Le pharmacien de la ville de Taxham, une ville d’Autriche que personne ne connaît, dans laquelle les touristes ne s’arrêtent pas, qui mène une vie de routines, entre sa maison, que sa femme et lui se partagent selon une règle tacite les poussant à passer le moins de temps possible dans les pièces communes, et sa pharmacie où il se rend chaque jour en vélo et où il tâche de faire du mieux possible son travail pour aider à soigner ses concitoyens, ce qui ne l’empêche pas de se livrer à sa passion pour les champignons sur lesquels il ambitionne d’écrire un ouvrage documenté et à la lecture d’épopées médiévales, le pharmacien de la ville de Taxham, donc, fait le choix, alors que sa femme part comme chaque année en vacances sans lui et sans qu’il sache où elle va, emprunte la voiture de madame et roule droit devant lui, sans destination prévue, embarquant dans l’habitacle de la voiture deux étranges convives d’un restaurant où il a mangé, un ancien champion de ski et un poète, direction un village d’Andalousie où l’un des deux hommes doit retrouver sa fille, et les deux parlent, mais comme bien souvent le pharmacien n’a pas les mots… Pour ce qui est de l’ « intrigue » du roman, elle tient en ce court résumé, mais là n’est pas l’essentiel, car comme dans un road-trip, ce qui compte c’est l’errance, les situations qu’elle provoque, et ce qui compte encore plus que tout pour Peter Handke, c’est le traitement poétique de l’écriture du texte et sans doute la métamorphose que va vivre, grâce à ce voyage, le pharmacien de Taxham. Et le lecteur est lui aussi embarqué dans la voiture du pharmacien et il se dit que, décidément, Peter Handke est à peu près capable de tout en écriture, qu’il n’écrit jamais le même livre, que la forme et le fond sont toujours chez lui étroitement liés, qu’il est capable d’un style magnifique, d’idées narratives surprenantes et que Par une Nuit obscure je sortis de ma maison tranquille est une sorte de roman méditatif des plus extraordinaires, que l’exercice est des plus réussis, mais qu’il est préférable pour profiter au mieux de la grâce de cette écriture d’être dans un état de conscience des plus clairs, de ne surtout pas être fatigué par une journée de travail abrutissante, qu’alors dans ce cas-là on trouve un plaisir des plus délicats à lire ce beau roman poétique et que même on en redemande. C’est cela l’effet Peter Handke, chaque fois on se dit qu’on lit peut-être un dernier livre de lui, et chaque fois on termine le livre en se disant qu’on en relira bien un petit supplémentaire, un dernier, pour la route…
L’écrivain qui n’a qu’une main, Mario Bellatin, nous propose avec Leçons pour un lièvre mort un roman discontinu, en 243 courts paragraphes-chapitres, fragments peut-être, un roman halluciné où il est vaguement question de l’art littéraire de Sergio Pitol, autre auteur mexicain à qui Bellatin voue visiblement une admiration certaine, où il est question de Josef Beuys (ce qui explique le titre du bouquin), et où il est question d’un écrivain manchot dont la main artificielle branchée sur son cerveau se met à dysfonctionner. L’état mental de l’écrivain ne va guère mieux et le texte s’en ressent (c’est peut-être celui que nous avons sous les yeux). La structure du roman, morcelée à souhait, demande à qui veut le lire et en faire l’analyse un cerveau agile et une détermination à toute épreuve. Le modeste auteur de ces humbles lignes, tout ouvert qu’il est à l’innovation littéraire, s’est laissé porter par ce texte sans chercher à en prendre le dessus en le comprenant, et a fait le constat que l’auteur avait gagné la partie et que le lecteur, mis échec et mat, n’avait pas pris grand plaisir à la partie. Ce cerveau débile s’avoue donc défait et s’en tient à ces quelques lignes pour reconnaître sa défaite sans chercher à prouver quoi que ce soit en faisant mine d’avoir compris le bouquin. Fin des jeux.
La Version, premier roman de Debora Levyh (écrivaine belge, à ne pas confondre avec une autre, anglaise celle-là dont le prénom est Deborah…) porte bien son titre. Incipit : « Très franchement, je ne crois pas qu’on puisse parler d’un monde dans la langue d’un autre monde. Je ne veux pas dire que ce ne serait pas souhaitable, simplement que ce n’est peut-être pas possible. A moins de recourir à des artifices. » Or, la narratrice (ou le narrateur, allez savoir…) le dit et le répète : « »Entendons-nous bien, rien de ce que je raconte n’est métaphorique. » Pas de symbolisme non plus. Il faut donc prendre tout au pied de la lettre et se contenter d’un vocabulaire nécessairement insuffisant (même si la langue utilisée pour cette description irréalisable invente quelques néologismes bien sentis pour parler de coutumes fantastiques) pour décrire un monde qui n’est régi par aucune de nos lois physiques (ou presque). Il s’agit donc d’une traduction (version) impossible d’un autre monde, d’un autre peuple dont les us et coutumes, dont les règles diffèrent fondamentalement de celles des humains de ce monde (le nôtre). Un autre monde ? Serions-nous face à un texte de science fiction, ça se pourrait bien après tout ? Que nenni. Le monde en question serait-il celui d’une tribu humaine vivant dans un coin caché, très reculé de notre bonne vieille terre ? Il semble que non. Nous, lecteurs, ne répondrons pas à cette question autrement que par l’interprétation, car le texte n’y apporte pas de réponse définitive, et c’est aussi bien. Il se trouve que ce monde-là n’a pas le même temps que le nôtre : pas de saisons, températures oscillant entre 28 et 32°, un temps insaisissable. Il se trouve que le peuple qui nous est décrit a une conception de l’espace bien étrange, il ne connaît ni les points cardinaux ni haut ni bas, etc… Il se trouve que ce peuple est étrange et très différent. Pas de conception de l’identité, par exemple, chez ces êtres qui, s’il ressemblent à des humains (a priori), sont tout aussi éloignés des humains que le sont généralement les extraterrestres. Le texte prend rapidement la tournure d’un mélange des genres qui convoque récit, anthropologie ou sociologie et poésie. Le texte narre des habitudes de vie, dans des descriptions concrètes qui pourraient faire penser à des jeux d’enfants adultes (oui, mais la notion de jeu n’est pas de mise chez ce peuple-là, un des nombreux paradoxes de ce monde-là, qui n’en est pas à ça près) et dans des descriptions concrètes qui bien vite nous font découvrir un monde où l’abstraction prédomine. Les êtres étranges qui le peuplent sont de grands silencieux, par peur que l’attention consacrée à la parole les détourne de ce qui peut advenir pendant qu’ils parlent… Ouh ! ça ne va pas être simple, cette histoire. Le texte s’en tient la plupart du temps à des choses qu’on pourrait dire prosaïques, mais le fait avec un sens poétique exacerbé… Paradoxes, disions-nous…
Les êtres qui composent ce peuple (pas nommé pendant toute une très grande partie du roman, puis, quand approche la fin, enfin nommé – mais ça ne change rien, puisqu’il s’agit en réalité d’un peuple entre les autres peuples) se métamorphosent parfois, changeant d’apparence physique et même de nom (rappelez-vous, ils n’ont pas d’identité). Leur vie est consacrée, la plupart du temps, au corps, aux sensations, ils créent des objets nouveaux (des agencements de matière, plutôt, dans la langue de la narratrice) ou recréent à la perfection des objets déjà existants… ils lisent et écrivent des textes, dont ils font des livres, qui évoluent au gré de la volonté des lecteurs écrivains, qui font évoluer l’objet texte. Ils créent des agencements de matière qui évoluent, eux aussi, produisent un résultat en se transformant. Comment dire ces pratiques sans utiliser leur langue (que la narratrice ne parle pas, même si elle a fini par la comprendre, et pour cause puisqu’ils n’ont pas de dictionnaire et que le sens des mots chez eux est mouvant, comme tant de choses encore dans leur monde) ? La question revient comme un leitmotiv, de lojn en loin. Et la narratrice reconnaît que la langue est insuffisante pour décrire l’inconnu, le nouveau, le différent, ce que nombre d’écrivains ont pu dire eux-mêmes de leur outil de travail. Mais Debora Levyh en fait sans doute le thème premier de ce roman, avec une belle inventivité, une belle créativité poétique, une exigeance littéraire certaine (qui peut toutefois, dans certains passages de ce court, mais très dense, roman épuiser le lecteur par excès d’abstraction). Un texte qui rappelle très clairement le très court et intense roman de François Bizet, Dans le Mirador, chroniqué sur ce blog il y a un ou deux ans et publié, nous semble-t-il, chez le même éditeur que La Version.
Considéré assez unanimement comme le chef-d’oeuvre d’Imre Kertész, Etre sans destin est le roman d’un rescapé des camps (Auschwitz et Buchenwald) sur les camps de concentration. N’ayant lu ni Si c’est un Homme de Primo Levi ni L’Ecriture ou la vie de Jorge Semprun, il nous sera donc impossible de comparer et c’est tant mieux. Kertész est assez unique pour qu’on ne s’en tienne qu’à lui et qu’à son génie littéraire. Son personnage principal (le narrateur du roman) est un jeune homme, un adolescent qu’aucun prénom qu’aucun nom ne vient identifier, tout comme en camp de concentration on perd son nom pour n’être plus qu’un numéro de matricule n’être plus qu’un être sans destin, ce qui n’empêche pas ce jeune homme de conserver son humanité. Candide, il subit son sort en conservant le regard d’un débutant et passe tout près de la mort, qui de toute évidence ne veut pas complètement de lui, sans qu’à aucun moment le pathos ne s’en mêle. Kertész réussit ce tour de force de ne pas convoquer l’émotion, de porter sur cette expérience un regard totalement distancié pour ne pas dire détaché. C’est en réalisant un travail de mémoire impressionnant qu’il parvient à écrire cette histoire ou plutôt à la réécrire comme s’il ne l’avait pas vécue comme s’il avait créé un univers de fiction totalement imaginaire comme si les camps de concentration n’avaient pas existé comme si lui-même n’avait pas connu cette horreur qui n’en est pas moins décrite dans le roman, mais à travers ce regard adolescent qui découvre le camp comme il découvre un peu plus tôt dans l’intrigue le travail (un rien obligatoire) qu’on lui impose et qu’il accepte tout comme il accepte le départ de son père pour le « Service du Travail Obligatoire » (il mourra dans le camp de Mautthausen) sans vraiment parvenir à éprouver une émotion, sinon quand un proche la forcera en lui tenant un discours moral et religieux, auquel le jeune homme ne se montre pas insensible sans pour autant y adhérer (tout comme Kertész ne semble pas se passionner pour le judaïsme). Le regard qu’il portera sur sa propre expérience est du même type, comme s’il ne s’agissait pas de lui comme si c’était un autre dont il relatait l’expérience. On sait qu’Imre Kertész était un grand lecteur de L’Etranger de Camus, qu’il a élu comme compagnon de toute une vie, le relisant sans cesse, et il semble bien qu’il ait systématisé dans sa propre écriture, pour ce qui est d’Etre sans destin au moins, la distanciation camusienne sans pour autant adopter le style de l’écriture blanche. La fin du roman, quand le narrateur rentre en Hongrie, en pleine phase de mutation communiste soviétique, offre quelques pistes d’explication du détachement du personnage mais aussi de son inadaptation à une Hongrie qui s’offre sans condition à l’aveuglement idéologique dont elle n’est toujours pas sortie, tout en en changeant comme de chemise, avec pourtant une constante, l’antisémitisme. Et même si Imre Kertész ne tient ni à témoigner ni à admettre qu’il y ait dans son roman une dimension autobiographique, on sent bien alors que ce jeune homme sans destin pense exactement comme l’auteur du roman.
Il y a de ces livres qui s’oublient, qu’on oublie avant que, soudain, une réédition les fasse remonter à la surface. Cette fois, c’est un post instagram de Maureen Wingrove (la dessinatrice Diglee) qui a donné au roman autrichien (un classique, là-bas) une nouvelle vie et un succès de vente visiblement inattendu. Les écoféministes se ruent sur le livre, l’éditeur qui a permis ce retour en grâce se frotte les mains, évidemment. Mais qu’importe… Ce livre est tombé dans nos petites pattes de lecteur curieux par un autre biais et nous nous en félicitons. Car il rejoint notre travail littéraire du moment (Le Mur) et peut nous être utile (ou pas, peu importe). Le Mur invisible a été un immense plaisir de lecture, là est l’essentiel. Plaisir de découvrir une autrice inconnue et de très grand talent. Plaisir de retrouver dans une thématique de genre (mais il ne faut pas se fier aux apparences) un type de lecture (mais il ne faut surtout pas se fier aux apparences) oublié depuis un moment. Plaisir enfin de trouver dans un roman qui ne nous prometttait pas ça un type de lecture que l’on aime par-dessus tout, surprenant, exigeant, et pourtant propice au bonheur (le pourtant n’a rien à faire là, comme s’il s’agissait de s’excuser de ne pas rechercher du facile). S’il fallait rapprocher ce roman génial (l’adjectif n’est pas galvaudé) de ce que nous avons lu ces derniers temps, on pourrait regarder du côté de Monique Wittig (mais ce n’est pas la même chose, évidemment). D’Ingeborg Bachman ? Pas du tout. Comme s’il était important d’établir des liens (nous nous fatiguons nous-mêmes). Passons…
Une femme (une urbaine) se rend chez sa cousine, en montagne (les Alpes), dans un chalet où elle la retrouve, ainsi que son mari, leur chien et leur chat. Un soir, le couple se rend en ville, laissant l’héroïne seule pour un moment. Ils rentreront dans la soirée. Sauf qu’ils ne rentrent jamais. Le lendemain matin, surprise de ne pas les voir, elle va se promener dans la campagne, avec Lynx, le chien, et se heurte à une paroi invisible. Après vérification, il s’agit bien d’un mur infranchissable. De l’autre côté, tout (sauf la végétation) semble figé, mort et comme statufié. Dès lors, le mur invisible est évacué par la narratrice (l’héroïne) qui dans son récit va s’en tenir strictement à son travail quotidien (agriculture, chasse, pêche, entretien du chalet, cuisine, écriture, tenue du calendrier, etc…) , à ses efforts pour survivre, à ses relations avec les animaux (une vache, puis son veau, un chien, une chatte, puis ses petits, les animaux sauvages), à une réflexion sur ce qu’elle fut et ce qu’elle est devenue à cause du ou grâce au mur. Une façon comme une autre de mettre de l’ordre dans le chaos. Il ne se passe donc rien du point de vue romanesque, pas d’événements majeurs, de rebondissements inattendus (ou trop attendus), alors qu’il se passe évidemment beaucoup de choses. On est face à une poétique du travail, de la survie, du travail pour la survie, poétique du quotidien d’une femme moderne (des années 60) qui se trouve enfermée dans une « île » en plein milieu du continent européen et à la façon de Robinson organise son espace en fonction de sa vie solitaire.
