affirmative, connaissant un peu maintenant cet écrivain fantasque et génial, dont je recommande la lecture des quatre livres traduits en français (quelle misère ! mais quelque chose me dit que les autres vont venir).

Pas d’Orchidées pour Miss Blandish, James Hadley Chase

Animer des ateliers d’écriture est une activité passionnante qui mène à des expériences de lectures pour le moins surprenantes et à des concours de circonstances qu’on pourrait associer au hasard objectif des surréalistes ou à des expériences lumineuses proches de celles que relate Mario Levrero dans Le Roman lumineux, chroniqué dans ces pages il y a peu. Si l’auteur de ces lignes était un tant soit peu mystique, ce dont il est permis de douter… Me voilà donc invité à animer l’atelier d’écriture d’un événement nîmois, Nîmes Noir, dont la couleur ne laisse aucun doute quant au genre littéraire, sous-genre oserais-je dire, auquel nous avons affaire. Or, il va de soi que je ne suis lecteur ni de policiers ni de romans noirs. Qu’à cela ne tienne, le hasard fait bien les choses, et la lecture récente de Levrero me mettait avant même que je me sente obligé d’en lire sur la piste du polar ! Il y est question, car Levrero lit les polars à la chaîne, du sadisme de Chase, qui décrit selon lui les crimes de façon terrible. Bien, qu’il en soit ainsi, je vais lire James Hadley Chase. J’en trouve un chez mon libraire préféré. Et aujourd’hui, dans une boite à livres, deux de plus (mdr). Et puis, un Henning Mankell, qui pue le roman noir et le crime genre abattoir : Meurtriers sans visage (ptdr). Bref, nous nous égarons, il s’agit quand même de rédiger une chronique sur un des premiers romans noirs de l’histoire.

Donc, comme le titre l’indique on ne peut plus clairement, il n’y aura pas d’orchidées pour le mariage de la fille du richissime Blandish, une môme (les jeunes femmes sont toutes des mômes et les hommes les appellent « mon chou », qu’ils soient du milieu ou du côté des flics) qui va se faire kidnapper par deux débiles sans dimension, et assister en direct à l’assassinat de son promis, avant de se retrouver entre les mains de la bande de M’man Grisson et de son psychopathe de fils, Slim, l’homme au couteau qui jaillit soudain entre ses doigts comme s’il apparaissait et disparaissait à volonté, un type au regard jaune. L’intrigue, pour laquelle nous nous en tiendrons à cela, serait assez impossible à résumer, tant les rebondissements sont nombreux et surprenants. Et il ne s’agit pas de vendre l’histoire, pour ceux qui voudraient la lire en toute innocence. C’est du réalisme pur jus, sans psychologie inutile, sans sentimentalisme fumeux. Une écriture froide et efficace. Un bouquin qui se lit à toute allure, sans perte de temps inutile. On file vers le dénouement comme au volant d’une vieille Buick déglinguée poursuivie par les fédés du Kansas. Pour ce qui est du sadisme supposé de James Hadley Chase, il faudrait sans doute chercher ailleurs. Certes, ça ne rigole pas, et les femmes sont des proies. Les meurtres de types encombrants sont légion, mais c’est décrit à la va-vite, aussi vite qu’un couteau quitte la main de Slim ou qu’une balle sort du canon d’un revolver. Bref, pour l’atelier, c’est pas gagné. mais comme souvent quand je lis un roman noir (ce qui arrive très rarement), je me suis laissé happer. C’est sûr, Hadley Chase savait y faire.

Les Déboires du vrai policier, Roberto Bolaño

Dans un avertissement au roman, Roberto Bolaño écrit que le vrai policier est le lecteur qui « cherche en vain à mettre de l’ordre dans ce roman démoniaque ». Nous voilà donc prévenu en commençant ce livre, mais si selon l’auteur chilien toujours, il y aurait deux façons de vivre, celle des assassins, dont la devise anarchiste Ni Dieu ni maître et l’action pure tracent les lignes directrices, et celle des détectives qui filent les assassins et cherchent des indices, rien n’empêcherait alors de lire Les Déboires du vrai policier comme un assassin. C’est à dire en se laissant aller au plaisir de découvrir les personnages d’Amalfitano, de sa fille Rosa et de l’écrivain français Arcimboldi, dont on sait déjà sans l’avoir encore lu, qu’ils sont tous trois des personnages importants de 2666 ; en s’abandonnant à la joie de retrouver la fraîcheur juvénile, la tendresse délicate de l’auteur d’une œuvre romanesque que l’on a lue avec délectation il y a déjà quelques années, en se réservant pour plus tard l’énorme roman cité un peu plus haut. Bref, en ne cherchant pas forcément les indices d’une intertextualité entre les Déboires et d’autres textes de Bolaño, comme Des Putains meurtrières ou Appels téléphoniques, en ne cherchant pas nécessairement les indices littéraires à la traque desquels nous soumet l’avertissement. En somme, et pour en finir avec ce long préambule, en se livrant au seul plaisir d’une lecture naïve, comme si l’on était un lecteur vierge du romancier-poète chilien, ce que l’on n’est pourtant pas, mais quelle importance ?

Il n’empêchera pas que l’on retrouvera dans ce texte, sur lequel l’auteur a travaillé toute sa vie, et qui n’est donc pas un roman de jeunesse (quelle épouvantable catégorie romanesque !) des caractéristiques déjà rencontrées dans les grands textes lus précédemment. Tout comme dans Anvers, par exemple – et nous voilà déjà troquant le costume d’assassin contre celui de détective -, il y a dans Les Déboires du vrai policier un choix narratif souvent assumé par Bolaño, celui d’une structure fragmentaire, décousue, qui avec un livre d’un pareil volume (près de trois cents pages, et il est inachevé, on peut donc en déduire que le projet de l’auteur était d’écrire un pavé) confirme que sa quête littéraire allait bien dans ce sens. Sans être aussi détachée de la structure chronologique propre au roman qu’elle pouvait l’être dans Anvers, cette écriture fragmentaire autorise la parenthèse dans une intrigue dont on ne sait pas encore à quel point elle est secondaire, comme dans les chapitres où le narrateur résume le contenu de romans fictifs d’Arcimboldi, « sport littéraire » auquel Bolaño aimait tant s’adonner (lire La Littérature nazie en Amérique, par exemple), tout comme Jorge Luis Borges avant lui. Oui, inutile de s’intéresser de trop près à cette fichue intrigue. On sait qu’Amalfitano, à Santa Teresa où il est professeur d’université, est suivi. On sait ensuite qu’un flic enquête sur lui, à la demande d’un supérieur dont on connaît l’histoire. Mais le livre s’achève, puisqu’aussi bien il est inachevé, sans qu’on sache ni pourquoi l’enquête est diligentée, ni quel résultat elle donnera (on se prend à rêver d’entrer en contact avec l’esprit de Roberto par on ne sait quelle pratique spirite pour en apprendre un peu plus là-dessus, tout comme il pourrait peut-être nous renseigner sur l’avenir qu’il prévoyait pour Rosa, la fille d’Amalfitano, une fille si belle que dans un ville comme Santa Teresa, on peut se faire du mouron à son sujet). Alors, on se laisse aller au plaisir de retrouver le goût de Bolaño pour les listes, les grandes catégories – souvent littéraires – surprenantes, comme dans l’incipit – d’anthologie – du roman : « Pour Padilla, se souvenait Amalfitano, il existait une littérature hétérosexuelle, homosexuelle et bisexuelle. les romans, d’une façon générale, étaient hétérosexuels. La poésie, en revanche, était absolument homosexuelle. dans l’immense océan de celle-ci, il distinguait plusieurs courants : pédés, tantes, tapettes, folles, fioles, lopettes, gonzesses et tarlouzes. Toutefois, les deux courants principaux étaient celui des pédés et celui des tantes. Walt Whitman, par exemple, était un poète pédé. » Suit alors une liste délirante des noms de poètes et de leur appartenance à l’un ou l’autre courant de la poésie façon Padilla ! Si j’ai bonne mémoire, il y a dans Les Détectives sauvages des listes aussi fantaisistes que celle-là. Le chapitre 19 des Déboires nous en propose une seconde, sur le rôle du poète, avec une suite de nom répondant à des catégories amusantes : « Le banquier de l’esprit : T.S. Eliott » ; « Celui qui jouerait le meilleur gangster à Medellin : Alvaro Mutis », etc…

Des déboires, pour en revenir au titre, il n’y a pas que le lecteur – le vrai policier, je vous le rappelle – qui en connaisse. En matière de déboires, les personnages sont vernis : Amalfitano a perdu, trop jeune, sa merveilleuse épouse, qui lui laisse une jeune enfant, Rosa, dont il sera désormais le père et la mère (et ce n’est simple pour personne, ce jeu-là) ; Padilla, son jeune amant poète barcelonais, finit malade du Sida. A Padilla, il reste l’écriture d’un roman, Le Dieu des homosexuels ; à Amalfitano, le bonheur d’avoir lu des milliers de livres. A nous autres lecteurs, il nous reste ces mêmes plaisirs, et entre autres aujourd’hui, celui de lire deux inédits de Roberto Bolaño (la chronique de L’Esprit de la science fiction viendra bientôt). Je ne peux que vous souhaiter ces mêmes plaisirs, car le rôle de la littérature, j’en suis convaincu, est bien de remplacer le monde et le monde, justement, il est par les temps qui courent d’une tristesse infinie. Alors que la littérature est une source de joies sans cesse renouvelée. Amen !

On retrouve, dans le roman que nous chroniquons ici, à la manière d’un détective assassin, ou d’un assassin détective, l’éternelle jeunesse d’un écrivain dont les qualités d’écriture sont surprenantes chez un homme de son âge, quel que soit le livre et quel que soit l’âge auquel Bolaño l’a écrit, car dans les livres qu’il a écrit jeune, on peut s’étonner de la maturité politique qu’il avait déjà atteinte, on peut s’étonner de la maturité littéraire qui était déjà la sienne, et dans les livres qu’il a écrit peu de temps avant sa mort, on peut s’étonner de ce ton d’éternel jeune homme qu’il n’a jamais perdu tout en se disant qu’il a la culture énorme, en matière de littérature ou d’Histoire (et en particulier d’Histoire du nazisme et du fascisme, deux thèmes centraux de son œuvre, comme si autopsier le nazisme était la voie pour comprendre le fascisme et le Mal qu’il représente, le Mal, autre thème central de l’œuvre de Roberto…), d’un vieillard. Chaque fois que je lis Bolaño, je me demande comment il a pu accumuler pareille culture en si peu de temps, tout en vivant. Et comment Roberto Bolaño s’y prenait pour intégrer cette culture à son œuvre romanesque (même question pour Enrique Vila-Matas, même si les deux écrivains ont des méthodes clairement très différentes, mais les deux s’étaient reconnus et s’appréciaient). Quand on en vient à se poser ce genre de question sur un écrivain, on peut se dire qu’on a à faire, qu’on a affaire à un très grand. Ce n’est pas si important, mais s’il y a parmi les potentiels lecteurs de cet humble compte rendu quelqu’un qui n’a jamais lu ROBERTO BOLAÑO, il s’agit de le, la convaincre de très vite se rendre dans la meilleure épicerie arabe de son quartier pour y acheter l’œuvre complète du Chilien, ça tombe très bien une maison d’édition française s’est attaquée au projet, déjà bien avancé. Allez-y, les amies, allez-y, les amis, mais allez-y !

Le Roman lumineux, Mario Levrero

Poussé en 2000, par quelques ami-e-s, à faire la demande d’une bourse à la fondation Guggenheim, Mario Levrero a le bonheur d’être élu et de se voir en situation de finir un vieux projet d’écriture, Le Roman lumineux, texte dans lequel il narre ses expériences « lumineuses », autrement dit des aventures parapsychologiques ou mystiques, comme on voudra. Mais la plume de Levrero est velléitaire et, pour s’obliger à écrire, il commence un journal de la bourse, qu’il va présenter en prologue du Roman lumineux, un prologue de 450 pages… Voilà dès lors le lecteur plongé dans un journal délirant, celui des addictions de l’auteur, addiction a l’ordinateur, entre autres, un journal de psychose, le journal d’un nyctalope incapable de se coucher avant le jour du lendemain, qui vit totalement en décalage avec le commun des mortels et raconte jour après jour sa folie douce. Ce qui est incroyable, c’est que les thèmes abordés sont d’une banalité incroyable sans que le journal soit pour autant ennuyeux et Mario Levrero nous apparaît comme un drôle de type, sympathique et amusant, dont on ne se lasse pas de lire les aventures quotidiennes. On pense à Charles Bukowski, même si les deux hommes ne se ressemblent pas vraiment, et on a le plus grand mal à lâcher le journal quand vient l’heure d’éteindre la lumière.

Il est question des lectures de Levrero : Somerset Maugham, des romans policiers à foison (l’une des addictions de Levrero), une écrivaine espagnole, Rosa Chacel, dont les livres semblent ennuyer leur lecteur, mais aussi d’écrivains plus prestigieux, Kafka, Beckett, Burroughs, etc… Il est question de ses ateliers d’écriture, de ses promenades en ville, que de gentilles amies font avec lui, pour le sortir un peu, mais il est surtout question de sa lutte pour se désaccoutumer de son ordinateur, de ses sales habitudes qui consistent à jouer, à télécharger des photos pornographiques (ah ! ces petites jeunes femmes japonaises toutes nues…), à « voler » des logiciels, etc… Il est aussi question du cadavre d’un pigeon sur un balcon en dessous des fenêtres de Mario, qui observe la « veuve » du mort venir lui rendre des visites régulières, seule ou avec son nouveau mari et ses petits, métaphore filée qu’on va suivre jusqu’à la fin du journal, avant d’entamer Le Roman lumineux lui-même, dans lequel il va être question de télépathie, mais aussi de la conversion de Levrero à la religion catholique, sous l’influence d’un drôle de curé. Tout comme dans Le Discours vide Mario Levrero réussissait à intéresser son lecteur à des exercices de graphie, dans Le Roman lumineux, il réussit le tour de force de nous faire nous passionner durant 580 pages pour une vie vide, elle aussi, un discours qui « tourne en rond » autour de la procrastination, de l’incapacité de l’écrivain à faire son travail, qui peut rappeler un autre écrivain, uruguayen lui aussi, Carlos Liscano. Le livre se termine sur un retour aux principaux thèmes du journal, pour clore le texte, ce dont Levrero s’acquitte avec brio. Comme l’a signalé Enrique Vila-Matas, à qui on peut faire confiance en matière de littérature, Le Roman lumineux est « Un livre unique, étrange, extraordinaire, même s’il nous parle de thèmes intemporels, de la grisaille quotidienne et de ce que le sort nous réserve. Je n’ai jamais pu l’oublier. » On ne peut mieux dire, me semble-t-il, sur ce texte gentiment dingue.