L’attente inutile est évacuée (cette femme n’est pas un Robinson à l’identique, personne ne viendra la libérer), la solitude, le silence sont omniprésents (pas de Vendredi pour parler, dominer). Pourtant, il y a bien un dénouement. Avec événement majeur, qui tombe à la fin du roman, à la presque fin, et qui est annoncé à grand renfort de prolepses visant à casser à tout prix le fameux suspens cher à tout bon lecteur de narration à intrigue. Marlen Haushofer nous le fait donc savoir, elle s’en tape de l’intrigue et spoile joyeusement la fin de son roman, ah, la brave femme, j’adore. Les annonces du destin de certains de ses animaux et du dénouement dont nous ne parlerons pas ici, laissons le soin de faire ce travail à la narratrice du roman qui n’écrit pour personne d’autre qu’elle-même, se succèdent, se multiplient durant tout le bouquin, c’est un pur régal, à contre-courant de ce qui se fait habituellement. C’est ça, Le Mur invisible n’est pas un roman as usual, mais alors pas du tout.
Marguerite Duras, dans un article critique de France Observateur daté du 5 novembre 1964 et intitulé Une oeuvre éclatante, parle de L’Opoponax de Monique Wittig en disant : « Mon Opoponax, c’est peut-être, c’est même à peu près sûrement le premier livre moderne qui ait été fait sur l’enfance. Mon Opoponax, c’est l’exécution capitale de quatre-vingt-dix pour cent des livres qui ont été fait sur l’enfance. C’est la fin d’une certaine littérature et j’en remercie le ciel. » Le décor est planté… Elle poursuit : « C »est à la fois un livre admirable et très important parce qu’il est régi par une règle de fer, jamais enfreinte ou presque jamais, celle de n’utiliser qu’un matériau descriptif pur, et qu’un outil, le sens. » Monique Wittig, de son côté, affirme qu’elle a appris son métier avec les nouveaux romanciers. Duras prolonge : « Ce qui revient à dire que mon Opoponax est un chef-d’oeuvre d’écriture parce qu’il est écrit dans la langue exacte de l’Opoponax. »
Tout comme Les Guérillères, L’Opoponax de Monique Wittig est en effet un très grand livre, totalement maîtrisé dans sa forme, sans pour autant provoquer l’ennui. Il suffit de lire les essais de Wittig sur ses propres livres, sur la façon dont elle écrit ces livres, sur la façon dont elle considère la littérature pour comprendre qu’on a affaire à une écrivaine à l’esprit structuré, qui n’écrit pas à l’improviste, mais qui réfléchit ses livres, qui pense, depuis son atelier littéraire, à la meilleure forme envisageable pour chacun de ses romans. Toute oeuvre littéraire qui se veut un peu nouvelle et veut dépoussierrer la littérature, dit-elle à peu près, est un cheval de Troie. Une arme, envoyée sous la forme d’un cadeau, d’une offrande, qui une fois acceptée par l’adversaire, par l’ennemi, va s’avérer ce qu’elle est réellement : un ennemi sans pitié (c’est moi qui interprète la déclaration de Wittig).
Le travail romanesque, c’est toujours elle qui le dit, mais c’est une évidence à la lecture de ses romans, passe par le choix d’un point de vue et d’une personne (un pronom personnel). Dans Les Gérillères, c’étaient « elles », dans L’Opoponax, c’est le « on ». Tout l’art romanesque de Wittig ne tient pas dans ce choix somme toute basique (encore que…), mais dans l’élaboration progressive, qui se fait au fil de l’écriture, d’une forme stricte, presque rigide, que l’auteur va tenir jusqu’à son terme. Plus simple à dire qu’à faire… En tout cas, et pour finir, L’Opoponax est une oeuvre éclatante, pas vrai Marguerite ?
César Aira est un écrivain argentin qui a écrit tant de romans qu’il peut absolument se permettre ce qu’il veut. En écrivant ceci, le modeste auteur de ces humbles lignes se dit qu’il en a sans doute toujours été ainsi, car tout ce qu’il a lu d’Aira lui a semblé frappé du sceau de la liberté narrative la plus absolue. J’étais une petite Fille de sept ans n’échappe évidemment pas à cette marque de fabrique. Ce très court roman fait partie de la veine « flirt avec le conte » déjà explorée dans La princesse printemps. C’est donc l’histoire de la fille d’un roi, en réalité un homme tout ce qu’il y a d’ordinaire qui est devenu roi du territoire magique de Biscaye, royaume turc situé géographiquement au nord de l’Espagne !!! Quelque peu malmené par une femme accariâtre, jamais satisfaite de ce que le brave homme lui offre pour mieux lui plaire, il a en effet passé un pacte avec le diable pour obtenir des pouvoir surnaturels. Le couple ne va pas mieux pour autant. Quant à leur fille, la narratrice du roman, elle a sept ans et se fait un beau jour kidnapper par l’opposition, qui « avait mûri dans les ombres de l’inconscient collectif », ainsi qu’elle le formule, et trouve le moyen (rien de plus facile dans un royaume magique) de lui voler son âme. Dès lors, le père et sa fille doivent partir dans une quête de conte de fées, à pied, à travers le royaume pour espérer reprendre cette âme volée et la rendre à son propriétaire. Il y a bien assez dans une famille comme celle-là qu’un père sans âme (pour rappel, il l’a vendue au diable).
Le roman nous est « vendu » par les éditions Bourgois (en 2005) comme « un des sommets de l’art poétique » du maestro. Le modeste auteur de ces humbles lignes lui a préféré, et de loin, quelques titres d’Aira, comme Prins, La Guerre des gymnases, La preuve ou encore Les Fantômes. Dans la bibliographie de l’auteur d’environ 150 livres (plus ou moins), tous plus délirants d’imaginaire les uns que les autres, il ne peut pas y avoir nécessairement que de très grands livres, il s’en trouve de moins bons. Les rares lecteurs de César Aira que l’humble auteur de ces modestes lignes connaisse (dont l’auteur du dossier consacré à César Aira de la meilleure revue littéraire de France, j’ai cité Le Matricule des anges, qui lui a presque tout lu du maître) auront peut-être une autre vision du truc (peu importe, puisque nous ne les consulterons pas). Il se peut que le phénomène de la lassitude joue (étrangement, ce phénomène ne s’est pas mis en branle à la lecture du monstrueux Horacio Castellanos Moya). Il se peut que la période des années 2000 d’Aira nous laisse sur notre faim (il semble que ce soit vrai). Cela ne nous empêchera pas de redire ici qu’il faut lire cet écrivain magistral qu’est César Aira, même si tous ses livres ne nous semblent pas avoir la même qualité, même s’il nous semble qu’il se répète parfois et que, peut-être, il écrit trop vite (avec un talent fou, certes), et trop de livres pour ne pas se montrer inégal. Nous y reviendrons toutefois.
Nous voilà repartis de nouveau en arrière dans la vie d’Erasmo Aragon, qui vient de fuir le Salvador (il y a publié un article sur le Président de la République, jugé infamant et raciste, à tort bien sûr) pour réviser un rapport sur le génocide des natifs par l’armée (années 1980). Pour retravailler ces 1100 feuillets qui narrent, d’une façon étrangement poétique, et digne de la plus haute poésie (c’est pourquoi Erasmo, qui ne peut sortir ces documents de son lieu de travail, en recopie des phrases dans son carnet), il s’installe dans le bureau de l’archevèque (au siège de l’archevêché), alors qu’il confesse une « répugnance viscérale envers l’Eglise catholique ». Bien évidemment, la lecture des horreurs perpétrées par les militaires va réveiller sa paranoïa. Ses rencontres avec une jeune femme d’origine espagnole, sur laquelle il va fantasmer en vain, et qui va ensuite lui présenter Fatima, tout aussi excitante que son amie, et avec laquelle il va consommer, n’arrange rien à ses affaires. Elle est la petite amie d’un officier de l’armée guatemaltèque, nouvelle qui va lui faire imaginer le pire scenario, à plus forte raison quand il va penser le rencontrer dans une fête où il est invité, lui faisant commettre des actes délirants. La panique la plus totale le gagne, il s’imagine déjà la cible des militaires pour le travail qu’il réalise (et qui fait de lui naturellement leur pire ennemi, au moins dans son fantasme), se sent surveillé, peut-être déjà traqué, quand un article d’un écrivain qu’il a connu et qui lui en veut pour une broutille qui a piqué son amour propre, et qu’il relate dans le journal Siglo XX, vient mettre un peu d’huile sur le feu. Tout l’archevêché doit être déjà au courant…
On retrouve donc cet allumé d’Aragon déjà au sommet de sa forme dans ses jeunes années. La prose de Moya est à son sommet, déjà (phrases longues, rythme effréné, humour décapant, « écriture au ras des pulsions » selon la formule de Michel Nareau, tout cela sur fond d’horreurs d’une société démente et criminelle). Le cul obsède déjà notre Erasmo, qui dans une scène qui devrait devenir culte couche avec Fatima – elle porte ce jour-là des chaussures de type Rangers et pue terriblement des pieds !!! Inutile de dire que le glamour n’est pas la tasse de thé de Moya et que la soirée d’Erasmo va être difficile, d’autant que la belle lui parle de son petit ami, ce qui relance la panique parano d’Erasmo… Quant à l’aspect plus strictement politique du texte, il n’est pas laissé à l’abandon par l’auteur, qui réserve au lecteur un final particulièrement réaliste et saisissant. Le roman commence par une phrase qu’Erasmo a relevée dans le rapport, « Je ne suis pas entier de la tête. » (une phrase qui lui sied à lui-même à merveille) sur laquelle il cogite amplement, et qui lui fait déployer une glose des plus intéressantes, appliquant cette phrase à l’indigène qui l’a dite (il a été laissé pour mort, avant de survivre au génocide), à tous les indigènes ayant survécu à ce cauchemar (une dizaine de milliers de personnes), aux militaires qui avaient participé à ces crimes plus atroces les uns que les autres, à celui qui la lit, enfin (Erasmo) : « … seul un individu n’ayant pas toute sa tête pouvait être disposé à se rendre dans un pays étranger dont la population n’était pas entière de la tête pour réaliser un travail qui consistait justement à lire et à corriger un épais rapport de mille cent feuillets rassemblant les documents sur les centaines de massacres qui rendent manifeste le dérangement généralisé. » Non, Erasmo n’est pas entier de la tête, comme sans nul doute aucun des personnages des romans de Castellanos Moya qui, livre après livre, se penche sur l’état clinique et mental des sud-américains, et en particulier de ses compatriotes, que la violence de la guerre, de la torture et des massacres de toutes sortes ont laissé derrière elles « pas entiers de la tête ». Et une fois encore, le sens de la dérision du maestro et son humour permettent de rendre jubilatoires ses livres sans pour autant dénaturer leur message profond. De la haute couture.
Le hasard des lectures successives et dans le désordre des romans du grand Moya nous fait donc retrouver, mais dans les années 1990, le sublime et totalement cinglé Erasmo Aragon, en sa période mexicaine, où il s’apprête à rentrer au Salvador pour y lancer une nouvelle revue politique. Les négociations entre le gouvernement et la guerilla semblent devoir, pouvoir aboutir à une fin des hostilités et Erasmo attend une rentrée d’argent pour payer son billet d’avion, dans l’espoir de se défaire de sa femme et de sa fille, à bout de nerfs qu’il est… Comme il picole comme un trou, son foie le fait souffrir et il souhaite consulter son compatriote exilé Dr Chente, retraité qui l’accepte comme patient parce qu’il a connu sa famille au Salvador et aussi Muñecon, l’oncle d’Erasmo. Le traitement qu’il lui propose alors passe par des séances d’hypnose, ce qui bien sûr fait flipper son patient, déjà paranoïaque et angoissé. Ces séances vont être l’occasion pour le lecteur de plonger dans la psyché de ce bon Erasmo, où les fantasmes le disputent aux angoisses. Mais il se trouve que le Chente, pour des raisons obscures, doit rentrer au Salvador en urgence (c’est-à-dire sans prévenir son patient), que ce départ réveille la paranoïa d’Erasmo qui se demande ce qu’il a bien pu lui révéler de son passé durant l’hypnose, qui se met à imaginer les pires hypothèses quant à son retour au Salvador (mais qu’est-ce qui l’attend là-bas ?) et sur Chente dont il se damande s’il ne serait pas un espion à la solde du régime militaire…
Bien sûr, Erasmo est un personnage aux défauts multiples qui ne font pas de lui un type très sympathique, mais le tour de force de Moya consiste, dans un flot stylistique des plus percutants, à nous rendre intéressant et même plus son anti-héros magnifique, dont les élucubrations délirantes d’alcoolique et de dégénéré, que son obsession pour la plastique des femmes, surtout quand il ne les connaît pas, continue de poursuivre, sont un régal pour le lecteur (et puis, trouver dans ce texte de 2013 l’annonce d’un événement marquant qui se déroulera dans un autre roman, L’Homme apprivoisé, écrit quatre ou cinq ans plus tard donne une idée de la maîtrise de Moya et de la façon quasi architecturale dont est conçue dans sa globalité son oeuvre). Toujours aussi corrosif, l’humour décapant du maître nous fait prendre plaisir à côtoyer ce fou d’Erasmo et ses aventures, souvent glauques, autant que ses rencontres sont autant de prétextes à des passages littéraires de haute volée dans lesquels on se laisse embarquer avec jubilation. Le style, sans cesse meilleur, est toujours aussi speedé, mais la phrase longue, qui semble coller à la peau du narrateur des aventures d’exil d’Aragon, est maîtrisé et rend le texte jouissif. C’est comme si la phrase suivait les circonvolutions du cerveau du grand malade et nous en faisait faire le tour du propriétaire. C’est toujours sur les traces indélébiles de la violence d’une guerre civile et de ses horreurs que nous entraîne l’auteur sud-américain le plus emballant du moment, et toujours avec la distanciation et les outrances d’un humour déglingué et du cynisme auquel il nous a habitués depuis ses premier romans, faisant de chacun de ces livres une expérience intense et inoubliable.