Le Roman lumineux, Mario Levrero – morceaux choisis

« Après avoir lu Junky, j’ai voulu lire davantage de Burroughs ; Felipe m’a prêté deux autres livres, non sans m’avertir qu’il y avait de grandes différences avec Junky ; il n’était pas très sûr qu’ils allaient me plaire. Felipe connaît mes préjugés envers les auteurs homosexuels, qui ne sont pas en réalité des préjugés, mais des jugements esthétiques ; et, effectivement, lorsque j’ai commencé à lire Parages des voies mortes, j’ai trouvé que, à la différence de Junky, le thème de l’homosexualité occupait un premier plan. D’autre part, il était aux antipodes de la rigueur narrative de Junky, et j’ai failli renoncer à la lecture. Mais il y a quelque chose de spécial chez Burroughs qui m’a poussé à continuer à lire, avec une perplexité totale face à ma propre attitude, parce que, vraiment, je ne saisissais pas les raisons secrètes que je pourrais avoir de lire ce livre. De fait, il s’est depuis lors passé quelques semaines, et j’ai encore quelques pages à lire pour le finir. Ce n’est pas une lecture facile ni gratifiante et, cependant, il m’a été impossible de le laisser tomber, même si j’ai dû intercaler sa lecture avec la consommation d’une montagne de romans policiers. d’autre part, les fantasmes homosexuels et les tombereaux d’expression macabres et grossières ne m’ont pas gêné, et je ne comprends toujours pas pourquoi. Pour une raison inconnue, Burroughs est incapable de me heurter. » Mario Levrero, Le Roman lumineux

Le Roman lumineux, Mario Levrero – morceaux choisis

« L’Angoisse du gardien au moment du péno (que les traducteurs espagnols ont traduit d’une manière légèrement différente de ma traduction maison) est un livre de Peter Handke, un Autrichien qui, s’il est bien loin d’être un Bernhard, est aussi bien loin du portrait que brosse Bernhard en passant en revue les collègues co-nationaux, c’est-à-dire qu’il n’a pas l’air d’être un idiot. Celui qui en a tout l’air est l’auteur du prologue, un certain Javier Tomeo. J’ai vu le livre il y a une dizaine de jours, chez le bouquiniste d’à côté, et il m’a semblé intéressant pour je ne sais quelle résonance qui n’est pas arrivée à se transformer en souvenir. (…)

Par un rabat du livre, j’apprends que le roman a été porté au cinéma par Wim Wenders. J’aimerais voir le film parce que, s’il est bien fait, il peut être très intéressant – visuellement, je veux dire. Surtout si l’intention narrative a été respectée.

Par principe, je ne lis jamais le prologue d’un livre avant le livre lui-même, et ces derniers temps j’essaie de ne même pas lire les quatrièmes de couverture, surtout s’il s’agit d’éditions espagnoles, parce qu’il y a chez les Espagnols, une véritable passion de présenter au lecteur par avance les contenus essentiels du livre. Le comble, je crois, c’est un roman de Nero Wolfe, où l’on dévoile qui est l’assassin rien de moins qu’en couverture. Ce prologue ne constitue pas une exception, et je n’ai jamais été aussi reconnaissant à mes principes ; si je l’avais lu d’abord, il aurait totalement gâché ma lecture. Mais je me réjouis de l’avoir lu après avoir lu le roman, parce qu’il s’est révélé extrêmement comique. Le préfacier commence par dire que c’est un livre difficile à comprendre ; au milieu de son texte, il dit qu’il ne comprend pas ; et, vers la fin il écrit qu’il ne comprend pas non plus le titre. C’est très étonnant parce que même moi j’ai compris le titre. Moi qui ne prête pas attention à ses subtilités. Justement, vers la fin du livre, un personnage fait un bref récit qui explique le titre et, presque à la fin proprement dite, le personnage principal répète exactement le même récit, en modifiant toutefois les circonstances, et là le lecteur saisit de nouveau le sens du titre. C’est sans équivoque et simple, mais le préfacier ne l’a pas compris.

Il n’a pas compris non plus le roman, et il a l’air d’ignorer qu’un roman n’est pas fait pour être compris. »

Mario Levrero, Le Roman lumineux

Le Roman lumineux, Mario Levrero – morceaux choisis

thomas-bernhard

« Après avoir prêché dans le désert des années durant, après avoir été méprisé et blâmé pour avoir certaines opinions, voilà que je tombe sur une espèce d’âme jumelle. On peut lire page 54 de Maîtres anciens, un livre impossible à classer de Thomas Bernhard :

« Voyez-vous, Beethoven, le dépressif chronique, l’artiste d’Etat, le compositeur d’Etat par excellence, les gens l’admirent, mais au fond Beethoven est un personnage parfaitement repoussant, tout, chez Beethoven, est plus ou moins comique, quand nous écoutons Beethoven, nous entendons sans cesse une détresse comique, le grondement, le titanesque, la stupidité de la marche militaire, jusque dans sa musique de chambre. Quand nous écoutons la musique de Beethoven, nous écoutons plus de tintamarre que de musique, la marche cadencée des notes, en sourdine, l’Etat », dit Reger.

Une année de lecture : 2021

Le moment d’un bilan rapide est venu. Lecture ou relecture, peu importe, l’essentiel étant de conserver le souvenir du meilleur, parfois du sublime. Les romans qui m’ont procuré les plus vifs plaisirs de lecture sont en tête de cette liste (sans souci de classement précis). Les liens indiqués renvoient aux chroniques écrites pour ces livres marquants.

Bohumil Hrabal, Vends Maison où je ne veux plus vivre : https://bricea.home.blog/2021/12/18/vends-maison-ou-je-ne-veux-plus-vivre-bohumil-hrabal/

Les Tentacules, Rita Indiana : https://bricea.home.blog/2021/02/09/les-tentacules-rita-indiana/

Edie – La Danse d’Icare, Véronique Bergen : https://bricea.home.blog/2021/08/23/edie-la-danse-dicare-veronique-bergen/

Dans le mirador, François Bizet : https://bricea.home.blog/2021/10/30/dans-le-mirador-francois-bizet/

La 7e Fonction du langage, Laurent Binet : https://bricea.home.blog/2021/11/22/la-7e-fonction-du-langage-laurent-binet/

Djinn, Alain Robbe-Grillet : https://bricea.home.blog/2021/11/29/djinn-un-trou-rouge-entre-les-paves-disjoints-alain-robbe-grillet/

Octaèdre, Julio Cortazar : https://bricea.home.blog/2021/12/11/octaedre-julio-cortazar/

Les Palabreurs, Bohumil Hrabal : https://bricea.home.blog/2021/12/21/les-palabreurs-bohumil-hrabal/

Le Tonneau magique, Bernard Malamud : https://bricea.home.blog/2021/04/25/le-tonneau-magique-bernard-malamud/

Le Commis, Robert Walser : https://bricea.home.blog/2021/09/23/le-commis-robert-walser/

Monsieur Songe, Robert Pinget : https://bricea.home.blog/2021/01/22/monsieur-songe-robert-pinget/

Le Roman lumineux, Mario Levrero – morceaux choisis

« La grande surprise en matière de lectures récentes, ç’a été Sivainvi (horrible traduction espagnole du titre original Valis), un roman de Philip K. Dick. Là, Dick entrelace sa science-fiction et des données autobiographiques évidemment réelles, et plutôt que d’un roman, il s’agit d’un traité philosophico-religieux de premier ordre. J’ai été surpris de découvrir à cette occasion que Dick a vécu quelques expériences similaires à certaines que j’ai vécues, même si dans son cas es expériences sont allées beaucoup plus loin. De toute façon, certaines de ses conclusions ressemblent aux miennes, même si, aussi sous cet aspect, il va beaucoup plus loin. Je me réjouis infiniment de n’avoir jamais goûté à aucun type de drogue (sauf quelques-une autorisées, comme le tabac). Je ne crois pas que j’aurais pu survivre à des expériences de l’intensité de celles de Philip K. Dick. Bon, lui non plus n’y a pas survécu. En tout cas, c’est très agréable de lire ces choses qui, d’une certaine manière, relativisent notre propre folie. »

Mario Levrero, Le Roman lumineux

Le Roman lumineux, Mario Levrero – morceaux choisis

« Je continue à couper doña Rosa Chacel ; avec Beckett, maintenant, et avec un livre sur Beckett, un essai avec quelques éléments biographiques que j’ai trouvé intéressant même si les essais m’ennuient plutôt. Mais ma curiosité envers Beckett était très grande et ce livre m’a éclairé sur un certain nombre de points. Avant, j’avais lu un récit très comique, vraiment comique, intitulé Premier Amour, et maintenant je lis d’autres histoires. Beckett réussit toujours à m’arracher quelques éclats de rire. Je sais, bien sûr, que son œuvre ne s’épuise pas avec sa comicité et, justement, un de mes désaccords avec l’auteur du livre est là. L’auteur réfute ceux qui cherchent des significations philosophiques particulières chez Beckett et interprètent son œuvre à partir de ses significations ; avec ça, je suis parfaitement d’accord. Moi aussi, je pense que l’Art, en général, ne doit pas se mesurer à ses contenus. Mais l’auteur, un Allemand, exagère un peu en ôtant toute importance aux significations. Il s’appuie en partie sur les dires de Beckett, mais c’est un fait bien connu que les auteurs ne disent jamais exactement la vérité sur leurs œuvres, souvent parce qu’ils l’ignorent. Ce que je veux dire, au sujet de mon désaccord avec l’Allemand, c’est que : d’accord Beckett ne construit pas ses œuvres en fonction de quelque signification ou message ou idéologie que ce soit, et c’est ainsi que doit être l’Art ; parfait. Mais mon désaccord réside dans le fait que ça ne revient pas au même qu’un personnage s’appelle Godot ou s’appelle autrement. Ce Godot a une signification, de toute évidence renvoyant à Dieu. Cela, je suis d’accord, n’explique pas l’œuvre ni ne lui donne sa force, ne justifie pas son existence ; mais ne nions pas le fait qu’il y a aussi des significations dans l’œuvre. L’important de la littérature ne réside pas dans ses significations, mais ça ne veut pas dire que les significations n’existent pas ou qu’elles n’ont pas leur importance. J’ai souvent dit et écrit : « Si je voulais transmettre un message idéologique, j’écrirais un pamphlet. », avec ces mêmes mots ou d’autres. Mais ça ne veut pas dire que dans ma littérature, il n’y ait pas d’idées exposées, et que ça ne mérite pas la peine d’exposer ces idées. » Mario Levrero, Le Roman lumineux

Le parallèle entre L’ultime Auberge de Kertész et Le Roman lumineux se poursuit, non pas que ces livres soient identiques, mais les écrivains cités, Kafka et Beckett, le sont par l’un et par l’autre. Normal, me direz-vous, tous deux sont géniaux… C’est bien ce que je pense, moi aussi, tout comme la citation de Mario Levrero ci-dessus sur Beckett me convient parfaitement, à tel point que j’aurais pu l’écrire moi aussi. Mot pour mot.

Le Roman lumineux, Mario Levrero – morceaux choisis

« J’ai acheté encore une fois L’Amérique, de Kafka ; trente-cinq pesos. L’édition Emecé, assez bien conservée. Possible que j’aie bientôt envie de relire ce roman. Je ne l’ai pas relu depuis cette première fois, en 1966, lorsqu’il a fait naître en moi le désir de devenir écrivain. Chaque fois que j’installe ma bibliothèque, je le rachète, et je finis toujours par le prêter et le perdre ; mais ce livre ne doit pas manquer à ma bibliothèque et, hier, justement, j’avais remarqué que je ne l’avais pas. La semaine dernière, Chl avait acheté un exemplaire exactement pareil. Aujourd’hui, elle a déniché La Muraille de Chine. » Mario Levrero, Le Roman lumineux

Comme Imre Kertész, Levrero écrit un roman dans lequel le journal tient une place considérable (ici, les 400 premières pages d’un roman qui en compte 600). Comme Imre Kertész, Levrero a une relation privilégiée avec l’œuvre de Kafka. Les livres de ma bibliothèque semblent parfois s’attirer les uns les autres et leurs auteurs avoir ensemble une certaine communauté d’esprit, avec moi aussi d’ailleurs !

L’ultime Auberge, Imre Kertész

Journal d’une partie d’échecs contre la mort, dont l’issue est courue d’avance, L’ultime Auberge est une fois de plus un livre superbe d’Imre Kertész qui mêle dans un même texte les genres du roman (L’ultime Auberge) et du journal (Secrets dévoilés et Le Jardin des trivialités) en alternance, sans qu’on sache très bien si le projet de roman, dont on peut dire qu’il n’est pas abouti, ne serait pas un prétexte pour se persuader qu’on est encore écrivain, ou un moyen de repousser la mort (tant qu’il a un projet d’écriture, Kertész ne peut pas mourir) ou encore un prétexte à écrire un journal, dont on ne sait pas très bien s’il ne serait pas le dernier moyen littéraire de l’écrivain hongrois d’écrire encore, ou le projet principal d’un livre qui joue à cache-cache avec lui-même… Car le journal l’emporte, et de loin sur les quelques pages romanesques, tant par le volume que par la qualité littéraire, comme témoignage autobiographique des derniers efforts de l’homme et de l’écrivain pour : 1. quitter son pays, la Hongrie, contre lequel il récrimine, à la façon d’un Thomas Bernhardt (même si Kertész n’écrit sous l’influence de personne) 2. témoigner par avance de sa fin de vie 3. dire sa lutte contre la maladie, la déchéance physique et la mort 4. dire sa lutte, malgré ou à cause de la déchéance, pour rester un écrivain, tout en ne cessant de regretter la perte du grand style, en constatant encore et encore son insatisfaction littéraire, à la façon d’un Flaubert dans ses correspondances. Bref, L’ultime Auberge n’est en rien un livre joyeux, d’autant que son auteur ne se prive pas d’aborder des thèmes qui n’engendrent pas l’optimisme : enfer de la maladie (il est diagnostiqué Parkinson), déchéance de l’Europe, conséquences sur l’activité littéraire des obligations liées à la réception du Prix Nobel de littérature (Kertész n’est pas le premier à se plaindre de ne plus pouvoir écrire à cause des sollicitations trop nombreuses que lui valent ce qu’il appelle « le gros lot »), détestation de son propre pays, sans parler de ses obsessions liées au fait d’être juif, à une forme de « paranoïa » juive face à un monde qui à l’en croire s’apprête sans cesse à terminer le travail commencé par Hitler pour en finir avec les Juifs, à une forme d’obligation à défendre la plupart du temps l’Etat d’Israël, contre vents et marées quasiment, même quand il a conscience de certaines dérives israéliennes, considérations politiques sur la démocratie en Europe, sur ses défaillances et ses défaites, dans lesquelles on retrouve l’idée du fascisme mou développée par Pasolini, déclinée en fascisme discret chez Kertész, etc… Ce n’en est pas pour autant un livre « plombant », mais un livre ou la grande culture de l’écrivain s’exprime généreusement, un livre où sa pensée n’apparaît pas diminuée, où il est question de sa passion pour la musique classique, pour Gustav Malher entre autres, d’une admiration certaine pour l’écrivain Franz Kafka, d’un hommage en passant à Samuel Beckett, où on a plaisir à le suivre dans le cheminement qui accompagne la construction d’une oeuvre, un livre ou la grande humanité de Kertész est bien présente, un livre qui, même s’il le dénigre, se construit en s’écrivant, signe s’il en est qu’il s’élève bien au-dessus d’un projet conçu contre et avec la maladie et qu’on peut le ranger avec les grandes réussites de son signataire. En explorant le Jardin des trivialités, Kertész reste malgré tout au-dessus de la ligne de flottaison, reste un grand écrivain qui jamais n’ennuie ou ne paraît fade, garde la dignité qui a toujours été la sienne.

N’en étant encore qu’à la découverte de cet auteur admirable, après le sublime Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, dialogue fleuve entre deux hommes, maelström stylistique de très haut niveau, et Roman policier, un texte sur et radicalement contre le fascisme d’une très grande qualité littéraire lui aussi, j’ai plaisir à constater qu’à chacun de ces opus, je lis non pas chaque fois le même livre, comme c’est souvent le cas avec la grande majorité des écrivains – y compris les très bons écrivains -, mais chaque fois un livre différent, ce qui me semble être la signature des très grands. Voilà pourquoi je me prépare à lire avec ferveur toute l’œuvre d’Imre Kertész, qui disait que ses livres ne lui survivraient pas.

L’ultime Auberge, Imre Kertész – Morceaux choisis

« Hier soir, Godot, dans la mise en scène de Täbori – ce qui est à peine croyable, sachant qu’il a déjà quatre-vingt-douze ans. Spectacle instructif, d’autant plus que c’était la première fois que je voyais sur scène une pièce de Beckett. La représentation était, à mon avis, nulle ; elle n’a pas plu non plus à M. et nous avons longuement analysé la raison – nous en sommes presque arrivés à suspecter la pièce ; je me suis rappelé la grimace de Reich-Ranicki à Baden-Baden, qui n’a jamais considéré Beckett, dont on célébrait le centième anniversaire de la naissance comme « le plus grand écrivain du XXe siècle ». Par ailleurs, ces classements sont très énervants ; peu importe, j’ai trouvé la représentation « joviale » et la jovialité est ce qu’il y a de plus étranger à Beckett. Les dialogues étaient fades, insignifiants pourrait-on dire, ce qui est quand même absurde en ce qui concerne Godot. En ce moment – il est six heures du matin – je lis l’excellente biographie de Beckett par Knowlson. Beckett est un grand auteur, et il le restera. » L’ultime Auberge, Imre Kertész

L’ultime Auberge, Imre Kertész – Morceaux choisis

« J’ai rêvé de Kafka. Je lui parlais au téléphone. Nous avons pris rendez-vous et il est venu. Son visage ne ressemblait pas à celui qu’on voit sur les photos. Il était plutôt terreux, avec une barbe drue. Quand j’ai raconté mon rêve à M., elle m’a demandé si ce n’était pas plutôt mon père. Question intéressante, je ne sais que répondre… Peut-être la barbe, le visage levantin… Mais la question demeure : était-ce Kafka dans le rôle de mon père, ou mon père dans celui de Kafka . Il était aimable avec moi, une sympathie est née. Je ne me rappelle plus de quoi nous avons parlé. C’était un grand rêve réconfortant, un pâle reflet de mes grands rêves d’antan. » Imre Kertész, L’ultime Auberge

Le Club des tueurs de lettres, Sigismund Krzyzanowski

Publié en France par les éditions Verdier, Sigismund Krzyzanowski est donc cet auteur russe né en 1887 et mort en 1950, non publié de son vivant que l’éditeur russe Vadim Perelmouter a « découvert » aux archives pendant la période soviétique (regarder et écouter son témoignage sur notre blog ces trois derniers jours). J’ai trouvé dans une librairie montpelliéraine la version de poche de ce roman bizarre (écrit entre 1922 et 1924) et en ai fait l’acquisition sans penser que l’auteur, dont je ne connaissais pas le nom (et pour cause), était une espèce de « génie de la littérature » méconnu. Je me suis tout d’abord méfié, à cause du titre qui renvoie à cette mode récente des romans dont les titres font référence à des « clubs » ou des « cercles » divers et variés et qui me semble-t-il ne pèchent pas par excès d’originalité. Mais passons, à la lecture de la quatrième de couverture, il m’a semblé que ce bouquin abordait des thèmes spécifiques à la littérature et qu’il pourrait éventuellement m’intéresser. Ce fut en effet le cas. A la lecture du Club des tueurs de lettres, je m’aperçus que Krzyzanowski avait eu une idée intéressante, celle d’écrivains désireux de ne plus publier une ligne de leur vivant (comme si l’auteur avait la certitude qu’il ne publierait pas de son vivant, comme s’il avait la préscience de la maladie qui l’emporterait, lui faisant perdre avant cela l’alphabet…) et se réunissant chaque samedi pour, malgré leur décision de ne rien publier, continuer à s’adonner à la littérature en disant un texte de leur cru, qui ne sortirait évidemment jamais de leur petit comité. C’est ainsi que le roman s’apparente à un recueil de nouvelles, ou de textes littéraires de genres divers, puisque le premier de ces textes une courte pièce de théâtre, et que par la suite il y aura également quelques contes. Ces textes font voyager le lecteur dans le temps, de l’Antiquité et du Moyen Age au début du XXe siècle. Le plus difficile de ces récits est sans doute celui du chapitre IV, basé sur un « délire » scientifique qui, d’inventions en inventions toutes plus loufoques les unes que les autres, va permettre à une société d’introduire dans le corps de ses citoyens, sous le prétexte sécuritaire, au départ, d’en finir avec la folie, une sorte de vie préfabriquée de robots obéissants et incapables de rébellion (une société qui n’est pas sans faire penser à la dictature du prolétariat, mais qui est aussi la métaphore du club des tueurs de lettres dans lequel les sept participants renoncent à leur personnalité d’écrivain) et ce grâce à des machines, les « ex », qui se substituent à toute forme de volonté individuelle, les citoyens sous emprise d’une « ex » conservant leur pensée propre, mais s’avérant incapables d’agir en fonction. Evidemment, les quelques hommes de pouvoir qui tentent ainsi de conditionner leur peuple s’apercevront à leurs dépends que leur projet était irréaliste… Tout comme l’initiateur du club des tueurs de lettres s’apercevra peut-être que son idée est elle aussi utopique.

Les auteurs des textes portent tous un nom d’emprunt, qui se limite à une syllabe non porteuse de sens (Zes, Tev Daj, etc…) et les indifférencie suffisamment pour que tous soient presque confondus, pour la bonne raison qu’ils ont fait le même vœu, celui de ne plus écrire. Ils se réunissent chez le maître des lieux et « président » du club, dans une salle où trônent sept fauteuils, devant une cheminée et une bibliothèque aux rayonnages vides. Leur texte dit, et aussitôt mort, n’aura de vie qu’éphémère, sinon peut-être dans l’esprit des auditeurs où ils pourront continuer d’exister – et dans le livre qui s’écrit en racontant cette histoire d’écrivain renonçant à leur passion. Mais les choses ne vont pas se dérouler comme ces étranges candidats à l’oubli semblent en avoir décider, vous vous en doutez bien et nous nous en tiendrons là de cette chronique qui ne souhaite pas vous en dévoiler plus sur ce livre fantasque et étrange, qui mérite sans nul doute d’être lu.

Deus Irae, Philip K. Dick et Roger Zelasny

Monde post-apocalyptique dans lequel les survivants ont muté au point de ne plus avoir grand-chose d’humain, lutte entre deux Eglises, la spécialité de Zelasny, personnages à la K. Dick de camés, tous les ingrédients d’un bon livre de SF sont réunis dans ce bouquin écrit à quatre mains (et quelles mains !). Pour l’Eglise des Serviteurs de la Colère, adorateurs du Deus Irae, dieu de la colère est le seul vrai Dieu. C’est bien sûr Lui qui a déchaîné la foudre atomique sur le monde en guerre, mettant ainsi fin à la troisième guerre mondiale. Quant à l’Eglise chrétienne, elle est devenue minoritaire. Au milieu de tous ces êtres mutants, une personne handicapée, ni bras ni jambes, Tibor McMasters, peintre en quête de son génie, qui se déplace grâce à un étrange engin porteur d’un système extenseur I.C.B.M. et tiré par une vache blanche et noire, une Hollstein figurez-vous, part à la recherche du Deus Irae pour en faire le portrait que l’Eglise lui a commandé. Bien évidemment, les chemins ne sont pas très confortables, pas vraiment carrossables et la voiture à deux roues de Tibor mériterait un peu d’entretien. Plus on s’éloigne de la ville, et plus les mauvaises rencontres risquent de se multiplier : le Grand C. ou l’extension féminine de son extension péripatétique, ce qui ne vaut pas mieux, des mutants de l’espèce des lézards, des rolliers, des coureurs, des mutants taupes, ou encore les insectes, un chasseur, jolie faune des temps d’après. C’est ainsi que de rencontre en rencontre, parfois dangereuses, Tibor mène son odyssée, obligé de se faire dépanner par un autofac détraqué pas commode. Puis il est rejoint par Pete Sands, de l’Eglise chrétienne, et par Jack Schuld, un chasseur, aussi inquiétant que dangereux. L’homme que cherche Tibor, Lufteufel, incarnation du Deus Irae, est aussi celui que cherche Schuld. Les voilà donc qui voyagent ensemble. L’un aura son modèle, l’autre sa proie. S’ils le trouvent, évidemment.

Deus irae se savoure comme un bon livre de SF à l’univers imaginaire riche de surprises toutes plus délirantes les unes que les autres, qui se lit sans souci de quête d’un sens caché, même si le propos sur la religion, le bien et le mal, la nature d’un Dieu humain de la colère peut sans doute laisser supposer que l’effort d’écriture des deux écrivains est allé plus loin que de créer un monde fantastique réussi. Ce dont je me suis grandement satisfait.

Corps, Fabienne Jacob

Ce très court roman de Fabienne Jacob, une auteure que je ne connaissais pas jusqu’à la découverte de son existence dans la librairie d’un lieu d’exposition montpelliérain où les œuvres réunies et présentées au public portent toutes sur le corps, ce très court roman de Fabienne Jacob, donc, une auteure qui répond, quand on lui demande quel grand livre elle aurait aimé écrire, « Voyage au bout de la nuit », ce très court roman de Fabienne Jacob, disions-nous, commence d’ailleurs par une phrase, « Quand tout aura disparu, il restera cela. », qui m’a fait penser à l’incipit du Voyage, une auteure, Fabienne Jacob, qui écrit essentiellement sur le thème du corps – elle n’en est pas à son premier livre quand elle publie Corps –, mais il semble que le thème du temps l’intéresse aussi, ce très court roman de Fabienne jacob, ne nous égarons pas, s’appelle Corps. La narratrice du roman Corps travaille dans un institut de beauté, elle est donc bien placée pour parler du corps des femmes, c’est ce qu’on pense et c’est ce qu’elle dit assez vite. Cela dit, elle ne parle pas que du corps des femmes. Elle évoque aussi ce que vivent les femmes, ce qu’elles ressentent, mais la plupart du temps, quand même, au sujet, à propos de leur corps, et puis elle parle d’elle aussi, et tout particulièrement de son enfance, de sa grande soeur et de sa mère, aussi, entre autres femmes. Elle, la narratrice toujours, ne se prive pas de porter des jugements sur certains types de femmes (c’est d’ailleurs assez réjouissant) qu’elle peut au passage égratigner joyeusement. Par exemple, les femmes qui suivent certains diktats de la mode ou de l’air du temps, dont elle dit ne pas savoir qui les dicte, mais qu’elle dit détester ; celles qui ont des « seins morts », métaphore bien vue qui signale les faux seins ; celles qui ont « la peau hâlée », considérées comme « suspectes » ; celles qui veulent être remarquées, montrent tout, font du bruit, rient fort, parlent fort : « On veut pas les connaître pour la bonne raison qu’on les connaît déjà. » ; celles qui sont victimes de la mode, se cachent sous les marques : « On sait d’avance, elles ont rien à cacher. » ; celles qui se font des mèches, qui mettent du gloss, ou des caleçons. Bref, la narratrice n’aime pas le blig-bling féminin, le faux : « Les femmes, c’est mon métier, elles sont belles quand elles sont dans leur vérité. Exactement dans la coïncidence de leur corps et des années, cela s’appelle la vérité. »