Letelier, écrivain chilien, est un auteur qui donne et redonne vie, roman après roman, au désert d’Atacama. Mirage d’amour avec fanfare ne fait pas exception à la règle. Dès les premiers chapitres, le lecteur comprend qu’il a affaire à un auteur qui n’a pas pour but de renouveler le genre romanesque ou la langue. Si la traduction est fidèle au texte original, il s’agit là d’un écrivain qui cajole le style (les quelques passages érotiques sont menés avec brio, en particulier dans un morceau de bravoure où les trouvailles évoquent le meilleur René Depestre d’Alléluia pour une femme jardin, c’est dire qu’on atteint des sommets de poésie et de lyrisme érotique), car c’est superbement écrit et le lecteur se laisse entraîner par cette prose qui nomme, nomme et nomme encore, sans peur d’épuiser l’espace d’Atacama et la faune qui y vit. Dans le deuxième chapitre, la présentation d’un des deux – ou trois – personnages principaux, Bello Sandalio, trompettiste roux qui joue son jazz dans les bordels et gagne sa vie en travaillant pour des fanfares, nous occupe pendant deux ou trois pages. Le lecteur inquiet se dit que Letelier est fidèle au vieux roman et que les 230 pages vont être sans doute difficiles à avaler, mais il se trompe et se surprend à suivre avec délectation les aventures amoureuses du trompettiste et de la belle Golondrina del Rosario, comme il se plaît à suivre tous les personnages du roman, même les plus secondaires, dans leurs aventures actuelles ou passées. Bientôt, le lecteur qui a lu Garcia Marquez il y a plus de quarante ans, c’est-à-dire quand il était encore un « teenager », se dit qu’il renoue avec le réalisme magique qui l’a emballé il y a si longtemps, et que l’auteur colombien fait sans doute partie des influences de l’auteur chilien. Mais il doute aussi de sa mémoire, même s’il lui semble que Letelier est plus proche des écrivains du boom latino-américain que de la génération actuelle ou celle qui l’a précédée. Bref, le type écrit comme avant, il le fait merveilleusement et on ne boude pas son plaisir à lire pareil ouvrage, de la belle ouvrage. L’intrigue, dont il ne sera pas question ici, est dense. Plusieurs histoires se rencontrent, l’auteur est de toute évidence un humaniste qui aime mettre en scène des personnages d’originaux, des personnages d’un autre temps, qu’il a presque croisés, lui qui vit dans son désert et n’invente pas la ville de Pampa Union, qui a bel et bien existé, ni l’histoire d’amour entre ses deux jeunes héros, puisqu’il est parti sur leurs traces et a rencontré un vieil homme qui les avait connus. Le livre était déjà terminé, mais la rencontre lui a permis de confronter la vie et sa fiction. Une chose est certaine, en recréant cet univers d’une ville du début du XXe siècle, aujourd’hui disparue et à l’état de ruine, Letelier crée un univers fictionnel des plus convaincants et son Mirage d’amour est un roman d’une très haute qualité, que le lecteur quitte avec regret, tant il en a aimé les personnages et la beauté du style.
Comme son titre l’indique, Je suis l’Hiver n’est pas un roman policier. Pourtant son personnage principal, Pampa Aisian, est bien un jeune flic qui vient d’obtenir son diplôme de l’école de police et commence sa carrière dans un village paumé, Monge. Là, le travail de la police est une pure routine, car à part quelques pêcheurs sans permis, il n’y a la plupart du temps rien à signaler. Et c’est justement en se rendant près du lac où l’on a vu des fraudeurs que le jeune policier découvre, pendu à la branche d’un arbre, le corps d’une jeune fille. Et Pampa, plutôt que d’avertir son collègue au bureau, plus leur hiérarchie, ne va rien dire et attendre, caché toute une nuit et dans le plus grand froid que l’assassin revienne sur les lieux.
Pendant tout le roman, ou sa plus grande partie en tout cas, il ne va donc rien se passer, l’assassin va se faire attendre, le flic continue de vivre, ça pourrait être du quotidien banal que nous infligerait l’auteur du texte, mais voilà, il y a une écriture particulière, dont on ne saurait dire si elle est poétique (le père de Pampa, après un accident qui l’a privé d’une jambe, s’est mis à écrire sa poésie, en regardant la plaine qu’il aurait voulu nommer jusqu’à plus soif…), mais le lecteur se laisse embarquer dans une atmosphère onirique, des digressions, des retours en arrière, la descritpion de l’hiver dans la pampa, la longue attente de l’assassin… Et puis tout se débloque, et un peu d’action vient prendre sa part dans un livre où l’hiver et la nature avaient le beau rôle. La tragédie s’avère moins banale qu’elle aurait pu l’être, les relations des personnages de cette tragédie plus imbriquées et complexes qu’imaginées, le dénouement assez époustouflant.
Mais ce qui compte plus que tout dans ce roman, c’est de dire l’extrême solitude des personnages, de dire la poésie d’une région argentine en hiver et sous la neige, quant à l’intrigue, elle n’a que le second rôle. C’est ainsi qu’une vieille femme qui a une maison, mais qui vit un peu dans toutes celles qui sont vides, parce qu’abandonnées, dans lesquelles elle se chauffe en faisant du feu avec les croix des tombes du cimetière du village et qui sent la présence des morts autour d’elle. C’est ainsi que notre jeune policier a dans son jeu quelques cartes surprenantes : il joue de la guitare dans un silo abandonné et chante quelques chansons, toujours les mêmes, pour lui seul, il collectionne les douilles de balles qu’il a tirées, il est incapable de déterminer ses états d’âmes (est-il triste, enthousiaste ou fâché ?), bref c’est un vrai solitaire qui ne fait rien comme les autres et, quand il trouve un corps choisit de le regarder toute une nuit en attendant que quelque chose se passe (tout comme enfant il regardait dormir sa mère dans sa chambre sans se faire remarquer d’elle). C’est ainsi que l’auteur de ce roman assez extraordinaire écrit un roman noir en flânant en chemin pour décrire la nature argentine sous la neige. C’est ainsi que la structure du bouquin est construite sur l’entrée en scène des personnages, et que chaque chapitre en porte le titre, ajoutant les uns après les autres les personnages invités à cette étrange danse : chapitre 1 : Pampa / champitre 2 : Pampa, Gretel / chapitre 3 : Pampa, Gretel, Orlosky / chapitre 4 : Pampa, Gretel, Orlosky, la directrice. Et puis, dernier chapitre consacré à Irina, la vieille dame qui brûle les croix. Froid et tranchant comme un morceau de glace, Je suis l’Hiver est aussi un texte étonnamment poétique et beau, et cerise sur le gâteau sacrément efficace (mais là encore, autrement) quand il se charge de l’intrigue et de son dénouement. Un roman qui croise les genres littéraires avec intelligence et finesse. Comme son titre ne l’indique pas, Je suis l’Hiver est bien un roman noir, tout blanc…
Dernière traduction d’un roman de Moya, L’Homme apprivoisé permet au lecteur fidèle du maestro de retrouver le dernier personnage principal de Moronga qui, après sa période nord-américaine dont le climax malheureux le laisse pantelant et en pleine crise de paranoïa aiguë à la suite d’une sordide accusation, fausse qui plus est, d’abus sexuel sur mineure, dans un pays d’Europe où on ne s’attendrait sans doute pas à le croiser, la Suède. Il y a suivi une infirmière qui l’a soigné, connaît donc sa pathologie, mais l’a invité à le suivre dans son pays où elle repartait. A Stockholm, il vit donc chez elle, en vivotant : il ne parle pas la langue et semble dans l’incapacité morale de l’apprendre. Erasmo Aragon, car c’est évidemment de lui qu’il s’agit, est un personnage central dans l’oeuvre de Moya, il apparaît dans au moins quatre de ces romans et, bon an mal an, le lecteur s’habitue à lui. Il est parano depuis le tout début – on le serait à moins -, il a sa petite obsession qui le rend, sinon sympathique du moins amusant : le cul bien rond des belles jeunes femmes, leur fin duvet doré quand elles sont blondes et bien d’autres choses encore, dont leur petites chattes bien étroites qui n’est rien d’autre que l’une des façons dont le narrateur évoque le mont de Vénus des dames, et qui rend exactement la façon dont l’antihéros du roman envisage ses maîtresses, quelle que soit la relation qui les lie, car Erasmo déteste plus que tout le politiquement correct (pas de chance, l’infirmière suédoise a été élevée dans le ploitiquement correct) et est en matière de libido un gentil obsédé du cul. Le lecteur fidèle de Castellanos Moya se dit alors que le narrateur du roman nous montre dans ce qu’elles ont de plus cru les pensées intimes d’un personnage d’homme sud-américain et sacrément macho, il ne se demande pas si l’auteur écrit ainsi par habitude ou parce qu’il est lui-même machiste. De toute façon, le lecteur fidèle de Moya est habitué à la démesure du maître et n’est pas assez crétin pour lui coller sur le dos toutes les folies de ses personnages. Ce que font en revanche les tarés des pays d’Amérique du Sud qui n’aiment pas qu’il écrive sur les violences des militaires du Salvador pendant la guérilla et lui adressent donc pour cela des menaces de mort.
Revenons à Erasmo Aragon, sa bluette (ironie) avec la Suédoise Josefin sera finalement de courte durée, et se termine en apothéose sur un événement délirant que nous ne dévoilerons pas. Il va devoir quitter l’Europe et envisager de rejoindre l’Amérique du Sud où il imagine qu’évidemment il n’est pas le bienvenu. Exil de celui qui a connu la dictature sous ses traits les plus violents (les morts violentes dans la famille Aragon sont trop nombreuses pour qu’on puisse les compter sur les doigts d’une seule main), pour qui il n’y a plus nulle part où aller, folie maîtrisée chimiquement mais toujours là, obsessions diverses et variées, omniprésence du passé, alcoolisme consolateur (sauf pendant un traitement aux antidépresseurs) tous les ingrédients qui font d’Erasmo un personnage emblématique de La Comédie inhumaine sont une fois encore au rendez-vous. Et même quand il trouve momentanément refuge dans un havre de paix où il pourrait fuir ce passé, tout remonte à la surface et le pauvre peut se demander une nouvelle fois, car c’est peut-être sa phrase fétiche, comment il a pu en arriver là ou encore comment il s’y est pris pour se foutre dans un tel merdier (ce qui revient, il est vrai, au même). Quant à l’avenir, il est forcément sombre car comme le lui dit un ami latino à l’idée qu’Erasmo évoque de rentrer au pays, ou tout au moins de se rendre au Guatemala : « Tu es fou. Tu vas te faire pourrir l’existence par les maras. » Les maras, ces gangs criminels, qui dès lors qu’ont les paye pour le faire se livrent sans état d’âme aux plus sales besognes. Erasmo, tu es fou ?…
N’hésitez pas à lire un bouquin d’Horacio Castellanos Moya, vous n’avez sans doute jamais eu pareille prose sous les yeux (l’air de rien, c’est foutrement bien écrit, de mieux en mieux nous semble-t-il, dans un style qui va volontiers vers une phrase longue mais aussi rythmée que celle des premiers romans plus tournée vers la brièveté, le dynamisme et l’efficacité, bref une forme qui ne fait qu’un avec le fond, depuis le début jusqu’à aujourd’hui) et l’originalité est chez lui une seconde nature qui nous offre un grand bol d’oxygène dans une littérature mondiale qu’on pourrait croire parfois atteinte d’un mal lié au système éditorial capitaliste le plus trivial : la banalité et l’absence de génie créatif. Les exceptions sont trop rares pour les laisser passer.
Une fois n’est pas coutume, on ne crachera pas ici ce soir sur le plaisir de la narration… Car on s’est laissé aller avec délectation à tous les « pièges » auxquels on ne cède que de plus en plus rarement : intrigue acceptée et suivie avec intérêt et son corollaire, sympathy for the devil : les personnages, et même, gâteau sur la cerise : légère déception de couper à un happy end (là, on abuse carrément). Rien d’étonnant à ce que ce roman nous vienne du Chili (Amérique du Sud), on compte là-bas encore quelques très bons écrivains narrateurs, qui aiment (se) nous raconter des histoires, et des histoires qui vous attrapent le lecteur par le bout du nez et vous le font retomber dans l’enfance de la lecture. Pas de honte à ça, qu’on se le dise. On assume de s’être abandonné à un plaisir de plus en plus rare, car les écrivains français qui veulent nous la jouer narrateurs sont si faibles qu’on peut bien se faire un petit bonheur de lecture comme quand on était jeune.
Pourquoi ce roman chilien fonctionne-t-il aussi bien ? D’abord un lieu : la prison. Une prison crédible, sans que le livre nous plonge dans le marasme pour cela. Ensuite l’humour, la drôlerie. Même si les situations sont pour la plupart conformes à la réalité, Ricardo Elias se plaît à camper des personnages sympathiques (pas que…), des situations cocasses (pas que…) et nous embarque dans sa prison où on aurait presque envie d’entrer tant les règles (d’airain) en sont souvent contournées. Enfin, l’originalité du sujet, L’Idée : Lalo, un taulard qui reste la plupart du temps enfermé dans sa cellule et ne profite que rarement des sorties autorisées dans la cour, a le bourdon, il a « besoin d’air » comme il l’avoue à un copain qui s’étonne de le voir dehors. Et il commence à creuser un tunnel depuis sa cellule, sauf que : quand il attaque la terre, il tombe très rapidement sur un os, des ossements, et s’aperçoit qu’il a mis le doigt sur un squelette de dinosaure ! La messe est dite, on continue de creuser (car Lalo a de l’aide) et on sort donc ce squelette entier qu’on « planque » dans la cellule. La bibliothèque de la taule où personne ne va jamais commence à se remplir de types qui s’intéressent soudain à la paléontologie, et même à d’autres domaines proches, s’aperçoivent que lire est un sacré bon truc et les conversations changent, ainsi que la langue. Bref, plutôt que de faire sortir un taulard de sa prison, le tunnel y fait entrer la culture. Il fallait y penser. On décide de reconstituer le squelette, de l’exposer dans la cellule, de faire payer la visite, etc… C’est assez jubilatoire, ça se dévore plus que ça ne se lit, les rebondissements se multiplient, bref, tous les ingrédients d’une très bonne narration sont dans la marmite dans laquelle mijote une sacrée bonne soupe. On ne dira rien de la fin. Mais on laissera la parole à l’auteur, Ricardo Elias, dont il faut espérer que d’autres textes nous parviendront en français, et qui dit qu’il ne voulait pas écrire « un autre bouquin sur les prisons » et a donc choisi « le sarcasme et la parodie » pour que sa prison soit « la somme de toutes les prisons » mais qu’au bout du compte « elle n’en soit aucune ». Pari gagné, publié en France par L’Arbre Vengeur (une maison à découvrir) et traduit par Guillaume Contré (dont nous avons chroniqué le très beau Palais mental que vous trouverez dans les derniers textes sur les romans qu’on a lu ces dernières semaines). Sur un Os ? Allez-y, les amis, mais allez-y ! Y a pas de mal à se faire du bien.