N’allez pas croire que Monika, la narratrice, n’aime pas les femmes. Non, sinon elle ne serait pas esthéticienne. Son métier, dont il n’est pas question sur le plan de la pratique, pas de descriptions de soins du corps, de massages, d’épilation, juste quelques allusions en passant, il lui permet d’en savoir un rayon sur les femmes. Car elles se livrent toutes. Une fois à poil, elles parlent, se confient. Monika en sait plus sur leur corps et sur leur vie que tous les psys du pays… Il y a la bouchère, pour commencer, mais la bouchère, on n’en sait guère sur ce qu’elle vit, la bouchère elle vaut surtout pour sa peau blanche – ça, Monika, elle aime. La bouchère, c’est une secrète. Il y a aussi Alix, qui est passée à côté d’un homme vrai (pas un vrai homme), à côté de la passion. Il y a Adèle, une vieille dame que plus personne ne touche depuis la mort de son mari, sauf Monika bien sûr. Adèle, qui a un passé, une histoire de guerre. Il y a Grâce, dont la vie est comme un film. Il y a Ludmilla, aussi, celle qui ne veut pas assumer son âge, continue à s’habiller, à se comporter en petite fille…

Et puis, il y a Monika, sa sœur Else, leur mère. Et Monika raconte, elle aussi : ses peurs d’enfant, ses rapports avec sa sœur, leurs jeux, leurs interrogations, leur goût de fouiller, son cousin, qui lui vaut des émois, sa mère, la mort de sa mère. La femme dans sa vérité, c’est la femme qui coïncide avec les années, Monika n’élude rien, des années qui passent sur le corps des femmes, on explore avec elle l’enquête des deux petites filles qui veulent savoir pourquoi, comment elles ont pu naître, et n’y comprennent rien, de leur enquête sur ce quI se passe dans la chambre des parents, la nuit, la mort de la mère, bien des années plus tard…

Tout cela est écrit de façon sensuelle, « avec le corps, avec la peau » dit Fabienne Jacob, qui se « décapite » pour écrire, débranche le cerveau… Un style plutôt oral, avec quelques marques discrètes (pas de respect des règles de la négation, un usage de la virgule, ou plutôt un non usage, original) de l’oralité, mais un style très adapté au sujet, un beau sujet, le corps des femmes, qui n’exclut pas pour autant les hommes (les deux bouchers, l’Allemand, le cousin Jan…), même s’ils n’ont pas le premier rôle dans le livre. Un beau livre, un beau regard porté sur les femmes, sur la vérité du corps. Le corps, ce qui reste quand tout a disparu.

L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty, Peter Handke

Commençons par ce qui n’est pas forcément essentiel dans la réception d’une œuvre d’art, car un roman est aussi une œuvre d’art : la lecture de L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty n’est pas d’un grand plaisir de lecture. En un premier temps, le style est froid, la phrase minimale, qui s’en tient à un factuel qui ne nous intéresse guère, celui d’un type qui vient de perdre son travail, croit-il et qui semble largué. Aussi les faits narrés ne sont-ils que platement quotidiens, répétitifs et rapportés dans un style qui est en adéquation avec ce à quoi il renvoie. Voilà qui est dit et qui, rappelons-le, n’est pas nécessairement essentiel. Quand le style change, aux environs de la centième page de cette édition, le livre n’en devient ni plus palpitant ni plus attrayant. On court vers la fin, avec le sentiment qu’on n’y arrivera pas, qu’on lâchera avant le point final. Tout en lisant, on se dit qu’on a une impression de déjà-vu : ça nous rappelle La Nausée de JP Sartre, par exemple quand Bloch, le personnage principal du texte, voit au fond d’une théière, plutôt que des brins de thé, des fourmis ; ou comme quand il voit les choses en ce qu’elles ont de limité, ce qui déclenche aussitôt chez lui une envie de vomir – un peu plus loin, le mot « nausée » est lâché. Mais l’histoire de ce monteur, ancien gardien de but, qui se croit licencié de son travail sans qu’on lui ait rien dit, puis qui étrangle une caissière après avoir passé la nuit chez elle, sans vraiment savoir pourquoi il le fait, ça nous rappelle également L’Etranger d’A. Camus, d’autant que Bloch se sent étranger au monde qui l’entoure, agit comme quelqu’un qui n’a plus de repères. Il n’est pas impossible après tout que Handke ait lu aussi Un Homme qui dort, de G. Perec. Bref, on se dit qu’il y a du palimpseste là-dessous, de l’intertextualité, et on ne s’en émeut pas plus, puisqu’on est soi-même un fervent adepte du pillage textuel, de la citation cachée et autres joies de ce qui pour certains chatouilleux de la propriété (intellectuelle) est assimilable à du plagiat. On n’en veut donc pas à Handke, d’autant que L’Angoisse est un de ses premiers romans (sauf que Handke sait très bien ce qu’il fait si l’on en croit ses écrits sur les méthodes littéraires qu’il entend utiliser et qu’il a beaucoup lu), et on lui en serait même presque reconnaissant, puisque réfléchir à tout ça fait passer la pilule amère d’une lecture pour le moins ennuyeuse (sur la littérature comme art de distraction, Handke a aussi son idée). Et puis Barthes a dit que « tout texte est un intertexte ; d’autres textes sont présents en lui à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables : les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante ; tout texte est un tissu nouveau de citations révolues. » Alors, si Barthes l’a dit !… Bref, on s’ennuie en essayant de comprendre deux ou trois bricoles, en « essayant d’y voir plus clair », selon une expression de Handke lui-même. « Longtemps la littérature a été pour moi le moyen si ce n’est d’y voir plus clair en moi, du moins d’y voir tout de même plus clair. »

Quand l’auteur sort du factuel, ce qui finit par arriver, c’est la plupart du temps, peut-être toujours, pour expliquer ce que ressent Bloch, cette façon étrange qu’il a de se dissocier du réel qui l’entoure, ou de voir un réel qui se dissocie, allez savoir… On n’a pas le sentiment pour autant de verser dans la psychologie (il n’aurait manqué que cela…) et c’est là où il faut commencer à reconnaître une certaine force à ce bouquin et à son auteur. C’est de la description minutieuse. « Il lui sembla qu’un burin l’avait retranché de tout ce qu’il voyait ou plus exactement que c’étaient les objets qui avaient été coupés de lui. L’armoire, le lavabo, le sac, la porte : il réalisa enfin qu’il ajoutait par la pensée le mot pour chaque objet, comme sous une contrainte. » Et plus loin, « En réalité, sa nausée était semblable à celle que lui inspiraient parfois certains slogans publicitaires, refrains actuels ou hymnes nationaux qu’il ne pouvait s’empêcher, ensuite, de réciter ou de fredonner jusque dans son sommeil. Il retint sa respiration comme s’il avait le hoquet. Lorsqu’il inspira, ça recommença. De nouveau, il retint sa respiration. Au bout de quelque temps, ce fut efficace, il s’endormit. » Efficace. D’autres passages de ce tonneau suivent, qui font soudain penser que notre Bloch est en fait schizophrène et que, loin de plagier Sartre ou un autre, Handke se livre à une « étude de cas », qu’il décrit ce que vit et ressent un psychotique. Auquel cas, son livre est, commençons à nous l’avouer, sacrément réussi. Car la vie quotidienne de Bloch, dans tout ce qu’elle peut avoir d’inintéressant, est le prélude à ces crises qui surviennent régulièrement et dont il prend conscience sans prendre conscience, dont il prend conscience sans prendre conscience qu’il prend conscience… Et cela passe toujours par les sens, la vue et l’ouïe, principalement – comme c’était le cas pour le Roquentin de Sartre. « Tout ce qu’il voyait était frappant, littéralement. » ou « Il s’immobilisa parce que le téléphone sonnait. Comme chaque fois que le téléphone sonnait, il crut l’avoir su avec un instant d’avance. » Et cela passe aussi par un usage du conditionnel, qui contribue à mettre à distance la réalité, à la déformer : « On aurait dit que les détails encombrants salissaient et déformaient totalement les personnages et le décor où était leur place. (…) Le patron derrière le comptoir, on pouvait le traiter de cendrier, et on pouvait dire à la serveuse qu’elle était un trou dans le lobe de l’oreille. » Et puis passe des idées, des phrases, le mot « maladie » rejeté avec la phrase qui irait avec comme ridicule. Et puis, en approchant de la fin du roman, c’est le discours, le langage qui se désagrègent, dans un passage où les mots sont remplacés par des idéogrammes, puis dans un passage où la méfiance vis-à-vis du langage se fait plus forte encore, les phrases se succédant sans être achevées : « Il s’éloigna parce que – Devait-il motiver le fait qu’il s’éloignait afin que – Quel était son but lorsque – (…) En était-il déjà au point de – » Enfin vient la fin du texte, annoncée par un passage où il est question dans la tête de Bloch, sans qu’il sache bien qu’il y est question de lui : « Il est resté inactif trop longtemps. », et qu’elle dément. Comme quoi, comme une œuvre d’art peut être ennuyeuse, pas belle et sacrément intéressante, un roman peut être ennuyeux et redoutablement bien construit.

Bref, L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty est un roman que je vous recommande, car il drôlement bien fichu. Bref, L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty est un roman que je ne vous recommande pas, parce qu’il est ennuyeux. Bref. Car pour en faire le tour avec un minimum d’intelligence, il faudrait étudier longuement L’angoisse du gardien de but au moment du penalty, en l’analysant à l’aune de tout ce qu’a pu écrire Peter Handke par ailleurs, et là n’est pas notre projet, même si d’autres lectures de cet auteur intéressant et redoutablement conscient de ce qu’il cherche suivront.

Les Palabreurs, Bohumil Hrabal

Selon Linda Lê, les personnages des Palabreurs de Bohumil Hrabal ont l’air de « pensionnaires d’asiles qui ont obtenu un permis de sortie provisoire » ou « d’occupants éphémères de cette vie qui préparent en grande pompe leur sortie définitive ». « Ces palabreurs sont habités par une obsession joyeuse de la mort. Ils s’adonnent avec délice au macabre euphorique ». Bien vu, qu’il s’agisse du notaire de la première nouvelle, qui prépare son testament et demande à une jeune femme de lui dessiner des belles phrases pour sa tombe ; qu’il s’agisse de Bamba, un tout petit homme (le directeur des pompes funèbres locales, comme de juste) qui accepte pour voir Prague dorée, qu’un de ses amis poètes, un colosse de 2m de haut, le soulève du sol par la tête, quand il sait très bien (Voulez-vous voir Prague dorée ?) ; qu’il s’agisse des personnages de Bambini di Praga, qui sont tous plus fous les uns que les autres (la nouvelle, la plus longue du recueil, se termine une nuit, dans un asile, où les protagonistes viennent pique-niquer !) ; qu’il s’agisse des motards de la nouvelle La Mort de Monsieur Baltisberger, qui roulent à tombeau ouvert pour gagner une course, conduisent « avec une telle colère » que ça ne peut se terminer autrement que par la mort de l’un d’entre eux ; qu’il s’agisse de M. Burgan (nouvelle Les Palabreurs) qui se blesse sans cesse, et ça commence par une faucille qu’il agite en tous sens au-dessus de sa tête pour chasser les abeilles, au point de se la planter dans le crâne, et bien sûr sa femme et lui rient de bon cœur à l’évocation des nombreuses blessures qu’il s’est infligées, c’est un vieux Monsieur Trompe-la-mort qui est même tombé du toit… ; qu’il s’agisse du père de Hrabal lui-même, dont les folies à moto lui ont valu tant de chutes, dont il rit sans doute encore, qu’on s’étonne qu’il ne se soit pas tué sur la route, tous les principaux personnages de ces nouvelles sont bien des grands fous, poursuivis, obsédés par la camarde.

Pour Claudio Magris, au contraire, « Le monde Hrabal est dominé par la solidarité fraternelle entre amis, par une bonté allègre qui le relient à la vie comme un cordon ombilical qu’aucune déception ou amertume ne sauraient couper… » C’est ma foi tout aussi vrai et nous ne départagerons pas les deux écrivains dont nous venons d’emprunter les analyses qui pourraient paraître divergentes, car Hrabal, c’est sans doute tout cela à la fois, et tant d’autres choses encore, comme lorsque Magris, toujours ,signale : « Hrabal offre le meilleur de lui-même dans la finesse et la précision de certains moments fugitifs : un manège qui tourne dans l’ombre bleutée du soir » (très belle scène où un homme et une femme assis dans leurs nacelles respectives, accrochés tous deux par des chaînes qui les relient au toit du manège, tournent et s’éloignent l’un de l’autre, puis se rapprochent et se rejoignent, s’attrapant par la main avant que l’homme ne repousse la femme au loin…), « le profil des toits dans le coucher du soleil, la conversation d’une fille aveugle dans un train face à l’indifférence de la contrôleuse et du paysage qui défile à l’envers » (très belle nouvelle dans laquelle chacun des passagers du compartiment évoque à tour de rôle, à l’exemple de la jeune fille aveugle, les qualités et la folie de leur père), « un dialogue à l’hospice ou à l’asile ». C’est aussi, dans Le Notaire, la vie au bord de la rivière, qui se reflète à l’envers et fait qu’un cheval marche sur les sabots d’un autre cheval, son double de miroir, ou quand un homme, tout de noir vêtu, et qui marche vers une femme à jupe rouge, la saluant en se décoiffant et en tombant son melon si bas que dans son reflet il puise de l’eau dans son chapeau. Ou encore, les deux buralistes dont un est aveugle, qui vont à leur kiosque à tabac et à journaux en tandem… Hrabal, c’est aussi des images très belles, une littérature qui donne à voir le monde et plus que tout Prague dans toute sa beauté. Hrabal, c’est tout cela et une extravagance que Magris lui reprocherait presque, mais dont pour ma part je ne me lasse pas, car elle lui fait atteindre des sommets de bonne narration. Oui, Hrabal est décidément un grand conteur, un narrateur de première qu’il faut lire sans hésiter pour le plaisir sans cesse renouvelé du texte. Allez-y, les amis, mais allez-y !

Vends Maison où je ne veux plus vivre, Bohumil Hrabal

Bohumil Hrabal est grand ! J’en étais déjà convaincu avant d’avoir lu ce livre, mais Vends Maison où je ne veux plus vivre est venu le confirmer avec éclat. Comment présenter ce livre ? Roman ? Oui et non… Recueil de nouvelles ? Oui ou non… Texte poétique ? Oui mais non… Ce livre assez inclassable est donc un texte littéraire, dont le genre nous importe finalement assez peu, qui s’ouvre sur un texte titré Kafkaesques (hommage évident à l’auteur pragois de La Métamorphose), dont l’incipit est le suivant : « Tous les matins, le logeur entre dans ma chambre sur la pointe des pieds, j’entends ses pas. La chambre est longue, si longue qu’un vélo ne serait pas de trop pour parcourir l’espace qui sépare la porte de mon lit. Le logeur se penche sur moi, puis il se retourne pour adresser un signe à quelqu’un qui se tient à la porte :

– M. Kafka est présent, dit-il. »

La référence à l’univers de Franz Kafka, au Procès entre autres, est évidente, mais Bohumil Hrabal ne s’est pas effacé devant l’écrivain à qui il envoie un petit signe malicieux. Car si le texte commence comme un livre de Kafka, il va se poursuivre comme un livre de Hrabal, et sans doute pas le moindre. Véritable chef-d’œuvre, dont l’auteur était semble-t-il très satisfait, Vends maison est le plus poétique de ses textes. Il faut donc parfois accepter de suivre un narrateur dont le propos n’est pas nécessairement de nous conter une ou des histoires, comme c’est généralement le cas des narrateurs de Hrabal, mais d’écrire un texte qui s’égare dans les méandres de collages ou de montages, qui confèrent à la narration un aspect surréaliste, comme le font certains dialogues délibérément décalés :

– J’ai le plaisir de vous proposer des brosses à dents.

– Non, non, ce n’est pas possible.

– Elles viennent de loin, oui, importées de France, en nylon, deux cent soixante-huit couronnes la douzaine.

– Non, non et non, ce n’est pas possible.

– Trop cher ? Comme vous voudrez, mais nos clients dansent à merveille sur les parquets cirés avec notre produit, monsieur le commis.

– C’est pour cela qu’elle gémissait si fort.

– Et comme nouveauté, sachez – c’est confidentiel – que nous avons en stock des brosses à cheveux pour enfants. Puis-je prendre votre commande ?

– Oui, mais jamais je ne pourrai la quitter. »

La narration, elle aussi, suit ce cours étrange, proposant dans certains textes-chapitres-nouvelles (?) deux histoires enchevêtrées, comme dans La Trahison des miroirs par exemple, où l’on suit la désopilante aventure de Valerian, devenu un beau matin sculpteur et peintre, qui participe à un concours artistique (L’action Jirasek), et celle d’un maçon qui va assister à la destruction d’un monument dédié à Staline (en 1964). Les personnages du livre sont aussi bien des intellectuels (le philosophe) que des gens du peuple, ils travaillent comme « volontaires » dans une fonderie où ils côtoient des détenues qui travaillent près d’eux (toutes relations sont interdites, même si le gardien est plutôt libéral). Poldi, la belle, dont le narrateur est amoureux est sans doute l’une d’elles, peut-être bien celle qui a sauvagement assassiné sa mère, car dans Vends Maison où je ne veux plus vivre, la cruauté, la violence sont omniprésentes, mais dans une optique où le monstrueux confine au merveilleux, comme le signale dans son intéressante postface Petr Kral. Et le mot « merveilleux » est à la fin le qualificatif qui convient le mieux à ce texte de Hrabal où Prague est magnifiée, élevée au stade de cité surnaturelle, merveilleuse. C’est là toute l’alchimie de la poésie de Hrabal mise en œuvre dans ce livre formidable que je ne peux que vous recommander vivement si vous souhaitez découvrir un écrivain tchèque du XXe siècle qui surpasse, et de loin, certains de ses contemporains plus célèbres que lui.

Le Traducteur cleptomane et autres histoires, Dezsö Kosztolanyi

Pour qui ne connaît pas Deszö Kosztolanyi, nous irons à l’essentiel. Grand écrivain hongrois parmi les grands écrivains hongrois, il est sans nul doute l’équivalent pour son pays de Jaroslav Hasek, Milan Kundera ou Bohumil Hrabal pour la Tchécoslovaquie. C’est dire qu’on a à faire à un des maîtres de la littérature de la Mittel Europa. Allons un peu plus loin, Kosztolanyi est un auteur du début du XXe siècle (il est mort en 1936) qui s’est particulièrement illustré dans l’art de la nouvelle, et ce petit livre est justement un recueil de nouvelles. On retrouve dans chacun des textes du Traducteur cleptomane, l’alter-ego de papier de Kosztolanyi, Kornél Esti, à tour de rôle narrateur, personnage principal, mais changeant, de toutes ces histoires, dans lesquelles on retrouve le ton inimitable de l’auteur, son pessimisme teinté d’humour et de fatalisme – de ce point de vue, Kosztolanyi est très proche de Hasek, dont nous ne pouvons nous empêcher de recommander au passage Les Aventures du brave soldat Chveik, son chef-d’œuvre. On ouvre le recueil et nous voilà plongés dans la Budapest des années 1920, avec des personnages hauts en couleur comme ce traducteur de qualité qui, sortant de prison pour vols répétés, ne peut s’empêcher de se livrer à son vice jusque dans sa façon de traduire un roman policier anglais – un petit bijou de nouvelle ; Kornél Esti, en poète sans le sou, qui avoue à un ami qu’il a hérité en son jeune temps d’une fortune considérable, qu’il n’a de cesse de dilapider petit à petit en en faisant le don à des inconnus, à raison de 150 couronnes par jour – des mille et une façons de donner son argent sans que le donateur ne soit connu de son obligé ; Kornél Esti, dans le train qui traverse la Bulgarie, en grande conversation avec un contrôleur bulgare, quand il ne sait pas un mot de sa langue ; Kalman Kernel, le chef d’entreprise prospère dont l’affaire coule soudain, qui en crée d’autres sans plus de succès, puis qui disparaît pour ensuite réapparaître (le texte se termine sur une comparaison entre son sort et celui des écrivains, car bien sûr c’est comme si toute sa famille lui en voulait de ne pas être disparu…) ; un pharmacien au bord du suicide, qu’une simple vente remet en (en)vie ; Sarkany, le poète le plus miséreux du monde ; l’écrivaine dont le manuscrit de 1308 pages, de la plus mauvaise graisse, encombre le bureau de K. Esti ; le Président insomniaque d’une association culturelle qui dort pendant les conférences qu’il a l’honneur et l’avantage de présenter, dans sa bonne ville de Darmstadt – pure merveille, une vingtaine de pages consacrées au sommeil du Président pendant les conférences, analysé par Kornél Esti, de la grande écriture. Esti est bien sûr le personnage le plus important du recueil, et toutes les histoires auxquelles il prend part sont ou drôles ou surprenantes et captivantes. Le style de Kosztolanyi est d’une grande élégance, fluide et il sait narrer. Le lecteur, subjugué, passe de l’une à l’autre des nouvelles sans à aucun moment ressentir le besoin de faire une pause, et c’est ainsi qu’on lit un livre en une après-midi, ravi d’un si beau voyage dans l’espace et le temps. N’hésitez pas, vous aussi, à le faire, ce sera un grand plaisir de lecture.

Un Célibataire, Emmanuel Bove

Etrange petit roman que cette « étude de caractère » d’Emmanuel Bove, auteur inoubliable de Mes Amis, qui aurait pu être titré, aussi bien qu’Un Célibataire, Un Ridicule. Car Albert Guittard, s’il est bien célibataire, est surtout un grand névrosé qui ne se comprend pas et ne comprend à peu près rien à ce qui lui arrive dans ce livre dont, avouons-le, nous ne savons que penser. Albert Guittard est un ancien chef d’entreprise retiré des affaires, il approche la soixantaine et est toujours célibataire. Il vit à Nice, où il fréquente un couple, les Penner, tout en détestant le mari, sans doute parce qu’il est attiré par sa femme. Une autre femme, belle et jeune, Brigitte Tierbach, mariée à un vieux docteur lui plaît sans doute beaucoup. Guittard, un grand naïf qui se fait parfois l’effet d’être encore un collégien quand il se trouve face à une femme qu’il désire, ne sait pas se montrer discret, tout le monde voit clair dans son jeu, il a parfois des velléités de se comporter en monsieur, mais ses actes sont la plupart du temps motivés par des arrière-pensées et des stratégies qui s’avèrent toutes inefficaces et motivées par l’amour propre. Il est donc la plupart du temps assez ridicule, ne se rend compte que trop tard qu’il est transparent et que la petite société qu’il fréquente finit par le trouver non seulement étrange, mais assez insupportable, bref pas fréquentable. On parle en son absence de son comportement avec les dames, on ne se prive pas de lui faire savoir. Il se sent chaque fois victime d’on ne sait quelle malveillance. Guittard n’est pas un mauvais bougre, mais il ne connaît rien à la vie et se compromet malgré lui.

On a l’impression, en lisant ce livre, de lire une pièce de théâtre – les situations sont toutes théâtrales, on pourrait tout aussi bien faire une adaptation du roman pour le théâtre de boulevard – ou de voir un film. C’est que tout tourne autour du personnage principal, qui n’est pas sans faire penser, l’excès de la caricature en moins, à certains personnages de Molière, comme le Misanthrope, dans ses relations avec les femmes, des autres personnages – les femmes jouent un rôle essentiel dans le roman – et c’est à une étude de caractère, dans laquelle la psychologie a son importance, que se livre Bove. C’est ainsi que la lecture peut alterner entre agacement – la psychologie, le personnage, c’est un peu vieillot, reconnaissons-le – et le bon plaisir de lire une écriture juste, de se laisser aller au seul plaisir du texte sans se montrer plus exigeant que cela, tout comme on avait admiré dans Mes Amis le savoir-faire d’un écrivain du début du XXe siècle qui mérite sans nul doute d’être redécouvert, d’être encore lu pour lui éviter une seconde disgrâce – il était un écrivain pauvre et, à sa mort, on s’empressa de l’oublier. Et pourtant, Emmanuel Bove fait partie de ces auteurs « mineurs » que Colette, Beckett , Rilke et plus près de nous Vila Matas n’ont pas manqué d’encenser. A découvrir, donc, pour les curieux de livres et d’écrivains délaissés par l’histoire littéraire.

Octaèdre, Julio Cortazar

Dans le même esprit que celui d’un recueil écrit en 1958, Les Armes secrètes, mais sans forcément aller chercher le fantastique sous la surface du réel, Octaèdre propose au lecteur huit nouvelles de très bonne graisse, comme l’aurait dit Rabelais. Car force est de reconnaître que Julio Cortazar est un maître de la nouvelle et que dans cet opus publié en 1974, il est tout bonnement au sommet de son art. Voilà qui est dit, vous pouvez donc sans peur d’être déçu lire ce court livre, qui comme souvent avec la collection L’Imaginaire de Gallimard offre au lecteur du meilleur. Le procédé littéraire de Cortazar est assez génial : partir de situations réelles, d’un quotidien parfois banal pour donner de la réalité une vision moins simplette par un simple glissement qui modifie singulièrement les choses, relations humaines en particulier, conception de la vie et des lois du monde qui entoure les personnages, etc… La dernière nouvelle du recueil, Cou de petit chat noir, en est une démonstration. Dans le métro, un homme ganté s’amuse, en tenant la barre pour garder son équilibre, à répondre du doigt au doigt d’une jeune femme, gantée elle aussi, qui s’est aventurée à chercher le contact avec la main de Lucho. Rien de plus banal et plat que cette situation. Mais quand ils finissent par se parler, Lucho apprend, sans y croire tout d’abord, que les mains de la jeune femme ne lui obéissent pas et n’en font qu’à leur tête, cherchant ainsi régulièrement le contact avec d’autres mains, d’hommes, de femmes tout aussi bien, lui rendant visiblement la vie impossible. Une autre des huit nouvelles, Manuscrit trouvé dans une poche, se déroule dans le métro, il s’agit encore de séduction, organisée comme un jeu aux règles précises avec lesquels le narrateur ne peut pas tricher : il repère une jeune femme qui lui plaît dans le compartiment, la regarde dans le reflet de la glace, lui donne deux prénoms, un pour elle, un autre pour son reflet, sourit à ce dernier. Si le sourire est rendu, l’homme descend à la même station qu’elle et n’a le droit de l’accoster que si elle prend la direction qu’il a au préalable pronostiquée… Avec Marie-Claude, il triche. Le jeu et ses règles se compliquent alors un peu plus.

La mort est aussi l’un des thèmes de ce recueil de nouvelles. La première, Liliana pleurant, est le récit que se fait un grand malade, qui se sait condamner et imagine le jour de ses obsèques, les actions et réactions de ses amis, de sa femme, de son médecin qui est aussi un ami, de celui qui le remplacera auprès d’elle, Liliana. Jusqu’au moment où l’impossible semble se produire. L’autre nouvelle, Lieu nomme Kindberg, ne pourrait être racontée sans en gâcher la découverte. Le style qui explore Cortazar pour dire les discussions des deux personnages est éblouissant. Difficile parfois de savoir qui dit quoi, mais est-ce bien l’essentiel ? Enfin, Là, mais où, comment ? semble être une nouvelle autobiographique sur la mort d’un ami, le deuil impossible, une mort sans cesse revécue.

La deuxième nouvelle, Les Pas dans les traces, a pour thème l’écriture, l’ambition littéraire et sociale d’un critique littéraire qui va jusqu’à l’imposture pour être reconnu puis revient sur son erreur et s’apprête à disparaître du monde littéraire. Une nouvelle qui a sans doute dû plaire à Enrique Vila Matas, dont on reconnaît bien là les thèmes de prédilection. Eté est l’une des très fortes nouvelles du recueil, par le fait d’une image d’une force inouïe, celle d’un cheval blanc qui terrorise un couple désuni dans sa maison, en courant dans le jardin pour apparaître soudain devant la baie vitrée du salon et s’y frotter pour disparaître aussitôt, comme s’il allait essayer d’entrer dans la maison. Puissant.

Pour finir, Les phases de Severo est sans doute la pépite de ce recueil, une nouvelle où le fantastique est bien présent, un fantastique à la Borges, une nouvelle magistrale que je vous laisse le soin de découvrir sans vous en parler au préalable. Car ce livre mérite votre lecture.