Nous y voilà donc ?… Après avoir été un défenseur acharné de Vila-Matas, lisant avec délice tout ce qui de sa plume me tombait sous la main, après m’être délecté de l’innovation de son art romanesque, après y avoir trouvé l’inspiration pour des propositions d’écriture présentées à des participants qui se disaient en souriant, Tiens encore Vila-Matas… après la déception qu’a représenté Mac et son contretemps, voilà qu’il s’en serait fallu de peu que Cette Brume insensée (titre emprunté à Raymond Queneau, ce qui est habile quand on raconte un professionnel de la citation – la seule bonne idée du livre, finalement ?) ne me tombât des mains. Nom de Dieu, le maître est en panne, le maître se répète inlassablement au risque d’emmerder son lecteur, le maître est à court d’idées nouvelles et amusantes et intelligentes et le maître fait le malin avec un bouquin qui pérore, un bouquin qui creuse une fois encore le thème usé du grand écrivain qui disparaît (et de nous resservir Thomas Pynchon qui sert de modèle à son Grand Bros, un écrivain catalan raté qui connaît le succès à NY en y disparaissant tout en exploitant son petit frère « pourvoyeur de citations » pour nourrir ses bouquins, ce qui donne à celui-ci l’impression d’avoir contribué, mieux, d’avoir donné sous forme de messages codés à son célèbre frangin la clé de la réussite littéraire de ses romans), un bouquin qui nous la rejoue avec ces histoires de citations véritables ou inventées, bref un bouquin « rien-de-nouveau-sous-le-soleil-catalan » ! La vie du petit frère resté au bercail, pas loin de Cadaqués, aurait pu nous être infligée avec moins de complaisance, sa petite amie qui disparaît (et allez !) aussi, mais plus encore, sa relation paranoïaque avec son grand frère nous épuise et leur rencontre, après des décennies de distance, d’absence, est sans intérêt. Quant au discours sur la littérature, central dans toute oeuvre de Vila-Matas, il finit de couler le roman. Difficile il est vrai de se renouveler et de continuer à plaire quand on creuse toujours le même sillon d’un mélange des genres (littéraires) et de thématiques récurrentes. On ne jettera pas ce livre au fond d’une boîte à livres de la bonne ville de Nîmes sans reconnaître qu’ici et là on peut être à deux doigts de s’intéresser au discours sur la littérature de notre écrivain espagnol fétiche, mais c’est bien parce que c’est lui car, force est de le clamer ici, Cette Brume insensée confirme hélas que l’inspiration du maître semble s’essouffler et l’intelligence stupide de ses romans publiés chez Bourgois (sauf le dernier) semble se diluer dans une volonté de démonstration et le recours à une psychologie épuisante auxquelles il n’avait pas habitué ses lecteurs. Ne reste plus qu’à espérer que le rebond ne tarde.
A la recherche de nouveaux littérateurs explorant des contrées en friche ou inédites, nous sommes tombés (par le hasard d’un coup d’oeil dans une boîte à livres) sur cet écrivain dont le nom nous était connu, mais sans avoir encore ouvert un seul de ses livres. Le hasard fait parfois bien les choses, car Fraudeur est un roman étrange, un objet différent, de ceux qui confirment que la littérature et le roman ne sont pas morts (malgré l’inanité des rentrées littéraires françaises qui proposent jusqu’à la nausée des romans enfoncés jusqu’à l’os dans l’ornière de la littérature qui se vend, des objets d’édition à vomir, bref de la MERDE). Il est vrai que l’écriture de Savitskaya semble menée par la danse poétique. Aussi le récit, l’histoire de Fraudeur nous est-elle distillée en discontinu, sans souci de respecter intrigue et chronologie, cohérence (pour le lecteur lambda soucieux de tout comprendre sans effort) et autres repères facilitateurs de lecture façon page-turner, mais avec le souci évident de choyer la langue, de déployer une poésie lumineuse qui anime de toute évidence ce Savitzkaya. Nous serions curieux de savoir combien ça vend, un Savitzkaya. Une évidence, publié chez Minuit, l’auteur y a été accueilli par Jérôme Lindon, un de ces grands éditeurs qui semblent aujourd’hui une espèce en voie de disparition. Un de ces grands messieurs qui osaient prendre le risque de publier des livres qui ne se vendraient peut-être pas si bien, mais de beaux livres. Fraudeur, c’est « l’histoire romancée d’un garçon fraudant la vie comme on fraude l’Etat, la douane, le fisc, l’église ou la couronne. » annonce la quatrième de couve du livre. Voilà qui suffit pour dire quelque chose de l’intrigue (si intrigue il y a…). Il y a une famille, il est question du père, d’une mère qui dort beaucoup, d’un garçon et de ses frères. Tout le reste évoque avec une poésie en prose remarquable la vie à la campagne, la nature et deux ou trois choses encore. Si vous voulez en savoir plus, prenez connaissance de cette écriture merveilleuse.
« Je n’ai jamais tenu de journal, je n’ai rien à dire sur ma vie immédiate. Ça ne m’intéresse pas. Je n’ai pas non plus le sentiment d’écrire de roman. Pour Mentir (1977, le premier), j’avais besoin d’une autre façon d’écrire. Je ne me vois pas bien fignoler une histoire. Je ne vois aucun intérêt à construire quelque chose. Ce qui compte pour moi, c’est de dire au plus juste ce que j’ai vu, compris. Je ne construis pas d’œuvre. Je n’ai pas de temps à perdre en m’appliquant à une forme quelconque. Je ne lis pas ce qui se publie actuellement. » a dit Savitzkaya dans un entretien lisible sur un site consacré à Hervé Guibert, qui était son ami. A la lecture de Fraudeur, on comprend qu’en effet, l’auteur belge se fout bien des genres (on pourrait appeler ça roman poétique ou poésie romanesque ?…), qu’il cherche en effet une autre façon d’écrire (qu’il a de toute évidence trouvée), que « fignoler une histoire » lui importe peu (comme il a raison) et que l’autofiction n’est pas sa tasse de thé (on évite ainsi un genre sans intérêt). Le bonhomme est radical. Sa conception de l’écriture est de celles qui nous intéressent, en ce qu’elle est une recherche d’autre chose (Something else, comme aurait dit Miles Davis). Il faut des écrivains de la sorte, ce sont eux qui font la littérature. Et ce nom reviendra donc dans les chroniques de ce blog. Les écrivains de langue française contemporains et de très grand talent ne sont pas légion en ce XXIe siècle.
Premier roman de Juan José Saer, Cicatrices est déjà un objet formel de première qualité, jeu auquel l’auteur argentin va s’adonner avec joie durant toute sa carrière d’écrivain différent de ses compatriotes de l’époque à laquelle il écrit en se plaçant délibérément en dehors du courant dominant. Car en 1969, on parle sans doute plus de Garcia Marquez, Vargas Llosa ou Cortazar, qui représentent à eux trois la littérature sud-américaine et plongent toute velléité de différence ou d’originalité dans leur ombre de géants. Saer n’aime pas leur écriture, ne s’en cache pas et développe autre chose, depuis Paris où il vit et écrit son oeuvre dans sa langue natale, mais dans une manière de faire qui pourrait s’apparenter au nouveau roman plutôt qu’à la manière de faire des narrateurs latino. Et il a sans doute bien fait, car aujourd’hui ses livres (réédités et rediffusés) se lisent toujours et son oeuvre est considérée comme essentielle.
Si l’on veut réduire Cicatrices à un prétexte ou un thème central, il n’est pas très difficile de le faire en une phrase : Le 1er mai, Luis Fiore, un ouvrier, assassine sa femme après une journée passée à la chasse avec elle et leur fille, puis se donne la mort lors de sa première rencontre avec le juge. Les quatre chapitres du livre sont autant de romans différents qui convergent tous autour de ce thème central vu par le prisme du regard de quatre personnages principaux : Angel, un adolescent qui vit chez sa mère (une femme qui se prostitue), traîne chez des amis plus âgés que lui et lit ; un joueur qui écrit des essais sur tout ce qui à un moment ou un autre l’intéresse et perd au jeu son héritage, sa maison et l’argent du salaire de sa bonne qui le lui donne sans mégoter ; un juge qui traduit obstinément le Dorian Gray de Wilde, adore les trajets en voiture dans la ville de Santa Fé (lieu réel et fantasmé de la plupart des romans de Saer ; tous les trajets en voiture sont décrits de façon maniaque et objective) et voit dans la plupart de ses compatriotes des gorilles (les gorilles de la junte ?) ; Fiore, enfin, l’assassin. Le temps du récit va en s’amenuisant : cinq mois dans la première partie, trois mois dans la seconde, deux dans la troisième, un dans la dernière (dont on pourrait dire qu’elle s’intéresse à une seule journée, le 1er mai). Saer aime les contraintes de ce genre, elles lui permettent sans doute de structurer ses textes efficacement et de libérer sa créativité. Son tour de force dans ce roman consiste à écrire des chapitres très différents, avec des personnages intéressants, en se livrant à une littérature qui s’en tient à sa conception de l’écriture (parfois très descriptive) tout en racontant des histoires et en n’ennuyant jamais. Développer et proposer une littérature qui façonne le réel (pas une littérature qui en rende compte) était le crédo de Saer, difficile de dire s’il s’y est déjà attaché dans ce premier texte, mais une chose est sûre, son univers ne laisse pas indifférent et son écriture est maîtrisée de bout en bout. Bref, il est l’auteur d’une oeuvre dont la démarche, quand on la découvre, roman après roman, en réalisant qu’elle donne lieu à des textes tous différents, suscite une réelle admiration.
Un roman un peu ancien (2006) d’Aira, au titre alléchant, au thème amusant. Un magicien, Hans Chans, vrai magicien en ce qu’il possède des pouvoirs qui lui permettent de transformer la réalité à sa guise, se trouve bien ennuyé quand alors qu’il se rend à un Congrès d’illusionnistes à Panama, il se voit confronté à une réalité qui lui échappe quelque peu, qui ne lui convient pas forcément, et à propos de laquelle il se demande s’i elle est ce qu’elle est ou le résultat d’une magie dont il userait pour la transformer sans même s’en rendre compte. Pris au premier degré, c’est amusant, mais vite lassant. Pris comme la métaphore ou l’allégorie du pouvoir créatif de l’écrivain, c’est sans doute plus intéressant. Quand on sait que la fin oriente la lecture en ce sens, il est intéressant de repenser le livre à la lumière de cette interprétation, d’autant plus que Le Magicien est, des romans du maestro que nous avons lus, sans doute celui où l’imaginaire est le moins débridé, celui dans lequel, pour un roman d’Aira, il ne se passe pas grand-chose, celui qu’on peut ranger à part dans sa bibliographie (pas le seul sans doute), en ce qu’il ne nous propose pas une fuite en avant dont l’Argentin a le secret et qu’il utilise si souvent pour surprendre le lecteur, celui qui refuse l’appel d’air que son prétexte pouvait ouvrir à l’imaginaire délirant de son auteur. Un paradoxe, en somme. Sur lequel donner un avis importe peu. De toute façon, il faut découvrir cet auteur atypique, que ce soit avec Le Magicien ou n’importe lequel de ses plus de 120 romans, dont pas un de ceux que nous avons lus et chroniqués ici ne nous semble méprisable. Alors, allez-y les amis, lisez Aira !
Horacio Castellanos Moya, que les lectrices et lecteurs qui viennent parfois lire quelque chronique sur ce blog connaissent au moins pour les articles qui lui sont consacrés ici, est un diable d’auteur qui peut s’avérer surprenant, en s’échappant à lui-même tout en se restant fidèle. Moronga se passe aux Etats-Unis (!), c’est bien la première fois que l’on quitte l’Amérique du Sud (et en particulier le Salvador ou le Honduras) pour une destination où la violence sera moins politique, moins explosives, même si ces personnages les deux personnages, José Zeledon et Erasmo Aragon (tous deux salvadoriens) sont poursuivis par cette violence (le premier, en tant qu’ex-guerillero, le second comme ancien journaliste opposant politique aux militaires salvadoriens).