La Chevelure sacrifiée, Bohumil Hrabal

Retrouver la phrase d’un Bohumil Hrabal au meilleur de sa forme stylistique, au sommet de sa verve qu’il met au service d’une narratrice haute en couleur, dans des narrations délicieuses de jeunesse (il est vrai qu’il n’a que soixante-deux ans lorsqu’il écrit La Chevelure sacrifiée…), de vie et d’imagination débridée a été un plaisir plus vif encore que je ne l’imaginais après avoir relu, avec moins d’enthousiasme qu’il y a trente ans, Moi qui ai servi le Roi d’Angleterre. La Chevelure sacrifiée ne m’a pas réconcilié avec l’auteur tchèque, nous n’étions pas fâchés, elle m’a juste redonné l’envie de lire encore et encore des textes de cet écrivain lyrique et joyeux que j’ai déjà tant aimé. Le roman commence par un texte d’anthologie sur les lampes d’avant l’électricité, que la narratrice aime à nettoyer chaque soir, quelques minutes avant sept heures, quelques minutes avant d’allumer les mèches. Texte sensuel, texte d’une beauté littéraire certaine dans lequel l’expression « j’aime » revient encore et encore, dans lequel le personnage de Maryska apparaît déjà dans toute sa vérité, puis c’est le travail de Francin, son homme, qui manie la plume à dessin numéro trois (il apparaît de nombreuses fois dans le texte avec une plume numéro trois à la main, il est le gérant d’une brasserie de bière, mais…) pour écrire les initiales des aubergistes qu’il enlumine de frisettes décoratives qui ne sont rien d’autre que la retranscription de la chevelure de sa femme, en trempant la plume dans des encres de couleur s’il vous plaît. Et la plume de Hrabal n’a pas désarmé, le style est toujours bien présent, la phrase ample s’étire et se déploie à merveille, et la vie du petit couple prend forme sans qu’un gramme d’ennui vienne se poser sur les paupières alourdies du lecteur fatigué par une longue journée, mais prêt à lire jusqu’à plus soif, et jusqu’à pas d’heure comme on le dit ici… Ce soir-là, dans la cour, hennit un cheval et le premier chapitre se termine sur une histoire de chevaux, des hongres belges qui ont un moment de folie et cavalent dans la cour jusqu’à ce que Francin les arrête dans leur délire avec le savoir-faire d’un uhlan. On y est, vous y êtes, Hrabal va régaler son lecteur !

Chaque chapitre de ce court roman (un peu plus de 150 pages qu’on quitte au regret de ne pas avoir plus à lire…) pourrait être ainsi décrit par le menu, la verve narratrice de l’auteur ne tombe jamais en panne, son écriture est flamboyante, phrases longues quand tu nous tiens, ses personnages, peu nombreux, hauts en couleur (inoubliable Oncle Jojo, qui gueule plus qu’il ne parle, raconte à n’en plus finir des histoires, épuise son frère, les membres du Conseil d’Administration de la brasserie, au point que le docteur Gruntorad a l’idée de l’embaucher parmi les malteurs pour le fatiguer et le faire ainsi taire…), les événements sont épiques (Jojo et Maryska vont se percher au sommet de la cheminée de la brasserie, faisant déplacer les pompiers qui viennent leur demander de redescendre, par sécurité… les noyades de la petite Maryska, enfant… les crises de nerf de son père, désemparé par cette petite fille qui ne fait rien comme les autres et accumule les énormités, excessive qu’elle est déjà…). Nous sommes au début du siècle, le XXe, peu avant les années vingt ; Maryska a des cheveux roux et long à toucher la terre, tout le village en est fasciné. Francin, un rien conventionnel, aime cette femme dont il voudrait parfois qu’elle se comporte comme il faut… On pourrait s’attendre à un texte un peu ennuyeux, c’est tout le contraire, les morceaux de bravoure s’enchaînent, Hrabal et sa narratrice ont quelques points communs, avec eux on ne s’ennuie jamais. Francin est parfois à la hauteur de sa charmante femme, il ne va jamais à Prague sans lui rapporter un cadeau, et il en trouve d’étonnants qui donnent l’occasion à Hrabal de mettre en scène son petit couple dans une intimité poétique et joyeuse. Mais outre la narration, Hrabal se laisse aller à une écriture des sensations qui fait de ce livre bien plus qu’un drolatique petit roman. La brasserie vit et travaille sous nos yeux, on voit Maryska pédaler sur son vélo, cheveux au vent, on voit le village par les yeux de Maryska, et l’écriture est au rendez-vous. C’est de la littérature, Mesdames et Messieurs, de la grande, de la belle, de la vraie. C’est le facétieux Hrabal, c’est Maryska, c’est sa voix, qui laisse parfois la place à la voix de Jojo, « De la merde ! cria l’oncle Jo, Latal, c’était l’instituteur ! L’an dernier, il est tombé du premier étage lorsqu’il expliquait ce que c’est le temps uniforme, que c’est lorsqu’un train roule, roule, roule, roule, roule… Et Latal, il faisait des moulinets avec ses bras et courait vers la fenêtre ouverte en faisant le train et il est tombé de cette fenêtre et toute la classe en joie s’est précipitée pour voir si l’instituteur s’était cassé les jambes dans les tulipes, mais Latal avait déjà disparu, il a fait le tour par derrière et il est remonté et il est remonté par l’escalier et de nouveau le train qui roule, roule, roule, roule… et comme ça il est rentré dans la classe dans le dos des élèves penchés à la fenêtre. », c’est La Chevelure sacrifiée, le titre ne laisse aucun doute sur une fin que je vous laisse savourer comme l’intégralité de ce beau, ce très beau livre. Allez-y, mais allez-y, vous vous en féliciterez !

Corps du roi, Pierre Michon

Publié en 2002, Corps du roi est un recueil de courts textes (Michon écrit court) consacrés pour la majorité (moins le dernier) à des écrivains-rois : Beckett, Flaubert, Faulkner, dont les noms suffisent à dire à qui on a affaire, et à un auteur que la majorité des lecteurs occidentaux (moi le premier, j’avoue mon inculture…) ne connaissent pas : Muhamad Ibn Manglî, qui signa un traité de chasse, dont je ne résiste pas à copier ici le titre : Commerce des grands de la terre avec les bêtes sauvages du désert sans onde (avouons-le, ça en jette !).

Le premier texte est donc consacré à Samuel Beckett, et en particulier à une photo de lui remarquable réalisée par un photographe turc, Lufti Özkök. Nous sommes en 1961, Beckett pose devant un fond noir, clope (un gros module) au bec. Le cliché ne montre de son corps que la tête qui semble posée dans le vide sur un cou sans corps, puisque l’écrivain irlandais porte un pull noir uni, qui ne contraste pas avec le fonds et ne montre donc rien. Peu importe à Michon, qui se lance dans une analyse rapide, sans doute influencée par la pensée de Kantorowicz exposée dans son essai Les deux Corps du roi : Beckett, en bon roi littéraire, a deux corps, un corps sacré, éternel, et une défroque mortelle, celle que l’on connaît et que nous ne voyons pas sur la photo d’Özkök… Selon Michon, Beckett se fout de la pose, se fout du photographe, se fout de la photographie (ce que je crois volontiers). Le texte est ultra-court. La conclusion est assez géniale, que je ne dévoilerai pas ici…

Corps de bois est consacré à Flaubert, il s’agit d’un texte plus long, bien plus long comparativement aux trois pages écrites pour Beckett (Les deux Corps du roi). Michon prend Flaubert au moment où il a fini la première partie de Madame Bovary, revient pour de vrai et en imagination sur ce que fait l’auteur rouennais sur le moment, puis dans les jours qui suivent. Rapidement. Puis, ça commence pour de vrai : Flaubert s’est inventé une vie entièrement consacrée à l’écriture, une vie uniquement consacrée à la littérature, même si ce n’est pas la vérité. Les grands écrivains construisent parfois leur propre mythe (cf Jean Genet) : « il se bricola un masque qui lui fit la peau et avec lequel il écrivit des livres. » Michon a le sens de la formule, Michon tourne ses phrases comme on polit les diamants… Flaubert « faisait le moine ; et ceci pas seulement pour la galerie, mais pour lui-même et à ses propres yeux.  » Nous voilà partis pour vingt-cinq pages de Flaubert par Michon, un petit régal dans lequel passe le grand Victor. Difficile de ne pas l’évoquer, celui-là, quand on parle d’un écrivain du XIXe siècle, toujours passe son ombre qui faisait tant d’ombre à ses contemporains.

Le quatrième texte du recueil est lui consacré à un autre colosse de la littérature, un Américain celui-là, Faulkner, tiens, encore lui… L’Eléphant, c’est Faulkner, part lui aussi d’une photo (comme pour Beckett), prise en juillet 1931 par un certain James R. Cofield, dont Michon refait la réalisation (« J’incline pour le trépied, et aussi pour l’apparat, le crêpe noir, la hausse d’artillerie, le gros calibre. »). La photo n’a rien d’un chef-d’œuvre, c’est l’ouvrage d’un professionnel, pas plus : on y voit Faulkner en plan américain (ben, oui !), couvert d’un manteau d’hiver en tweed, croisant les bras, une… clope entre l’index et le majeur (les écrivains arborent-ils, je parle des rares fumeurs, encore la clope quand on les immortalise ?). La photo n’est pas très bonne, mais ce serait « le premier portrait mythologique » de Faulkner, si l’on en croit Michon, qui se lance dans ce qu’il nomme lui-même des « affabulations de lecteur » sur le grand homme et cherche ce qui, dans la pose de l’écrivain, fait que le photographe déclenche. Ici, ce sera le regard, le regard d’un qui a vu soudainement quelque chose d’éclairant… et qu’il voit encore. L’Eléphant, il a vu l’éléphant, et je vous laisse aller y voir, pour savoir ce que ce gars-là, selon Michon, a bien pu voir !

Les deux textes dont il me reste a rendre compte ici, sont les textes qui cassent un peu sans rien démolir du recueil l’espèce d’unité qu’aurait l’ouvrage si Michon avait continué avec ses portraits de géants. Le troisième texte, consacré à Manglî, nous sort des colosses de la littérature. Michon a trouvé chez lui une phrase sublime et il part de là pour rendre hommage à son auteur. Michon aime les phrases taillées comme des joyaux. Et puis, il y a ce dernier texte, où Michon parle de lui, de son rapport à Booz endormi, le poème de Victor Hugo, texte qui se termine sur le jour où il s’est défait d’une véritable dépendance à ce poème (« J’avais vaincu ces vers. J’étais un homme libre. »), jour qui se termine dans l’ivresse la plus grande de celui qui se pochtronne pour fêter une victoire et se termine sur un acte peu glorieux et une bonne dégelée. Allez-y voir, Corps du roi mérite mieux qu’un détour.

Djinn – Un Trou rouge entre les pavés disjoints, Alain Robbe-Grillet

Entièrement convaincu par les arguments littéraires de l’ouvrage théorique par lequel Robbe-Grillet a répondu à ses détracteurs, Pour un nouveau Roman, enthousiasmé par la lecture du roman La Jalousie (1957), je poursuis la découverte tardive de cet auteur trop souvent décrié par des lecteurs qui l’ont mal lu, voire pas lu du tout, ou de façon parcellaire. Dans Djinn, publié en 1981, on retrouve l’exigence de Robbe-Grillet en matière de style, mais on peut dire qu’il a mis de l’eau dans son vin. Le texte est une sorte de conte fantastique, qui ne rechigne pas à s’inscrire dans une tradition littéraire du XIXe siècle à laquelle l’auteur fait quelques clins d’œil, et ce dès le prologue qui présente le roman comme un manuscrit trouvé dans la chambre, désertée par son occupant, du narrateur. Suit un jeu sur son identité, multiple tant du point de vue du nom dont il change à loisir que de sa supposée origine géographique (Ukraine, Hongrie ou Finlande, ou Grèce encore). Puis, il est question d’un manuscrit destiné à servir de manuel de français à des étudiants étrangers, ce qui n’st pas un simple clin d’œil puisque le roman répond à une commande faite à Robbe-Grillet par un enseignant américain.

Toujours est-il que Djinn – Un Trou rouge entre les pavés disjoints est un texte fort divertissant (on a reproché au nouveau roman d’être ennuyeux et de ne pas s’intéresser aux personnages), dans lequel le plaisir du texte est bien présent, et donc celui du lecteur également. Le personnage principal, et narrateur, Simon Lecœur, a rendez-vous pour une embauche. Mais rien de réaliste dans cette scène qui ouvre le livre, puisque l’entretien a lieu dans un hangar mystérieux, où il tombe d’abord sur des mannequins, puis sur une mystérieuse américaine, répondant au prénom de Jean, dont il tombe amoureux. Et le voilà embauché ! Par une sorte d’organisation secrète qui milite et œuvre contre le machinisme. Pour quel travail ? On ne le sait pas et lui non plus. Il est alors chargé de se rendre à la Gare du Nord pour y recevoir un voyageur arrivant par le train d’Amsterdam. Mais, bien sûr, rien ne se passe comme prévu et Simon est détourné de sa mission par un enfant qui trébuche en traversant une ruelle, s’affale sur le pavé, près d’une flaque rouge, ne se relève pas et semble avoir perdu conscience. Il est habillé comme au XIXe siècle, et l’appartement où Simon le porte est d’une autre époque lui aussi : pas d’électricité, décor anachronique. C’est le début d’une série d’aventures, toutes plus invraisemblables les unes que les autres (un enfant qui meurt à répétition, qui a une mémoire anormale – il se souvient du futur…), entre fiction et réalité, dans lesquelles Simon est censé partir à la découverte de la raison d’être de l’organisation qu’il sert. Le fantastique est bien présent, les rebondissements sont nombreux et surprenants, Robbe-Grillet joue dans le texte avec les conventions du conte fantastique, dans des aventures absurdes et pleines d’énigmes, avec ses propres angoisses, sans pour autant renoncer à ses « théories » et aux lignes d’évolution de la littérature contemporaine qu’il exposait dans son essai écrit en 1963. On retrouve, enfin, comme dans La Jalousie, le jeu littéraire auquel l’auteur aime tant se plier, la reprise de scènes qu’il modifie, parfois imperceptiblement, d’autres fois plus radicalement. Djinn est un texte plaisant, ludique et maîtrisé, virtuose, que vous pouvez donc lire sans la moindre hésitation. Quelles que soient vos opinions sur l’auteur et ses conceptions littéraires révolutionnaires. Il est sans doute temps d’abandonner ces vieilles querelles que l’histoire littéraire et la lecture sans a priori des textes ont sans doute déjà mises à bas.

La 7e fonction du langage, Laurent Binet

Laurent Binet est un jeune écrivain (je n’écris pas ça en me préparant à le descendre sauvagement) à qui tout semble réussir quand il écrit des romans (trois titres, trois prix… fichtre !). A priori, rien ne devait m’infléchir à lire un de ces textes, sauf que deux amis me conseillaient de sortir de mon snobisme littéraire pour me plonger dans HHhH ou encore La 7e Fonction de langage – le second, pour forcer le passage à l’acte est arrivé avec le bouquin qu’il m’a prêté pour mon plus grand plaisir de lecteur. La 7e Fonction du langage (ceux qui ouvrent les vidéos qui sont régulièrement publiées sur ce blog le savent déjà) part de la mort de Roland Barthes (écrasé par une camionnette de blanchisserie en sortant d’un déjeuner avec le candidat à la présidence François Mitterand) que Binet trouve romanesque (et il n’a pas tort), qui provoque la curiosité d’un Giscard d’Estaing qui diligente une enquête, dont se charge un certain Jacques Bayard, flic un peu réac, de droite et a priori raciste, homophobe, etc… qui embarque avec lui de force un jeune prof de sémiologie qu’il considère comme essentiel au décryptage d’un monde intellectuel dont Bayard ignore tout. C’est donc à un polar qu’on s’attaque, mais le genre ne fait rien à l’affaire, puisque c’est surtout à un roman truculent, drôlatique et drôlement intelligent qu’on va se frotter, dans lequel tout le petit monde qui gravite autour de la figure centrale de Barthes (c’est lui le personnage central, et pour cause), des intellectuels, des philosophes, des sémiologues, des linguistes, etc… est réuni. Et voilà Althusser, Deleuze, Derrida, Eco, Foucault, Guattari, Jakobson, Kristeva, Lacan, Searle, Sollers, jusqu’à BHL, conviés à entrer dans la danse qui se passe dans les années 80, que l’auteur reconstitue via une bande-son de musique pop, mais pas que… et voilà également Mitterand et Giscard, car on est en pleine campagne de l’élection historique de 1981, qui sont là avec leurs lieutenants, Poniatowski, d’Ornano, Lang, Fabius, etc… Bref, des personnages de roman empruntés à la bonne vieille réalité. Voilà également une trouvaille d’idée littéraire, le Logos Club, calqué sur le Fight Club de Palahniuk, où on fighte en s’opposant dans des duels de rhétorique au risque d’y perdre un doigt (il en va ainsi quand on défie un plaideur d’une catégorie supérieure, qui risque lui en cas de défaite de redescendre dans la hiérarchie du Logos). La reconstitution des années 80 est efficace, et piégée (certains anachronismes y sont glissés par l’auteur à dessein, ou pas…). Le héros, Simon Herzog, est sympathique, mais pas de traitement de faveur pour lui. Son « comparse », Bayard, plus sophistiqué qu’il n’y paraît si l’on s’en tient à la caricature qui est tout d’abord donnée de lui. BHL et Sollers ne sont pas épargnés. Kristeva joue un drôle de rôle de fiction. Et l’intrigue va de rebondissements en rebondissements, de France en Italie, d’Italie aux USA, sans qu’à aucun moment on y trouve des longueurs. Le texte est rythmé, les intellectuels dont il est question tout au long de l’histoire font des personnages de roman attachants, intéressants et parfois originaux, les situations dans lesquelles Binet les trempe sont souvent bienvenues et/ou croustillantes. Herzog use de la sémiologie pour comprendre les situations dans lesquelles il se trouve plongé, pour comprendre la réalité et parfois en triompher (un des tours de force du bouquin). De la littérature populaire menée de façon intelligente, aussi efficace qu’un page-turner, bref un livre que je vous recommande si vous avez envie de vous détendre de lectures plus exigeantes. On a le droit de se faire plaisir, n’est-ce pas ?

Le tiers Temps, Maylis Besserie

Prix Goncourt du premier roman, Le tiers Temps est un roman qui nous narre la période de fin de vie de Samuel Beckett, qu’il passe dans une maison de retraite parisienne appelée Tiers Temps. Là, évitant soigneusement de se mêler aux autres pensionnaires, des vieux décatis, Beckett continue d’écrire, un peu, boit du whisky, chaque soir, jamais avant dix-sept heures, évoque ses vieux souvenirs de secrétaire de James Joyce, sa relation avec la fille de son mentor, les femmes, en général, Suzanne, sa femme, en particulier, sa mère, évidemment, son éditeur au éditions de Minuit, Jérôme Lindon, ses romans, Molloy en particulier, ses pièces, En attendant Godot, ses films, mais aussi sa maison d’Ussy, ses quelques amis sur place… en attendant paisiblement la mort, qui s’annonce discrètement, à travers des difficultés à marcher, puis tombe sur le vieux Beckett… mais nous n’irons pas plus loin dans l’évocation de la fin du texte.

C’est un drôle de défi que s’est lancé Maylis Besserie en s’attaquant à pareil sujet pour son premier roman. Car pour faire de Beckett le narrateur de son texte, encore fallait-il se montrer capable d’adopter un style qui fasse un tant soit peu penser à celui de l’écrivain irlandais, un style un peu sec, des phrases courtes, mais pas seulement, il fallait aussi rendre le caractère du bonhomme, dans ces monologues où il parle de la vie au Tiers Temps, des pensionnaires, oui, il fallait trouver un ton qui puisse paraître crédible et une façon de dire sa différence sans cracher sur l’humanité tout entière, une façon de faire qui évite le jugement, sans pour autant gommer du texte tout commentaire. Et si, dans quelques passages ici et là, on se dit, Non, Beckett n’aurait pas dit ça, ou écrit ça, dans l’ensemble le pari est tenu. Maylis Besserie nous rend son personnage et son narrateur crédibles. Samuel Beckett est bien là, qui nous parle et nous raconte une période de sa vie dont on a eu vent, mais qu’on n’a jamais imaginée. Un texte que les amoureux de Beckett auraient tort d’éviter.

Le Tilleul, Cesar Aira

Le Tilleul, écrit en 2005, fait partie des deux traductions du maestro publiées cette année en France par les Editions Bourgois (que je profite de cette parenthèse ouverte par pure méchanceté pour les remercier de ne pas avoir répondu au courrier par lequel je me faisais un immense plaisir – ils ont édité Enrique Vila Matas, Roberto Bolano et publient toujours le grandissime Cesar Aira, que j’aurais bien aimé rejoindre là-bas – de leur adresser mon premier roman, Monsieur Apocalypse, mais cessons là ces jérémiades d’auteur refusé…) et que, bien évidemment, nous ne pouvions manquer d’acquérir (preuve en est que je n’en veux pas du tout aux Editions Bourgois de ne pas avoir répondu au courrier par lequel… bref, je volerais bien leurs livres plutôt que les acheter, mais je ferais du tort à mon libraire préféré, même si les Editions Bourgois le mérit… passons !) et de lire (je n’ai rien contre Cesar Aira, même s’il est publié aux Editions Bourg… cessons de leur faire pareille publicité !). Le Tilleul fait partie des livres de la veine Pringlesienne de Cesar Aira, ces bouquins qui se déroulent dans le village de Pringles, où Cesar Aira a semble-t-il passé son enfance. Ici, l’auteur argentin nous livre des souvenirs d’enfance, plus ou moins romancés (avouons humblement que nous n’en savons pas plus sur le sujet), et nous gratifie d’une réflexion intelligente (sans lourdeur et sans « phrases citations » qu’on retrouve ici ou là, sur la toile et parfois sur des blogs) sur le travail d’écrivain, la mémoire et l’usage que peut avoir un romancier de ses souvenirs et de ses premières expériences de vie qui, transposés, font d’excellents matériels pour des romans.

Maintenant que tout est dit (on pourrait d’ailleurs supprimer de ce qui précède les parenthèses sur les Ed…), tâchons de faire durer le plaisir en allant un peu plus loin, autant que faire se peut. Décembre 2015, Aira sort de Prins, son dernier roman publié en France chez un éditeur dont je préfère ne pas me rappeler le nom (mais surtout chroniqué dans ces pages il y a un an, si j’ai bonne mémoire, un chef d’œuvre du maestro, lisez-le), sur un excipit qui pourrait fort bien s’appliquer au travail de l’écrivain : « Il suffisait de prendre un fait déjà survenu, dans toute la perfection de ce qui s’était passé comme cela s’était passé, et de le décalquer, ou plutôt, vu que la réalité est tridimensionnelle, de l’utiliser comme un moule pour y couler du neuf. ». Il semble bien que l’idée ne soit pas neuve pour lui, puisque c’est exactement ce qu’il affirme déjà dans Le Tilleul, où il explique par exemple comment la maison dans laquelle il a vécu enfant, un ancien hôtel désaffecté où ses parents louaient une pièce, sans profiter de ce qu’ils étaient les seuls locataires pour déborder un peu en utilisant d’autres chambres pour leur confort personnel, a marqué sa mémoire au point d’influencer l’écrivain qu’il est devenu dans ses descriptions de maisons, qui sont souvent (pas toujours) dans ses romans des sortes de palais, d’immenses maisons labyrinthiques, comme pouvait l’être ou apparaître à ses yeux d’enfant l’ancien hôtel où sa famille vivait. Puisque Prins est sous ma main, je ne citerai que l’exemple de la maison du narrateur de ce roman déjanté, qui est si grande qu’il ne la connait pas entièrement, qu’il n’en n’utilise évidemment pas tout le potentiel et toutes les pièces, et dans laquelle il peut faire vivre deux femmes, sa compagne officielle et sa maîtresse sans qu’elles se croisent. De l’influence des premières impressions d’enfance sur la mémoire et la verve créatrice d’un grand auteur.

Il est également question dans Le Tilleul de la figure de l’écrivain, dont le père du petit Cesar, un noir dont le métier d’électricien fait un personnage de la ville, mais qui n’est pas a priori un intellectuel, a, un soir d’écoute radiophonique où l’on donne une pièce de théâtre, Yerma, une pièce de Garcia Lorca, une illumination sur ce que doit être un écrivain et ça donne ceci : « Un écrivain, pour écrire quelque chose comme ça… / …pour écrire quelque chose d’aussi contraire aux sentiments vécus par tout le monde… Il faut… inventer… écrire… comme s’il voyait la vie… / Nous, on voit la vie… (il faisait un geste qui voulait dire : d’ici à là-bas.) Tandis que lui… (Geste de là-bas à ici.) / Il ne peut pas vivre… Je veux dire, nous ne pouvons pas voir… / Il va à contre-courant… C’est comme si… / La vie à l’envers… Voilà, c’est ça. L’écrivain a besoin de vivre la vie à l’envers. / tout dans la vie va dans une direction, non ? Alors maintenant, imagine que tout va à l’envers… » Et Cesar Aira de conclure : « Une fois adulte, j’ai lu Yerma en essayant d’y trouver la clé, en tentant de reconstruire ce raisonnement obscur, en vain. Nous ne savons si Aira rapporte de mémoire un monologue (entrecoupé des exclamations d’incompréhension de sa mère) ou s’il le crée de toute pièce pour expliquer un sentiment, une impression ou une certitude sur son travail et sa vie, mais c’est rudement efficace, parce que sibyllin et marquant. On comprend sans comprendre. Belle énigme, source de réflexion et de proposition d’écriture pour un atelier à venir…

Nous sommes donc invités, via ce livre de souvenirs, à voyager avec Aira dans le temps de son enfance, en une époque ou en Argentine, le péronisme bat son plein. Nous n’en dirons pas plus sur ce voyage, à vous de le tenter si vous connaissez déjà l’auteur ou si vous avez envie de le rencontrer dans un court et agréable texte de « souvenirs ». Bonne lecture !

Dans le Mirador, François Bizet

Il n’est que de se rendre sur le site Internet de François Bizet pour comprendre immédiatement, et ce dès la page d’accueil, à quel drôle d’écrivain et d’être humain on a affaire… Libraire pendant un bonne dizaine d’années à Paris, notre homme est devenu ensuite lecteur dans deux universités étrangères (Ankara et Istanbul) avant de devenir professeur à l’université de Tokyo et chercheur (« objets de recherche » : Jean Genet, Georges Bataille, Volodine, Guyotat, Ponge, Perec, etc… ). Mais nous n’écrivons pas cette chronique pour vous résumer la bio de Bizet, aussi nous arrêterons-nous derechef dans cette sommaire présentation du bonhomme pour nous consacrer à l’ovni littéraire qu’il nous propose aux Presses du réel (extension autonome des éditions Al Dante). Dans le Mirador, donc (quatrième de couverture lapidaire : « Un oeil, donc… »), est un texte très court autant que dense, dont on peut dire qu’il est un roman poétique (définition insuffisante), tout entier consacré à la description d’un lieu abstrait (ou à la description abstraite d’un lieu), le mirador, sorte de labyrinthe à la Borges construit il y a X années (c’est dire que ça remonte) par l’homme sur une planète que nous n’avons pas identifiée comme la terre (même si l’éditeur, lui, affirme qu’il s’agit bien d’elle… ce que le texte semble confirmer à la page 40 – suis-je inattentif ! – : « La terre se couvre ici d’antennes, d’yeux inarticulés, de miroirs capteurs et de chambres d’écho. »), espace tentaculaire, autonome, décrit de façon hyper-précise, hyper-réaliste presque, et qui pourtant nous semble impossible à visualiser (dans notre pauvre conscience chétive, voire débile), impossible à comprendre, impossible à cerner, à deviner, à concevoir. Espace en construction-destruction permanente, espace quasi vivant, espace doué d’une pensée propre (???), espace qui en est à sa Xième mue (suis-je inattentif ! et impossible de retrouver dans quel chapitre le narrateur nous annonce à quelle version du mirador nous sommes invités à découvrir), espace post-apocalyptique : « Et pourtant, c’était autrefois une terre irradiée, désespérément inhospitalière. A jamais inhabitable. » (fin du premier chapitre).