A la lecture de ces deux parties d’un même roman, qui se passe à Merlow City, une ville (morne, grise, triste, ennuyeuse à souhait) du Wisconsin, deux parties consacrées chacune à l’un des deux personnages, il est clair qu’il s’agit encore d’un grand roman du maître. Mais cette fois, on est sorti de la guerilla, qui reste pourtant présente en toile de fond : les vieux guerilleros qui se retrouvent dans ce bled nord-américain ont gardé des habitudes de communication du temps jadis, et Zeledon est bien obligé, malgré lui sans doute, de se refaire une virginité en travaillant (chauffeur de bus scolaire) et en vivant dans une piaule qu’il loue sagement. Il fait froid, le boulot lui conviendrait si une institutrice un peu cinglée ne dénonçait pas à sa hiérarchie des fautes professionnelles qu’elle invente, réussissant à le faire virer quand son patron sait très bien qu’elle invente tout (mais pourquoi, Horacio, ces incident de vie devait-il nécessairement être le fait d’une femme ?), Zeledon serait presque à deux doigts de régler ça à sa manière, mais il parvient à réprimer son envie de veangeance… Tout finit par un petit trafic organisé par le Vieux (un ex-compañero, revenu à des affaires louches qu’il a bien connu avant de passer à l’action politique, qui voudrait l’intéresser à ses coups. Mais Zeledon n’aime pas tué pour du fric…
La deuxième partie consacrée aux grand paranaoïaque Erasmo Aragon, issu d’une famille bourgeoise salvadorienne divisée en deux sur le plan politique (lui est côté guerilleros), qui tente d’élucider l’affaire de l’assassinat politique du poète salvadorien Roque Dalton en consultant les archives de la CIA (il est professeur d’espagnol à la Fac). Personnage intriguant (qu’il me semble avoir déjà croisé dans un des livres précédents de Moya), presque attachant, il est (comme Zeledon) plutôt inadapté à la vie aux States, pays puritain, fasciné par les armes et obsédé par la surveillance. Son voyage à Washington va le mener vers le pire (une accusation infamante, une sale affaire de chantage aux moeurs, avec menaces de mort) pour un migrant grillé dans son propre pays, et à croiser sans le savoir le Vieux, dans une scène où sa part en vrille très fort, où il y a bien sûr des morts, et il revient à Merlow City en état de crise paranoïaque qui l’oblige à se soigner à coups de chimie et à envisager un départ vers l’étranger. Les Etats-Unis ne sont pas faits pour ces hommes-là, c’est une évidence. La Suite Hispano-américaine (La Comédie inhumaine) de Moya se déploie un peu plus, vers des directions et des espaces qu’on n’avait pas envisagés, ce qui ne fait que la rendre plus passionnante sans doute. Où mènera-t-elle encore le lecteur et les personnages du maestro ? Une chose est certaine : ce grand projet littéraire n’a pas fini de nous surprendre. A suivre…
La littérature considérée comme un art de divertissement, à l’égal de la musique ou du cinéma, cela n’a rien d’une nouveauté. Mais ce type de bouquin – vrai produit de l’édition capitaliste : un livre qui se vend, un livre facile donc, que lecteurs et lectrices auront plaisir à lire parce que pas prise de tête… – est tombé entre nos pattes, posé là obligeamment par un copain qui en parlait avec un petit sourire (en coin ?). C’est un bouquin qui se lit très vite, à coup de petits raids de cinquante pages, c’est torché en quatre fois, soit en deux jours. C’est peut-être ça, un bouquin pas prise de tête, ça se veut drôle, tout est donné, pas de phrases trop complexes, comme la musique qu’on écoute pour rouler sur l’autoroute, ça avance…. Il faut que ça swingue un peu, de l’humour, des gags et des phrases bien senties avec petite blague qu’on pourra facilement ressortir en soirée. Bref, la facilité camarade.
Donc, Samouraï, c’est l’histoire d’un écrivain (qui pourrait éventuellement ressembler à l’auteur du livre, à qui sa nana dit en le plaquant « Tu pourrais pas écrire un roman sérieux ? »), un gars à qui ses voisins demandent de garder leur piscine pendant leur vacances, et que la piscine et l’eau, ça laisse indifférent, mais pas la terrasse sur laquelle il se voit écrire un livre, un gars qui est dans ses fantasmes et qui les écrit. On a le droit à la liste de ses projets de roman sérieux qui se suivent, chapitre après chapitre, aussitôt abandonnés par absence de capacité à s’en tenir au principe de réalité. On a le droit à ses rêves et stratégies de reconquête de son ex, qui l’a largué pour un mec sérieux, un prof de fac spécialisé dans la littérature du XVIe siècle et plus particulièrement dans Ronsard (il l’appelle donc Ronsard). Mais comme ça suffirait pas pour faire un bouquin, il se passe un truc un peu fantastique avec la piscine, avec cerise sur le gâteau en approchant de la fin (un événement qui fait boum). Bref, si on en croit les deux extraits de critiques de quatrième de couverture qui vont donner un coup de main pour la vente, c’est drolatique, cynique, hilarant, etc… (du bon usage des adjectifs qui font vendre…). Si j’en crois ma lecture, c’est du temps perdu. On me dira que les lecteurs et lectrices ont le droit de lire des livres faciles. Oui, ils ont le droit. Que l’auteur a le droit de gagner sa vie en écrivant des trucs de ce genre. oui, il en a le droit. Que Folio a le droit de vendre de la soupe. Oui, et Folio ne s’en prive pas. Next…
Hommage à l’écrivain hongrois Gyula Krüdy, surnommé dans tout le roman Sindbad le marin (du nom du personnage des Mille et une Nuits, que Krüdy utilise dans Sindbad ou la Nostalgie), Dernier Jour à Budapest est un livre qui donne envie de lire et Marai et Krüdy (bel exploit). Comme le titre l’indique, toute l’histoire se déroule à Budapest, et en une journée. Sindbad se lève au petit matin, il n’a plus un sou vaillant, l’électricité a été coupé dans son appartement, il doit acheter une robe pour sa fille (soixante pengös), promet à sa femme de s’en occuper et de rentrer le soir pour le diner. Puis il sort, prend une voiture qui va lui coûter un argent squ’il n’a pas, se fait conduire au café… Une longue balade dans le Budapest des années vingt commence.
Marai ne cache pas son admiration pour Sindbad (Krüdy était une figure de la bohème hongroise, un homme qui aimait sa ville et un écrivain mécompris de ses contemporains, mais un écrivain respecté par ses pairs, l’essentiel aux yeux de Sandor Marai), lui fait faire le tour des cafés et des restaurants qu’il aime, comme pour un dernier adieu (il se rend aussi aux bains, bien évidemment, et va visister les lieux qu’il chérit). C’est également l’occasion pour l’auteur de dire la Hongrie qu’il a aimée, « l’autre Hongrie » comme il le dit, celle qu’il ne retrouve plus que dans les romans de Krüdy et de ses contemporains. Une Hongrie authentique, à l’opposé du visage que veulent en donner les historiens et les politiques, la Hongrie des écrivains (les seuls qui sachent, par la littérature, dire un pays). C’est aussi un livre sur Budapest, la Budapest d’un autre temps, cela va sans dire. C’est donc un livre où prédomine la nostalgie, nostalgie d’un temps perdu, nostalgie d’une capitale (qui a changé), nostalgie d’un pays défiguré, nostalgie des amis disparus… Mais c’est aussi un livre drôle, joyeux, léger dans lequel le personnage principal incarne une époque révolue, un anticonformisme réjouissant et une vraie connaissance de la vie et de ses bonnes choses. La scène durant laquelle Sindbad goûte un vin, dans un des restaurants qu’il affectionne, sous le regard inquiet d’un maître d’hôtel qui attend le verdict du maître comme si sa vie en dépendait est un véritable régal. C’est encore un grand éloge de la littérature (un morceau de bravoure, qui commence à la page 119 et prend page 175, nous narre par le menu toutes les raisons pour lesquelles écrivait Krüdy (mais aussi ce qu’il écrivait), sans susciter un seul moment la lassitude ou l’ennui…), un éloge des écrivains hongrois de la première partie du XXe siècle et de leur façon de vivre qui s’éteindra avec eux. C’est un livre merveilleux, assurément, écrit dans une prose lyrique et poétique, écrit par un maître de la littérature hongroise qu’on cite toujours en disant qu’il fut l’auteur du roman Les Braises. C’est aussi l’auteur de Dernier Jour à Budapest, dont on peut dire sans peur de se tromper qu’il a signé là un véritable chef d’oeuvre.
Dans le village côtier d’Anse-à-Fôleur, loin de l’agitation des villes, la fraternité entre les hommes ne semble pas un vain mot, même si un jour déjà lointain, quelque chose comme un jour parfait, deux villas voisines (les belles Jumelles) ont été incendiées avec leurs deux propriétaires, un colonel à la retraite et un homme d’affaires, deux hommes que tout pouvait sembler éloigner mais qui n’en sont pas moins devenus amis et complices en mauvais coups de toute sorte. Mais dès le début du livre, nous sommes dans la voiture de Thomas, qui servira de guide à Anaïse (jeune Occidentale qui est aussi la petite-fille de l’homme d’affaires), venue là pour tenter de retrouver les traces de son père qu’elle a tout juste connu et comprendre ainsi son histoire familiale. Thomas, à qui la démarche de la jeune femme semble sinon vaine, du moins incertaine, lui raconte son île et son village, parle longuement d’un lieu où rares sont les étrangers à venir se perdre, où les habitants sont à l’opposé des deux victimes de l’incendie, deux types qui incarnent la violence et le pouvoir du mal, la prédation sans foi ni loi (à l’image de ceux qui ont corrompu Haïti), où les lois, justement, ne sont pas inflexibles et où le petit monsieur venu de la ville pour enquêter sur l’affaire et trouver un coupable (en vain) ne comprendra pas grand-chose aux gens du cru (il repartira gros-Jean-comme-devant).
Le monologue de Thomas est une sorte d’initiation pour la jeune femme, une façon sans doute d’affranchir l’étrangère en lui présentant un petit monde qu’elle ignore inévitablement et de lui faciliter son arrivée. C’est aussi une façon sans cesse renouvelée chez Trouillot de faire découvrir au lecteur les particularités de l’île de Thaïti, et ce qui fait son originalité, sans doute. Car pas plus qu’Anaïse, les lecteurs étrangers du romancier ne connaissent cette île (alors, le village d’Anse-à-Fôleur !…). Fidèle à ses habitudes (et à une tradition orale qu’il connaît bien et qui revient sans cesse dans ses romans), Trouillot met en oeuvre une parole poétique pour dire son île et son peuple, en finissant par une belle métaphore dans laquelle la peinture est mise sur un pied d’égalité avec l’écriture comme mode d’existence au monde. C’est encore de la belle écriture, c’est encore de la poésie romanesque, dont il semblerait difficile de se lasser. Nous n’en dirons pas plus sur ce très beau roman que nous vous laissons découvrir, car il le mérite sans nul doute.
Sélectionné pour le prix Goncourt 2011, La belle Amour humaine ne l’a pas obtenu, bien sûr, et tout le monde se souvient, bien sûr, du livre qui avait été couronné cette année-là, L’Art français de la guerre, d’Alexis Jenni (dont le modeste auteur de ces humbles lignes avoue qu’il ne l’a pas lu, comme tant d’autres Goncourt, et doute sincèrement qu’on le lise encore douze ans plus tard).
Dans la biliographie de Toussaint, La Télévision n’est pas un des derniers livres ; publié en 1997, son titre évoque plus La Salle de bain et L’Appareil photo (de même que la manière, la façon de faire), que les titres des quatre opus de la tétralogie consacrée à Marie Madeleine Marguerite de Montalte. Bref, un vieux Toussaint, c’est toujours bon à prendre. Le narrateur, qui passe un été à Berlin sans sa femme, enceinte, et leur fils, partis en vacances sans lui) a décidé de se priver de télévision, lui qui avait comme une tendance à la regarder sans raison. Prétexte (comme dans La Salle de bain, où le narrateur passe son temps dans sa baignoire, mais pour bien vite la quitter et prendre un train pour je ne sais plus où), ce fil narratif infime ne suffirait pas à tenir le lecteur en haleine, pas plus que le travail du narrateur : il est historien de l’art et doit écrire (ou essayer d’écrire) un essai consacré à Titien. De même qu’il s’engage à arroser les plantes de ses voisins pendant leurs vacances (sans y parvenir).
Bref, c’est un roman qui doit bien nous parler d’autre chose, peut-être de la vacuité d’une vie, peut-être de l’été d’un velléitaire livré à lui-même, ou peut-être de pas grand-chose, histoire de faire de l’écriture pour l’écriture, ce dont Jean-Philippe Toussaint se tire avec un bonheur certain, comme très souvent, mêlant à des scènes du quotidien joliment observées, au monologue intérieur d’un type amusant et sympathique, un humour délicat et pince-sans-rire qu’on retrouve toujours dans ses textes et qui pourrait faire penser que ses narrateurs successifs n’en font qu’un. La privation de télévision sert sans doute de fil rouge, mais tout est bon pour Toussaint qui embarque même son lecteur dans une virée en avion (moyen de transport qui revient régulièrement chez lui) au-dessus de Berlin. A la fin du livre, lors des retrouvailles avec sa compagne (qui arrive enfin avec pour cadeau un magnétoscope !), le narrateur achète pour son fils une deuxième télévision ! « Moralité : depuis que j’avais arrêté de regarder la télévision, on avait deux télés à la maison. » On aura compris que le thème de ce roman n’est pas d’une importance capitale pour l’écrivain et l’essentiel n’est évidemment pas là. Jean-Philippe Toussaint, un écrivain pour qui le style et le plaisir d’écrire (et donc le plaisir du lecteur) comptent sans doute plus que l’intrigue, ce qui n’est pas fait pour déplaire au modeste auteur de ces humbles lignes.
Entre récit de voyage (ce que Pitol nie), essai et roman, Le Voyage (ouvrage dédié au merveilleux Alvaro Mutis) est l’histoire d’un diplomate mexicain qui, en mai 1986, quitte Prague pour se rendre en Géorgie où il est invité pour y rencontrer les écrivains nationaux. Mais à Moscou (où la Glasnost semble s’enliser quelque peu), on le balade et le retient pour l’empêcher d’aller rencontrer ses pairs géorgiens (le diplomate est aussi écrivain). Et le texte s’échappe donc vers une balade érudite dans les arts et la culture russes, où l’on croise les plus grands écrivains russes (Gogol, Pouchkine, Tsvetaïeva, Tchekhov…), mais aussi les artistes des périodes que couvrent les chapitres du livre, jusqu’au moment bien sûr où les portes de la Géorgie finissent par s’ouvrir, et où le texte se transforme en ode aux excentriques de tout poil. Un livre que les amateurs de la grande littérature russe ou/et de l’écrivain mexicain liront sans doute avec bonheur. Ce qui fut le cas de l’humble auteur de ces modestes lignes.