Le style de Bizet dans ce court texte, d’une densité étonnante (on se répète, on se répète…) est d’une précision remarquable, si précis que la description en devient impossible à suivre, impossible à résumer. Cette précision passe bien sûr par un lexique d’une richesse insoutenable (sans pour autant que l’auteur paraisse pédant), mais aussi par une phrase claire, voire limpide, d’une précision scientifique – nous ne parlons pas de style chirurgical, car les chirurgiens sont des bouchers auxquels comparer un écrivain de la qualité de François Bizet serait faire insulte à celui-ci), à laquelle on ne peut nullement reprocher d’être absconse ou fumeuse, voire délibérément trompeuse. On en vient à se dire, avec humilité, que le lecteur insatiable, mais perfectible dans la pertinence de l’analyse, comme de la synthèse, que nous sommes est tombé sur un écrivain trop fort pour lui (tout comme avec Claude Simon, par exemple). Ce n’est pas pour cela (car nous sommes malgré tout un lecteur intelligent) que nous déprécieront Dans le Mirador, ce roman méritant un large lectorat. Car on peut le dire ici et maintenant, il s’agit d’un chef-d’oeuvre qui mériterait chroniqueur plus émérite que celui qui vous entretient comme il peut de ce petit joyau.

Une centaine de pages de description d’un espace imaginaire, un mirador tout-puissant, infini et éternel (« Rien n’a été conservé des décennies de construction qui précédèrent l’ouverture du mirador : ni signature d’architecte ni dessin préparatoire. »), lieu de loisir qui attira rapidement les badauds, les visiteurs, il semble bien que le mirador soit aussi un lieu de pouvoir. Pourtant (pourquoi pourtant ? on se le demande… pffff !), en approchant de la fin du livre, les humains – présents depuis le début, mais à titre anecdotique, comme un décor du mirador – commencent à se faire moins évanescents, plus présents : il est vrai que le texte, qui est donc un discours, s’adresse à eux – page 62 : « Par ici s’il vous plaît » / page 69 : « Rendez-vous dans la salle suivante » / page 74 : « Après vous » / page 80 : « Nous sommes ici devant le Siège », autant d’adresses à des visiteurs qui commencent à donner un semblant d’existence au narrateur, qu’on ne pouvait en rien définir jusque-là, omniprésent, omniscient, mais indéfinissable. Jusqu’au dernier chapitre où l’homme nous parle de lui et nous livre une courte biographie dans laquelle on comprend qu’il a été « affecté à tous les secteurs, sans exception » du mirador, selon une règle immuable que veut que la sinécure soit remise au nouvel entrant par son père dont il prend la place, et ainsi de génération en génération – à noter que notre narrateur n’a pas d’enfant et que sa lignée s’éteignant avec lui, il n’aura pas de successeur. En tant que surveillant (comme dans un musée), qui fait la visite guidée, vous l’aurez compris. A noter qu’à l’autre bout de la salle, qu’il ne peut rencontrer et avec qui il ne peut échanger, qu’il voit donc, de loin, qu’il observe un peu, une femme fait le même travail que lui. But this is not a love song… Et le texte se termine sur une nouvelle adresse au visiteur, que je vous laisse le soin de découvrir en lisant (c’est un ordre) ce texte génial de François Bizet, Dans le Mirador.

PS : nous avons oublié de dire que l’incipit du roman (« Ce que l’on ne désigne plus aujourd’hui que sous le nom de « Mirador » se présente à première vue sous la forme d’un dôme de très faible élévation, évasé vers une douzaine de socles épars qui sont autant de nefs sur lesquels il repose sans donner l’impression d’appuyer, et dont la courbure, de ce fait infiniment douce, est encore allégée par les milliers d’ajours obtenus grâce à la superposition aléatoire de trois fines résilles de béton aux motifs pentagonaux. ») n’est pas sans évoquer, pour le modeste lecteur qui en rend compte ici, la filiation « beckettienne » (néologisme ?) via la référence à un passage descriptif de l’incipit d’un autre encore plus court et très dense texte, Le Dépeupleur : « C’est l’intérieur d’un cylindre surbaissé ayant cinquante mètres de pourtour et seize de haut pour l’harmonie. », deux oeuvres de fiction qu’on pourrait sans doute comparer sur les bancs des facultés de Lettres, ce qui est bien sûr un hommage de plus au talent de François Bizet.

Moi qui ai servi le roi d’Angleterre, Bohumil Hrabal

Relecture, trente ans plus tard, d’un roman que j’ai adoré à sa découverte et qui m’a permis de lire plus tard quelques opus supplémentaires de ce grand écrivain tchèque, Bohumil Hrabal, comme Une trop bruyante Solitude (pur chef-d’oeuvre) ou Trains étroitement surveillés (adapté au cinéma). Aujourd’hui, j’ai retrouvé dans l’histoire de ce petit groom d’hôtel, tout jeune et très petit par la taille, qui se donne pour projet de devenir aussi grand par le talent que le maître d’hôtel Skrivanek, qui le forme et sait deviner à l’entrée des clients leur nationalité, mais aussi ce qu’ils vont commander, pour la bonne raison qu’il a servi le roi d’Angleterre, plus riche que les grands hôteliers de Prague, Brandeis et Sroubek, des morceaux de bravoure, comme les premières nuits que le jeune groom passe avec des prostituées, dont il recouvre poétiquement les parties intimes de fleurs, ou de petites branches de sapin, car Bohumil Hrabal aime à écrire sur l’amour des femmes, même de petite vie ; le repas gargantuesque préparé par les cuisiniers éthiopiens d’Haïlé Sélassié, que le narrateur va servir et dont il obtiendra une décoration qu’il garde jusqu’à la fin du livre et arbore dans les moments les plus forts de son épopée, et en particulier le dromadaire farci aux antilopes farcies aux dindes, véritable morceau d’anthologie d’un roman dans lequel, selon une expression qui fait leitmotiv sous la plume du narrateur, « l’inconcevable devient réalité »…

De la fin des années vingt au coup de Prague, l’histoire de notre petit groom suit les méandres de la grande Histoire : son ascension va crescendo jusqu’à la libération de la Tchécoslovaquie, à la fin de la seconde Guerre mondiale, moment où il ouvre son propre hôtel, un hôtel unique, dont la conception tient de la création d’une oeuvre d’art – ce qui pousse l’écrivain américain Steinbeck à lui faire une offre pour le lui acheter -, puis on le suit dans sa déchéance, amorcée avec la fermeture des grands hôtels par le gouvernement communiste, dans un ancien couvent où il se retrouve au même titre que les anciens millionnaires tchèques enfermé pour son plus grand plaisir, puisqu’on y fait bonne chère et que la discipline y est très lâche, puis dans une maison forestière, où il rencontre un professeur de français et une jeune femme aux moeurs faciles, et découvre les joies du bûcheronnage et, enfin, dans un secteur de montagne, à la frontière bavaroise, où il goûte aux plaisirs de la vie d’ermite dans une maison isolée en forêt, où il sert de cantonnier, c’est-à-dire qu’on lui donne pour unique tâche l’entretien d’un chemin, que les intempéries ne cessent de balayer, où il vit avec un chien, un petit cheval, une chèvre et un chat, et où il médite sur sa propre mort, considérant que le sens de la vie est là, lui qui, par le passé, n’a cherché qu’à s’élever socialement sans développer le moindre sens éthique, qui pour réussir s’est marié pendant la guerre avec une Allemande nazie, se coupant de tous ceux qui l’avaient connu à Prague, et n’a pas été très regardant sur sa façon de s’enrichir. Il en va ainsi de notre petit groom, sa jeunesse et son ascension se font sans conscience, et sa déchéance le conduit à plus de sagesse.

Ce roman de Bohumil Hrabal, baroque et écrit superbement – dans une phrase longue et ciselée -, joyeux et jubilatoire, malgré les sombres événements historiques qui servent de toile de fonds à l’épopée du narrateur, est un des chefs-d’oeuvre de la littérature tchèque et fait de son auteur un écrivain qui mérite d’être découvert, lu, relu… jusqu’à plus soif.

Espèces d’espaces, Georges Perec

A la façon de Perec dans La Vie mode d’emploi, j’envisage Espèces d’espaces dans une optique Espèces d’espaces mode d’emploi : les espaces du plus petit – la page – au plus grand – l’espace ; du banal et du moins banal ; des références à l’œuvre de l’auteur – La vie mode d’emploi, Je me souviens, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien ; des idées d’écriture et des projets littéraires ; des citations d’auteurs – Flaubert, Jules Verne, Queneau, Heredia, Sterne… ; des listes – celles des lieux où il a dormi, liste en cours de réalisation au moment de l’écriture d’Espèces d’espaces ; une tendance à la rédaction ; une certaine absence d’auto-censure ; le goût de la science et de la géographie ; des listes de verbes à l’infinitif ; un goût certain, très scientifique, pour les questions et l’honnêteté de ne pas toujours avoir de réponses à proposer et savoir le reconnaître ; la recherche de définitions personnelles pour certains concepts abstraits ou pas ; le goût des anecdotes ; des textes au conditionnel ; le goût des catalogues ; l’amour de Paris ; une tendance à parler de soi sans narcissisme ; le goût pour les idées originales – avoir une pièce inutile dans sa maison, avoir une maison sans porte… ; un goût certain pour les villes ; mieux que les listes, les énumérations, les inventaires… Je me souviens d’avoir lu un livre de Georges Perec intitulé Espèces d’espaces.

Le Commis, Robert Walser

Deuxième roman de Robert Walser, publié en 1908, Le Commis contient en germe toutes les thématiques qu’on retrouvera dans l’œuvre de l’écrivain suisse allémanique, en particulier celle des personnages de jeune homme sans qualité, pour la plupart miroirs de Walser lui-même, sans grande formation, sans grande ambition et qui se lancent dans la vie en acceptant de travailler à des postes de subalternes. Ici, il s’agit d’un commis, homme à tout faire qui entre dans la maison d’un ingénieur, C. Tobler, dont le bureau d’études compte sur les quelques inventions de son patron pour se développer. La maison est très belle, Madame Tobler, l’épouse de l’ingénieur est visiblement issue d’une très bonne famille, M. Tobler est un patron qui exige de son employé qu’il soit un « cerveau », même si celui-ci n’a que peu de qualification, son humeur est changeante, il offre à fumer des petits cigares à son commis qui en prend vite l’habitude, lui donne chaque dimanche un peu d’argent de poche en attendant le moment où il pourra lui payer un salaire, il le loge dans une chambre isolée du reste de la maison, le nourrit fort bien. Notre commis s’appelle Joseph, comme chez Kafka, et le début du roman est sans doute celui qui permet le plus clairement de comprendre pourquoi le divin Pragois prisait si fort Robert Walser. L’arrivée de Joseph à l’Etoile du soir, la maison Tobler, fait penser au début du Château de Kafka, d’ailleurs Tobler se fâche en demandant d’un ton rogue à Joseph Marti pourquoi il arrive si tôt, on ne l’attendait pas. Mais à la différence de l’arpenteur de Kafka, le commis de Walser n’est pas repoussé, il se fait rudoyer puis on accepte qu’il soit en avance de quelques jours, même si on n’a pas encore pris les dispositions pour l’accueillir et on va lui donner du travail.

Roman d’éducation à l’allemande, comme les premiers textes de Walser, Le Commis n’en est pas moins un texte surprenant puisque Marti n’apprendra rien de son année de travail chez Tobler, tout juste y gagnera-t-il quelques valeurs sans grand intérêt, courtoisie, affection, pitié (sa relation avec le commis qu’il remplace, Wirsich, et qui a été remercié par le chef pour une fâcheuse tendance à boire et mal se comporter en état d’ivresse, est sur ce point emblématique : Marti lui vient en aide, le conseille, le fréquente, tente tant bien que mal de le remettre sur les rails, en vain…), il est vrai que les inventions de Tobler, toutes plus fantaisistes les unes que les autres, mais sans grand intérêt (l’horloge-réclame, le distributeur automatique (de cartouches) pour tireur, etc…), ne se vendent pas, ne permettent pas à Tobler de trouver le capitaliste qui pourrait investir dans ses trouvailles ; bref elles sont autant d’échecs retentissants. Peu à peu, le train de vie de la maison, fastueux au départ, pitoyable à la fin, suit le rythme des affaires qui périclitent. Marti s’étonne de ce que Madame Tobler traite si mal sa petite fille, Silvi, le patron s’avère incapable de rentabiliser ses inventions, et en rejette la faute sur son commis, les artisans qu’il fait travailler pour des projets privés touchant tous la maison ne sont pas payés… On assiste à la déchéance de Tobler, qui se voit obligé de mendier auprès de sa mère, en lui envoyant sa femme, un soutien financier qui ne vient pas, que tout le village commence à considérer comme un homme à qui on ne peut faire confiance, qui fréquente de plus en plus assidument l’auberge du village, au fur et à mesure que les quelques amis (le docteur Specker et sa femme, entre autres…) qui acceptaient ses invitations fuient sa table et les parties de cartes qui suivaient chaque bon repas. Quant à Joseph Marti, on suit ses pérégrinations (quelques voyages vers la ville où il retrouve une amie chère, ses sorties du dimanche au lac…) et ses pensées, mais Walser ne nous donne pas à suivre l’initiation d’un jeune homme, il abandonne allègrement les règles du genre qu’il a choisi et donne à voir à son lecteur la platitude et la banalité d’une jeune vie dont on peut penser qu’elle n’aboutira pas à grand-chose, dans une écriture plate et simple qui a laissé sa trace dans l’histoire de la littérature et que tant d’écrivains ont par la suite empruntée eux aussi. Joseph Marti, ce jeune homme simple et sans avenir, c’est Robert Walser, tout comme les héros de L’Institut Benjamenta et des Enfants Tanner, des êtres sans destin, sinon peut-être celui, et ce n’est pas si peu, d’êtres libres, à leurs moments. C’est ainsi que Marti, dans les dernières lignes du livre, quitte la maison Tobler de son propre chef, sans en être chassé comme avant lui Wirsich, avec qui il part vers d’autres aventures : « Une fois arrivé sur la route, Joseph s’arrêta, tira de sa poche un petit cigare de Tobler, l’alluma et se retourna une dernière fois vers la maison. Il la salua en pensée, puis ils repartirent. » Des vies sans grandeur (ni réussite, ni parcours initiatique, ni destin tragique), comme toujours chez Walser, qui ouvre ainsi l’une des pages qui mènent la littérature de son époque à la modernité.