Janina Doucheyko, le personnage principal de ce roman de Tokarczuk, est une vieille femme qui vit isolée l’hiver (en s’occupant de maintenir en état les maisons de ses voisins redescendus à la ville) entre deux voisins, hommes dissemblables, celui qu’elle surnomme Grand Pied, un chasseur assez antipathique, et Matoga, un introverti qui communique le moins possible, jusqu’au soir où il vient chercher sa voisine pour s’occuper du corps de Grand Pied qu’il a trouvé mort chez lui. Janina est une drôle de bonne femme, ingénieure à la retraite, passionnée d’astrologie et de William Blake qu’elle traduit avec le jeune Dyzio, un de ses rares amis (le titre du roman est d’ailleurs emprunté à l’un de ses poèmes) , écologiste et végétarienne, en colère contre les chasseurs, capable de harceler les flics (en vain) pour qu’ils sévissent contre les braconniers et les chasseurs qui ne respectent pas les périodes d’interdiction de la chasse. Bref, elle est considérée par beaucoup comme la vieille toquée du hameau, une originale plutôt cinglée et un rien obsessionnelle qu’il vaut mieux éviter. Un personnage plutôt sympathique pour le lecteur, qui la suit dans ses théories étranges et ses supputations en tous genres avec un bonheur certain.
Après la mort de Grand Pied, une série de morts suspectes d’hommes du coin (tous du milieu des chasseurs) va intéresser notre astrologue et traductrice, qui développe bien sûr une théorie loufoque sur cette énigme policière (le bouquin n’est en rien un polar, il a plutôt tout d’un conte écologique qui se penche sur le rapport des hommes à la nature et aux animaux) : ce sont les animaux qui se vengent des hommes en les tuant. Ni plus ni moins. Et ce n’est sans doute pas fait pour déplaire à Janina qui a justement une théorie sur les hommes et leur « autisme testostéronien ».
Bref, ce livre fantaisiste se lit avec plaisir, plutôt rapidement (ce n’est pas un pavé) et on y retrouve avec plaisir le sens de l’humour décapant de l’auteure polonaise dont l’oeuvre, nous semble-t-il, vaut d’être découverte.
Un titre, et pas n’importe lequel (Palais mental, un beau titre, bien trouvé, pas simple de trouver un titre…) ; un choix d’éditeur osé, radical pour la couverture et la quatrième, le livre est un parallélépipède rectangle noir sur noir (nom d’auteur et titre en noir sur fond noir, texte de quatrième en noir sur fond noir, tranche du livre noire), tout ça on ne peut mieux adapté au fond du roman, faux roman noir, histoire qui se passe dans une pièce ou s’il ne fait pas complètement noir, l’espace est obscur, et il s’y trouve un macchabée (tiens donc !…) autour duquel tournent un détective (faux détective ?) et son assistant (vrai nigaud ?), choix d’éditeur radical, donc, pas de pagination (le marque-pages est de rigueur et on ne peut pas garder dans un petit carnet en moleskine noire une note renvoyant à un numéro de page en l’absence de numéros de pages, c’est très drôle). Roman radical que ce Palais mental, où l’on est plongé de la première à la dernière page dans le flux de conscience du détective, dont on se dirait assez facilement qu’il à lu L’Idiot de Dostoïevski et/ou L’Idiotie de Jean-Yves Jouannais. Dans la liste des personnages, à part le cadavre (est-il bien tout à fait mort, au fait ?), le détective, son assistant, il y a aussi un brigadier, qui se nomme Gutiérrez (là, on se dit que l’histoire pourrait bien se passer en Argentine, Contré est traducteur de l’Argentin vers le Français et passionné de littérature sud-américaine, un bon garçon en somme) et qui ne sert pas, pour tout dire, à grand-chose dans l’intrigue (mais y a-t-il une intrigue ?) sinon à empêcher qu’entrent des inconnus pendant que le détective et son assistant travaillent. Pour tout dire, il m’a fallu deux essais manqués pour lire ensuite le livre d’une traite ou deux lors du troisième essai (j’étais fatigué lors des deux premières tentatives, la faute à un travail parfois abrutissant). Pour tout dire, une fois plongé dans la pensée « débile » et drôlatique du détective, je me suis dit « Tiens, on croirait un peu le Gombrowicz de Cosmos (une sacrée bonne ref, pour tout dire) et même Gombrowicz tout court ». Pour tout dire, les élucubrations du détective sont réjouissantes : »Il se demanda si l’assassin était sorti par la porte ou la fenêtre. il ne sut dire, il y avait trop d’options, c’est-à-dire qu’il n’y en avait aucune car elles étaient toutes également valides. Les rôles bien établis des portes et des fenêtres dans le monde devenait confus, il ne savait plus à quoi servait l’une et à quoi servait l’autre, si les deux n’avaient pas éventuellement la même fonction ou n’en avaient aucune, comme si elles n’étaient que des ornements. Ce qui provoqua l’irruption d’une troisième question. » Car l’humour absurde n’est pas la moindre des qualités de l’auteur et de son livre. Et la logique du questionnement sans fin d’un détective face à l’énigme du corps du macchabée se poursuit durant tout le texte, un texte bloc, sans dialogues et sans paragraphes, en passant par l’impression fugace que son assistant à découvert quelque chose d’essentiel à la compréhension de ce crime sans mobile apparent et sans explication (peut-être des tâches sur le mur, voire des empreintes digitales…), et la logique idiote du flux de conscience finit par s’enrayer, il y a des briques sur lesquelles notre détective trébuche, et la fin du texte se précipite sur le lecteur et, pour tout dire, je me suis dit « Tiens, voilà qui me fait penser au meilleur Beckett de L’Innommable (une sacrée bonne ref, pour tout dire) et même à Beckett tout court (celui des romans d’avant les plaquettes « foirades » de la fin). Pour tout dire, ce roman que je vous invite à acheter en le commandant aux Editions MF (que vous trouverez bien sûr sur Internet) et à lire, un beau petit livre (une centaine de pages pas plus, mais je ne les ai pas comptées), est un sacré bon bouquin pour qui aime la littérature pour la littérature, les textes drôles, impertinents, radicaux, pas mainstream en somme, bref, vous pouvez y aller. J’ai déjà fait lire ce roman à deux amis à qui je l’ai recommandé, parce que les auteurs qu’on découvre vous donnent parfois ce genre d’envie, et je ne vois pas pourquoi je m’arrêterais en si bon chemin, un bon roman français d’un jeune auteur inconnu, c’est quand même pas monnaie courante, et ça change agréablement des mauvais romans français d’auteurs trop connus, ou moins connus, voire inconnus. Lisez Palais mental de Guillaume Contré, vous m’en direz des nouvelles !… en attendant le second volume de ce qui sera une trilogie.
La cour d’une pension de port-au-Prince… trois hommes, que le quatrième, un tout jeune homme, appelait les aînés : l’Etranger, l’Historien et Raoul. Le tout jeune homme a vieilli, il a cinquante ans, est devenu l’écrivain (surnom par lequel les aînés l’appelaient) qu’il voulait être. Amoureux, il écrit pour une femme, à une femme qui n’apparaît pas dans le livre en tant que personnage actif. Quand il faudrait lui parler d’amour, il semble qu’il ait oublié, qu’il n’en soit plus capable peut-être… Aussi lui raconte-t-il ce passé lointain et ces trois hommes (à chacun sa partie, mais tous sont présents en même temps dans chaque partie). « Avec les Aînés, nous nous étions faits à cette vie ordinaire. Le matin, j’allais donner mes cours au collège. J’enseignais, pour gagner ma vie, une langue que je n’aimais pas et que je connaissais mal. Mais j’attendais la nuit pour me chercher une destinée et une définition. Chaque nuit, dans ma chambre, je traquais le poème. »
La femme inconnue croisée dans un colloque lui rappelle sans doute sa jeunesse et un échec amoureux de cette époque. C’est donc à elle qu’il s’adresse, à l’automne d’une vie, et d’une oeuvre, qui ont manqué de femmes. Et il lui parle donc des destins de ces trois hommes, parmi lesquels l’Etranger semble la figure principale. Homme de voyages, homme aux multiples aventures féminines, l’Etranger souhaite repartir, loin, avant de mourir. Il est intarissable quand il s’agit de conter ses voyages passés, ou ses amours passées. « J’admirais l’Etranger. Un tel homme ne vous laisse qu’une alternative, le détester ou l’admirer. Il avait le sens du partage. Ses femmes, nous étions quatre à les connaître. Ses bras avaient si souvent dessiné leurs formes, ses mains caressé leurs cheveux et sa bouche embrassé leurs lèvres en notre présence. Elles étaient devenues des êtres familiers. »
L’Historien, lui, est la voix du silence. D’origine bourgeoise, professeur d’université, il a tout quitté (et en particulier la femme qu’il aimait, plus que tout) pour venir s’installer là, dans la pension, sans qu’on sache pourquoi. Et l’homme n’est pas bavard. Il ne se confiera un peu que sur son lit de mort, et surtout son secret sera révélé en grande partie par une autre femme, sa « visiteuse », une prostituée qu’il a connue, qui l’a connu, sans que jamais rien ne se passe entre eux et qui va confier des choses à l’Ecrivain. Un amour trahi, la dictature, voilà il est vrai de vieilles histoires qu’un homme blessé n’a sans doute pas envie de revisiter…
Quant à Raoul, le moins « intéressant » de la bande a priori, ce n’est pas un hasard si sa partie cloture le livre. Sa destinée vaut bien qu’on la découvre, sans que le chemin soit défloré dans une chronique.
Et dans tout cela, l’écriture de Trouillot fait toujours merveille. Le thème des amours déçues (on pourrait penser à un Wong Kar-wai haïtien) semble lui être familier. Et la structure du livre, qu’on pourrait croire sans originalité, permet de découvrir peu à peu les trois (les quatre) personnages, sans que tout soit donné immédiatement, en prenant son temps, comme dans la vraie vie. Et la vérité (surprenante) sur chacun d’entre eux ne surgit qu’après un lent travail de patience et de lecture.
Un livre qui se mérite, un petit bijou, une pure splendeur.
Et voilà l’auteur, modeste vous l’aurez compris, de ces quelques lignes bien embêté, car les deux lecteurs (ou lectrices, nous ne savons plus) assidus de ce blog savent déjà notre sympathie pour Toussaint et nous avouons sans fausse modestie que nous ne savons que dire ni comment le dire pour défendre ce roman que bien sûr nous avons aimé et contre lequel il ne serait pas question de dire ne serait-ce qu’un seul mot. Avec La Véritésur Marie, nous en sommes donc au troisième volume d’une tétralogie (lue dans le désordre) consacrée à un personnage féminin plutôt fort, Marie Madeleine Marguerite de Montalte, envisagée par chaque roman (Faire l’amour, Fuir, La Vérité sur Marie, Nue) selon une saison (hiver, été, printemps-été et automne-hiver, ce qui est digne d’une artiste de la haute couture), un personnage qui se balade souvent à poil (un peu coquin ce Toussaint !) et dont le narrateur est un peu complètement love, même si elle lui échappe par moment (mais ils se retrouvent toujours et on se dit qu’ils surmonteront tous les obstacles et que leur amour finira bien par l’emporter). Vu comme ça, vous allez penser que nous exerçons immodestement notre verve ironique contre l’auteur de la susdite (et pas sudiste) tétralogie. Que nenni, foutre Dieu ! Nous aimons sincèrement ce personnage féminin, le narrateur nous plaît bien, avec son humour et sa distance ironique (qui est, en vérité, l’apanage de Jean-Philippe Toussaint, puisqu’on les retrouve dans des romans qui n’ont rien à voir avec la tétralogie de Marie, La Télévision, par exemple, dont nous vous parlerons dans quelque temps). Puisque nous voilà emberlificoté dans une chronique qui se veut amicale et semble déraper, faisons donc appel à un professionnel de la critique, nous avons cité Bernard Pivot, qui écrit ceci : « Marie est d’humeur aussi imprévisible qu’un pur-sang. » Oh, le putain de cliché sexiste ! Mais passons… L’écriture de Toussaint est de plus en plus fine et subtile. Sa phrase devient de plus en plus souvent longue, et avec élégance (et il ne crache pas sur les adjectifs, n’en déplaise aux pisse-froids de l’écriture objective). Et puis, en vieillissant, il se permet des morceaux de bravoure pas piqués des hannetons, nous en voulons pour preuve ce passage de 54 pages pendant lequel il décrit l’embarquement d’un cheval de course dans la soute d’un Boeing cargo de la Lufthansa. Le passage, haletant, se termine sur un événement totalement impossible : le cheval vomit, ce que Toussaint ne se prive pas de signaler comme antinaturel (les chevaux ne vomissent pas, tout le monde sait ça). Nous invitons donc un ami, Bernard Pivot toujours, à venir à la rescousse : « Epique et jouissif. C’est de l’Alexandre Dumas revisité par le Nouveau Roman. C’est du Flaubert qui narrerait un grave incident dans la zone du fret de Narita. » Quand il écrit pour Le Journal du Dimanche, Bernard s’emballe un peu et écrit même des conneries, car à notre connaissance Toussaint n’appartient pas au Nouveau Roman, même s’il écrit pour la même maison d’édition que Robbe-Grillet. Passons… Dans ce volume, il est en tout cas question de chevaux, puisqu’après le passage dont il a été vaguement question ci-dessus et qui mérite à lui seul qu’on lise le roman, l’histoire se termine sur un incendie qui met en danger les chevaux du père de Marie (décédé, il nous semble, alors que cette mort est narrée dans Nue, le dernier livre de la tétralogie). Bref, nous ne nous sommes pas sortis avec les honneurs de cet éloge du roman, de cet exercice malheureux d’amour de la tétralogie de Toussaint, nous vous demandons donc de tout simplement nous croire sur parole quand nous vous disons que La Vérité sur Marie est un sacré bon bouquin et qu’il faut lire Toussaint, ce que nous avons déjà écrit ici et que nous répéterons incessamment sous peu.
L’auteur, modeste il va sans dire, de ces quelques lignes poursuit son exploration (bien souvent involontaire) du catalogue des Editions de Minuit (après Claire Baglin et Tanguy Viel, cet été, voilà Jean Echenoz, que nous ne connaissions que de nom). Au hasard d’une vente de charité des dames patronesses (et de leurs époux) de l’église protestante de la ville de Nîmes, l’auteur modeste de ces lignes est tombé sur Un An, de Jean Echenoz, donc, qu’il a obtenu pour la modique somme de 2 euros, raison pour laquelle il l’a acheté, plus que par intérêt pour oeuvre d’un écrivain qu’il na pas cherché à lire jusqu’à ce jour. Deuxième raison à cet achat (pas vraiment compulsif), le nombre de pages, plus que modeste, du livre : 111, moins 6, puisque le bouquin commence à la page 7. Le risque à courir n’étant pas très grand, nous voilà embarqué dans l’histoire de Victoire, la bien mal nommée, jeune femme plutôt jolie qui se réveille un beau matin auprès de son ami Félix, qui lui ne se réveille pas et à juste raison puisqu’il est mort. Voilà un début de roman qui commence sur les chapeaux de roues, la jeune et jolie jeune femme, prise de panique, passe à la banque, retire une somme d’argent assez rondelette (40 000 francs si ma mémoire est bonne) et prend un train, le premier qu’elle trouve, pour Bordeaux, puis un autre, pour le Sud-Ouest, St-Jean de Luz (si j’ai bonne mémoire). Elle loue une villa au Pays basque, etc… jusqu’à tomber, après moult rebondissements, dans une forme de déchéance clochardesque et de revenir, après un an de cavale à Paris, avec une chute (car c’est un roman à chute, tout ce que le modeste auteur de ces lignes déteste) qui éclaire le lecteur sur ce qu’il vient de lire, sans doute un livre prétexte où il s’agit d’écrire avant tout. Et on peut dire, sans peur de se contredire, que Jean Echenoz sait écrire. Son style est maîtrisé, élégant, parfois presque alambiqué, il y aurait presque du maniérisme et du trop c’est trop dans sa façon de faire, tout cela pour un sujet, un personnage (Victoire) qui nous laisse indifférent (le modeste auteur de ces lignes parle de lui à la première personne du pluriel, ce qui peut laisser penser qu’il est à plusieurs dans sa tête, en tout cas qu’il n’est pas tout seul). Bref, Un an (un titre bien nul sans vouloir être désobligeant) nous semble être un roman pour rien, un truc que l’écrivain s’est autorisé (et il a bien raison si cela l’amuse) et dont, pour notre part, nous nous sommes autorisé la lecture, en le regrettant une fois l’exercice achevé. Pour montrer notre magnanimité, nous laisserons (presque) le dernier mot à l’avocat de la défense, Pierre Lepape (journaliste littéraire au journal Le Monde, mais qui ne le connaît pas ? Ah, vous ? Bon, d’accord, alors les présentations sont faites…) : « Un An, dans sa simplicité linéaire, immédiate, met en valeur la poétique d’Echenoz. Celle-ci repose sur le combat perpétuel que se livrent une réalité mystérieuse et dont le sens fuit sans cesse – le monde, les objets, les personnes, les formes, les sons, les paroles, l’espace, le temps – et les mots pour la dire le plus exactement possible. » Une phrase comme nous les aimons, une phrase de critique littéraire, creuse à souhait (sans vouloir être désobligeant), et qui ne nous semble pas apporter grand-chose au roman et à sa défense, qui même pourrait passer pour une antiphrase désireuse de faire du dégât, puisqu’elle étend son analyse à toute l’oeuvre d’Echenoz. Bref, en un mot comme en cent, Un An restera le roman que nous aurons lu de Jean Echenoz (un écrivain français qui a ses défenseurs et même ses admirateurs), avant de décider à la façon d’un dictateur énervé que nous ne lirons plus jamais rien de lui et qu’il rejoindra donc au rang des victimes collatérales d’un été de lectures éclectiques Paul Auster et Tanguy Viel. Exit !
L’idée est, disons-le tout net, assez bonne : écrire, pour un auteur français, un roman américain. C’est donc le projet énoncé dès les premières lignes du roman, non par l’auteur, mais par le narrateur de La Disparition de Jim Sullivan. « Récemment, comme je faisais le point sur les livres que j’avais lus ces dernières années, j’ai remarqué qu’il y avait désormais dans ma bibliothèque plus de romans américains que de romans français. pendant longtemps pourtant, j’ai plutôt lu de la littérature française. pendant longtemps, j’ai moi-même écrit des livres qui se passaient en France, avec des histoires françaises et des personnages français. Mais ces dernières années, c’est vrai, j’ai fini par me dire que j’étais arrivé au bout de quelque chose, qu’après tout, mes histoires, elles auraient aussi leur place ailleurs, par exemple, en Amérique, par exemple dans une cabane au bord d’un grand lac ou bien dans un motel sur l’autoroute 75, n’importe où pourvu que quelque chose se mette à bouger. » L’incipit est assez savoureux, le projet du narrateur est on ne peut plus clair, sauf que derrière le narrateur se cache un auteur qui lui écrit un bouquin bien français dans lequel le narrateur dit à son lecteur ce qu’il a écrit, selon une manière très américaine, mais comme le making-of français de ce roman américain. L’idée est bonne, donc, le livre se lit bien, mais on en sort en se disant qu’on n’a pas lu un roman inoubliable et que, s’il s’est passé quelque chose pour le narrateur du bouquin de Tanguy Viel, il ne s’est pas passé grand-chose pour le lecteur de ce livre qui est souvent présenté par les inconditionnels du romancier brestois comme son meilleur roman. Cela ne donne pas envie au modeste auteur de ces quelques lignes de compte rendu écrit à la va-vite, à la va-comme-je-te-pousse, et cela va sans dire, de lire quoi que ce soit de plus de Tanguy Viel, qui rejoint Paul Auster parmi les victimes collatérales d’un été de lectures éclectiques.
Premier roman de l’écrivain américain, auteur du très bon Luna park, Moins que zéro est un texte qui se lit vite, un texte assez réussi sur le néant de la vie d’une jeune fils à papa de la Côte ouest (il vit bien sûr à LA), qui tourne à la coke, aux pétards et à l’alcool comme la majorité de ses amis, ne fait rien de sa vie en attendant la fête suivante, poursuit des études qui ne sont sans doute pas d’une importance capitale à ses yeux, sort avec une fille qu’il ne sait pas aimer sans savoir la quitter, la trompe parfois comme in snifferait un rail de coke ou irait au cinéma, c’est-à-dire sans savoir pourquoi, mène donc une vie superficielle en attendant sans chercher à provoquer l’occasion qu’il se passe enfin quelque chose de déterminant. Le style choisi par l’auteur pour narrer les quelques mois de vacances que Clay passe chez sa mère à LA en attendant de trouver un sens à une vie qui n’en a pas est à la hauteur du sujet du livre, plat et sans fioriture, factuel et sans émotion ou presque (peut-être pas impersonnel pour autant) bien adapté à ce que raconte le livre. Portrait sans concession d’une Amérique où les privilégiés sont aussi des paumés, d’une bourgeoisie en perdition et d’une société où la violence est banalisée, Moins que Zéro est un roman réussi, dont la fin est glaçante mais dont le sujet ne concernera sans doute pas les lecteurs qui se foutent bien du grand pays que tous les imbéciles regardent comme le centre du monde. Madame Figaro (le magazine), si on en croit la quatrième de couverture, voyait en Bret Easton Ellis « l’écrivain américain le plus doué de sa génération », on a sans doute vu meilleure recommandation dans le monde littéraire…
Découverte du printemps, Lyonel Trouillot est un auteur haïtien né à Port-au-Prince dont les lecteurs assidus ou non de ce blog n’ont sans doute pas fini d’entendre parler, tant son écriture est belle et ses romans dignes du plus grand intérêt. Ne m’appelle pas Capitaine, publié en 2018, est un roman influencé par la poésie (en exergue du livre, trois citations de poètes) et dont l’écriture est d’une beauté qui semble coller aux basques du style de Trouillot (mais nous y reviendrons bientôt avec d’autres comptes rendus de ses livres). Ce Capitaine, c’est un vieux bonhomme qui vit dans un quartier défavorisé de Port-au-Prince (le Morne dédé), à l’écart du monde, un type qu’on peut imaginer un tant soit peu aigri, misanthrope et revenu de tout. Un jour, une jeune femme, qui s’appelle Aude et fait des études de journalisme, le sollicite pour une série de rencontres pendant lesquelles le vieux serait censé lui parler de ce quartier sur lequel elle souhaite faire un article de fond, une sorte de mémoire de fin d’études où elle se doit d’aller vers la différence. En effet, Aude est une petite bourgeoise, et la Capitaine n’aime ni les bourgeois ni les journalistes, ça tombe plutôt mal. Pourtant, entre ces deux êtres que tout oppose va naître une vraie relation, qui va faire grandir la gamine et l’ouvrir à l’altérité, et qui va redonner un semblant de vie à un vieux schnok qui ne parle plus à quiconque et qui va se rappeler ses années passées où il était un grand maître d’arts martiaux dont la présence dans le quartier du Morne Dédé a sans doute été d’une importance capitale pour des jeunes gens en perdition. La petite bourgeoise superficielle et à la conscience politique inexistante, parce que dans le monde d’où elle vient, il faut avoir la peau de la bonne couleur et un porte-feuilles familial bien garni, que les autres ne comptent pas et que seul compte l’entre-soi, va donc s’ouvrir à la différence et apprendre beaucoup du vieil homme qui finira par aimer cette jeune femme qu’il rejette tout d’abord, comme il a su aimer par le passé les jeunes gens qu’il a pris sous son aile protectrice. Très beau roman, à lire sans la moindre hésitation quand on aime les rencontres improbables et les textes engagés sans lourdeur.
Monsieur Paul Auster, Le roman que vous nous avez soumis, intitulé Seul dans le Noir, nous a en un premier temps intéressé de par sa thématique principale (les mondes parallèles), puis nous est tombé des mains (au sens figuré bien sûr, car nous lisons les romans qui nous sont soumis de la première à la dernière ligne), à un point tel que nous ne saurions dire. Votre histoire de critique littéraire (contraint à l’immobilité par un accident de voiture) qui crée la nuit, dans sa chambre, un autre monde, une autre Amérique, en guerre, mais pas contre l’Irak (guerre civile), dans laquelle le 11 septembre n’a pas eu lieu, y ajoute un personnage de la vraie Amérique, celle que nous connaissons trop bien, celle qui existe, hélas, et qui va se trouver propulsé dans l’Amérique parallèle, l’imagination débordante de ce August Brill est décidément redoutable, pour mettre un terme de façon héroïque à cette guerre (seulement, ce gars-là n’est pas un héros, seulement un clown marié à une jeune femme sud-américaine et qui n’aspire à aucun grand destin), bref votre histoire de type dont l’imagination fertile est assez puissante pour créer un monde nous a bien plu, sauf qu’hélas vous finissez par vous débarrasser de façon pour le moins cavalière de votre monde parallèle, du pauvre clown qui se refuse à sauver son pays, pour finir votre bouquin en nous contant la vie intime d’August Brill, qu’il raconte à sa petite-fille Katya, qui ne se remet pas de la mort en Irak, dans des conditions immondes, de son ex-petit ami, qu’elle a plaqué avant son départ. Monsieur Auster, trop c’est trop. En voulant faire l’intéressant pour donner une dimension plus profonde à votre roman, vous l’avez tout simplement massacré et rendu inintéressant. Il est donc désormais inutile de soumettre à notre lecture l’un de vos autres romans (nous ne sommes pas sans savoir que vous écrivez beaucoup), nous ne l’ouvririons pas. Vous n’êtes pas le seul romancier de cette planète, vous le savez ? Pour finir, Pierre Bayard, qui a consacré un fort intéressant ouvrage aux mondes parallèles dans la fiction (Il existe d’autres mondes, que nous vous conseillons de parcourir), n’y parle pas de votre roman (pas une seule ligne, pas un mot). Cela aurait sans nul doute dû nous mettre la puce à l’oreille. Pas de suite au prochain épisode, nous le craignons. Enfin, un conseil : quand vous vous attaquez à un genre (que d’autres appelleraient peut-être sous-genre) littéraire proche de la Science Fiction, demandez-vous si vous aimez vraiment ce type de littérature et n’hésitez pas à lire quelques auteurs comme Philip K. Dick pour vous en inspirer.
Premier roman d’une jeune auteure qui puise son inspiration fictionnelle dans le quotidien, En Salle traite de deux sujets en parallèle, l’enfance et la prime jeunesse d’une narratrice issue d’une classe sociale qu’on dira populaire, et donc de sa vie mais aussi de la culture (au sens large) de sa famille, et son travail dans une enseigne de restauration rapide (au moment où elle écrit son témoignage). En deux mots plutôt qu’en cent : fuyez ce bouquin, vous économiserez 16 balles (un argument en ces temps d’inflation, non ?).
La vie de Saint Syméon contée par un scribe qui commence par raconter sa propre jeunesse, l’appel qui va le mener à la foi et l’engagement religieux (au point de devenir évèque), l’éloignant ainsi très tôt de l’amour qu’il éprouve pour Marya, dont la couleur des yeux ne lui importera « désormais pas davantage que le nombre d’écailles du lézard » pour le faire entrer dans le monastère de Téléda, au grand dam de ses parents, de religion copte, qui l’auraient plutôt vu berger. Deux petits chapitres, et puis le véritable projet du livre qu’écrit ce drôle de scribe est enfin révélé : « entreprendre cette vie de Syméon ».
Après La Fonte des glaces, roman léger et plein de fantaisie, qu’on aurait pu croire écrit pour le cinéma ou la télévision tant son ton tient de la comédie, Joël Baqué s’est donc attaché à un thème austère et plus ambitieux, la vie d’un « modèle pour qui cherche Dieu dans la souffrance » (Syméon est le premier stylite, il a vécu au IVe siècle en Syrie). Le personnage principal du roman passe donc la majeure partie de sa vie au sommet d’une colonne (après s’être fait emmurer, puis attacher à un rocher) où il prie Dieu, et il y meurt, pour finir. Il s’agit d’un saint chrétien, qui choisit de mortifier son corps pour clamer au monde son détachement de la vie et son amour du Dieu tout puissant. Autant le dire de suite, si ce roman semble sur la fin tirer à la ligne, le style du poète et romancier niçois est tout à fait à la hauteur de son sujet et on se dit en finissant l’ouvrage, mais aussi pendant sa lecture, qu’on a affaire à un véritable écrivain, dont la progression est spectaculaire.
Théodoret de Cyr, le narrateur de ce roman, nous conte également sa propre vie : il a connu Syméon au temps de sa jeunesse, lors de son arrivée au monastère. Syméon en sera finalement exclu pour péché d’orgueil, ses pratiques religieuses étant vite considérées comme impies. Face à pareille concurrence, le jeune Théodoret choisit une voie plus orthodoxe et devient moine copiste, puis s’élève dans la hiérarchie chrétienne. Le narrateur s’interroge, lui qui admire le saint, mais ne peut s’empêcher de voir dans l’austérité de son ascèse une pratique extrême qui va à l’encontre de la modestie des vrais croyants. Il ne s’agit donc pas d’une hagiographie, vous l’aurez compris. Mais le narrateur ne peut s’empêcher non plus d’admirer celui dont il écrit la Vie, tout en faisant le constat que jamais il n’aurait pu l’imiter. Du saint, il dit : « Toujours, il me précèderait ». Mais, après avoir essayé vainement de l’imiter, après avoir fait le constat que sa foi à lui est sans doute moins puissante, il prend ses distances avec ce modèle qu’on dirait aujourd’hui radicalisé. Il choisit les mots, est tout d’abord copiste (il copie des Vies de saints, bien sûr), avant d’écrire par lui-même. Les deux personnages sont donc deux hommes que presque tout oppose : l’un a fait la démonstration spectaculaire de son mépris de la chair et de la vie, l’autre n’a pas renoncé à tous les plaisirs et l’attrait qu’ont exercé sur lui les mots n’est pas le moindre de ces plaisirs.
La dernière étape après la lecture de ce roman consisterait sans doute pour le lecteur désireux d’aller au bout d’une démarche de connaissance à lire le texte de Théodoret, pas le narrateur du livre de Baqué, mais l’auteur véritable d’une Vie de Syméon que le vrai Théodoret (vous me suivez ?) a consacré au premier des stylites (le vrai Syméon). Suite au prochain épisode ?…
Entretiens inédits filmés en 2001, puis transposés pour l’édition de ce livre, le dialogue entre l’écrivain et l’essayiste et biographe est d’un intérêt incontestable pour l’amateur du nouveau roman qui connaît encore mal l’oeuvre de Robbe-Grillet, et en particulier ses films, mais aussi sa vie. Car les dialogues commencent par l’enfance et la jeunesse du maître du nouveau roman, ses parents d’extrême-droite (eh oui !). Peeters est un admirateur de l’écrivain, il lui a consacré une biographie, connaît son oeuvre parfaitement et a su s’effacer habilement pour permettre à son interlocuteur de s’exprimer librement. Il est vrai que les deux hommes se connaissent depuis longtemps. Peeters, tout jeune homme, a envoyé ses premiers textes à Robbe-Grillet, celui-ci l’a rencontré et même, à l’occasion, recherché. Il résulte de cette relation de sympathie que le « vieil » écrivain accepte en 2001 de se confier à son « jeune admirateur ». Il semble, à en croire Peeters, qu’interviewer Robbe-Grillet n’est pas chose simple : « Il était clair qu’il voulait être le maître du jeu, comme il l’avait toujours été. Le problème qui se posait à moi était donc de le déstabiliser de temps en temps sans trop l’agacer… »
Le livre s’ouvre sur le fameux « J’aime, je n’aime pas » de Robbe-Grillet. « Je n’aime pas penser à ce que je n’aime pas », écrit-il sans pourtant s’y refuser totalement, mais en finissant son texte par bien plus de choses qu’il aime pour conclure par « J’aime bien agacer les gens, mais j’aime pas qu’on m’emmerde ». Les choses sont dites, et elles sont claires. A bon entendeur salut ! Le texte n’est pas écrit à la demande de Peeters, il l’a été en 1980, à la demande de France Culture. On ne sait pas pourquoi il figure ici, mais c’est bien de pouvoir le relire.
Après quoi, une cinquantaine de pages sont consacrées aux jeunes années de l’écrivain. Puis, c’est son oeuvre littéraire qui est revue par les deux hommes, en faisant un détour par la figure de l’éditeur Jérôme Lindon, puis un autre par les deux écrivains du XIXe siècle Balzac et Stendhal (la théorie du nouveau roman de Robbe-Grillet s’est appuyée sur une analyse critique (très critique) du roman balzacien) : « C’est Eugénie Grandet et Le Père Goriot ! Bon. Ils sont d’époque, très bien. Qu’ils restent à leur époque. Mais Eugénie Grandet, je n’étais pas le premier, quand même, à le condamner. » et, plus loin, « Cette condamnation de ce Balzac-là, elle avait eu lieu sous la plume de Sartre lui-même, qui est un littéraire, sorti de l’Ecole normale supérieure, etc. » et enfin : « Je n’ai donc pas une passion considérable pour Stendhal, pas du tout comparable à celle que j’ai pour Flaubert, mais il y a dans son oeuvre de très longs passages de ce type-là, beaucoup plus modernes que chez Balzac, alors qu’ils sont à peu près contemporains… »
Les entretiens se terminent sur l’étude des films de Robbe-Grillet, dont Peeters parle comme d’un nouveau cinéma, qui donnent incontestablement envie au Béotien en matière de cinéma Grilletien de les découvrir. Un petit livre d’entretien indispensable pour les curieux d’un auteur trop souvent décrié par méconnaissance et conformisme tout autant que pour les passionnés de l’auteur du nouveau roman et cinéaste qui n’auraient pas vu les deux DVD tournés en 2001. Soyez curieux !
Auteur inconnu, bibliographie à découvrir (?), Gallimard va chercher au Japon un écrivain de la première moitié du XXe siècle que les lecteurs lambda comme celui qui écrit cette humble chronique ne peuvent pas connaître. Le titre est osé, violent. L’homme, l’écrivain est né en 1909. Il s’est suicidé en 1948 et n’aura jamais 40 ans. Est-ce une autobiographie ? Il semble que non, mais va savoir… Il a publié très peu. Une très bonne nouvelle, semble-t-il, intitulée La femme de Villon (ce qui nous le rend sympathique). Deux romans importants : Le Disqualifié et Soleil couchant.
La préface sent bon son XIXe siècle : une voix nous parle du narrateur du texte qui va suivre, un texte en trois carnets. De trois photographies qu’il a vues de lui. La première, une photo d’enfance, la deuxième, une photo d’étudiant, la troisième une photo sur laquelle il semble impossible de donner un âge à cet homme. Dans tous les cas, il s’agit d’un homme singulier, inclassable et différent.
Puis commence le texte. Les 70 premières pages sont un peu ennuyeuses, pourquoi le cacher. Trop de psychologie, le narrateur raconte son enfance. Il est très vite devenu un « bouffon », mot qui pour se qualifier reviendra sous sa plume pendant tout le livre. Alors pourquoi se contenter de le répéter et ne pas en donner plus d’exemples concrets qui feraient vivre le bouffon plutôt que le traiter de bouffon ? Dire le bouffon, ne pas dire « je suis un bouffon » ou « j’étais un bouffon »… Fais donc vivre ton bouffon ! L’homme enfant est un beau paradoxe, bouffon en apparence, triste comme un clown triste à l’intérieur. OK, tout va bien, il y en a d’autres. Non, Osamu, t’es pas tout seul !
Puis à partir de la page 70, même si les défauts signalés précédemment ne disparaissent pas, le roman (car je le lis comme tel) devient plus intéressant, le bouffon entre dans sa phase de déchéance d’un homme, il manque son suicide avec une maîtresse qui ne rate pas le sien, il devient un délinquant que la justice traite comme un homme qui mérite une tutelle, il est rejeté par sa famille qui ne l’abandonne pas complètement puisqu’elle lui fait parvenir de l’argent, il est pris en charge par un ami de la famille qui le loge et lui fait la morale, il ne travaille pas ni ne fait des études, puis il rencontre une femme, boit du saké, trop de saké, ne trouve pas sa place. Car notre narrateur, ce bon enfant, bouffon de surcroît, qui aurait boulu être un artiste, mais ne s’en trouve pas le talent, est sans doute trop beau pour ce monde. Triste, mais plein d’humour dans son récit, il ne fait que décrire les 27 premières années d’une vie qui ne trouve pas de sens. Etrange livre, dont on ne dira pas qu’il doit être absolument découvert, mais peut-être les curieux de littérature japonaise auront-ils le désir de connaître l’œuvre de Dazai, tout ou partie, à eux de voir
Une artiste corporelle et un cinéaste plus âgé qu’elle prennent leur petit-déjeuner dans la cuisine de leur maison : entre Marguerite Duras et le nouveau roman, lorgnant peut-être vers l’objectivisme américain, ce premier chapitre ne déchaîne pas la passion du lecteur. Extrait : « Le thé n’avait pas de miel dedans. Elle avait laissé le pot de miel près du fourneau. / Il chercha des yeux un cendrier. / Elle poursuivait une conversation avec un médecin dans un article. / Il y avait trois kilomètres de gravier avant d’arriver à la route goudronnée qui menait au bourg. / Elle prit la figue sur son assiette à lui et enfonça un doigt dedans pour chercher de la chair en raclant l’intérieur de la peau. » Passons…
Le deuxième chapitre est la nécrologie de Rey Robles (mais ce n’est pas le deuxième chapitre), le mari de Lauren, qui s’est suicidé dans l’appartement de sa première femme. Changement de style. Ici, évidemment, il s’agit d’un style journalistique. Extrait : « Ses films suivants ont été des échecs commerciaux, largement ignorés par la critique. Les proches de M. Robles attribuent son déclin à l’alcoolisme et à la dépression intermittente. (…) Sa veuve Lauren Hartke, praticienne du body art, était sa troisième épouse. » Guère plus excitant que le premier chapitre. Next…
Deuxième chapitre, retour au style impersonnel et froid du début du livre, mais cette fois Lauren fait le ménage (il semble que Don Delillo ait envie de décrire de façon objectiviste, donc au plus proche d’une activité sans intérêt, l’action qui consiste à vaporiser des produits chimiques sur le carrelage d’une salle de bain. Puis il est question de « l’autobiographie à la con » de Rey. Le deuil est vaguement évoqué au passage (« Elle aurait voulu disparaître dans la fumée de Rey, être morte, être lui, et elle déchira le papier sulfurisé le long du bord dentelé du paquet et tendit la main pour prendre le carton de chapelure. » – traduction : cette femme peut vivre son deuil tout en se livrant à une activité de cuisine, pourtant elle a plus ou moins le sentiment d’être décorporée et déjà demain), mais on revient au quotidien le plus banal : Lauren se fait à manger. Puis, à la fin du chapitre, après avoir entendu des bruits dans la maison, elle découvre un petit homme frèle, mi-homme mi-enfant dans une chambre de l’étage. Palpitant !
Lauren est zen, ce petit homme incomplet qui squatte la maison qu’elle loue jusqu’au terme du contrat de six mois comme Rey et elle en ont décidé ne la fait pas flipper. Il est en caleçon et en T-shirt. Il parle bizarre, il a des phrases tout à fait complètement insensées : »Les arbres sont une partie. », ou « Je sais combien. Je sais combien cette maison. Seule près de la mer. » Le Horla de Maupassant à côté de ce M. Tuttle (le nom qu’elle lui donne, en souvenir d’un prof de quand elle était jeune), c’est du pipi de chat. Ils font connaissance. Enfin surtout elle, parce que lui il a l’air pimpin complet.
Chapitre quatre : elle essaie de le faire parler, elle cohabite avec lui, à certains moments il n’est pas auprès d’elle. Mais il commence à parler comme Rey, parfois comme elle, et puis à dire des choses qu’elle et Rey se disaient. C’est flippant ce bouquin ! Elle ne l’emmène pas avec elle au bourg, puis elle l’emmène avec elle au bourg, elle l’enferme dans la bagnole pendant qu’elle va au supermarché. Quand elle revient il s’est fait dessus, le salopard !
Il y a encore quelques chapitres comme ça, un qui parle du spectacle de Body Art de Lauren, un article de journal, et puis M. Tuttle disparaît un beau jour. C’est peut-être le deuil qui est fini (?). Comme le dit la quatrième de couverture du bouquin, il s’agit d’une « éblouissante variation beckettienne sur le corps, sur l’art et sur la mort ». Traduction : c’est un livre très chiant, génial peut-être, mais très chiant, et donc pour le trouver génial, je crois qu’il faut être un brin dérangé.
Petit roman d’une centaine de pages, Approche est un roman d’un auteur nîmois dont on peut considérer qu’il mériterait de trouver maison d’édition à la mesure de son talent d’écriture (il a été publié par UNDR Editeur, une très petite maison nîmoise tout ce qu’il y a de plus confidentielle). Auteur d’un second roman, La Geste du potager, honoré par un prix Auguste 2010 dont on ne trouve nulle trace sur Internet, livre actuellement introuvable, Castanier s’attaque dans Approche à un thème on ne peut plus délicat, la pédophilie. Roman malaisant, donc, à la lecture duquel on se demande s’il était bien nécessaire, après l’inoubliable Lolita de Nabokov, de s’atteler, à plus forte raison de lui chercher un éditeur. L’écriture, car il s’agit avant tout de cela, est irréprochable. Distanciée, travaillée, tenue du début à la fin, elle évoque, peut-être à cause du choix de la personne (2e personne du pluriel), le style d’un écrivain du nouveau roman. Une belle écriture, en somme, au service d’une intrigue qui rapidement plonge le lecteur dans une certaine forme de malaise. Julien, le vieil ami, d’un docteur qui fait dans la médecine sociale, refait surface après des années de silence et de distance à peine rompus par quelques appels donnés de loin en loin, et quelques lettres de circonstance (pour la naissance des filles de son frère de lait), jusqu’au jour où il s’étonne de n’avoir jamais rencontré la famille de son vieil ami. Une invitation est lancée, l’homme fait ce qu’il faut pour ne pas déplaire à la femme de son ami, se rend indispensable en proposant spontanément un prêt qui permet au docteur de s’installer à son compte en banlieue parisienne, dans une petite ville où se faire une clientèle va vite s’avérer compliqué. Peu de temps après ces retrouvailles, et d’autres rencontres, il achète une maison en face de celle de ses amis, s’installe et devient comme le cinquième membre de la famille, passant à l’improviste et, comme il est célibataire, acceptant les invitations à manger avec facilité. Le portrait psychologique du personnage est mené avec finesse, mais le lecteur comprend vite que le bonhomme est pour le moins tordu et que son inclination amoureuse le fait se tourner vers un objet interdit, la fille mineure de ses amis, avec laquelle il établit une complicité nauséeuse. Le personnage n’est guère sympathique, il s’insinue dans la vie intime de ses amis, et de leurs filles, comme s’il était un tonton proche de ses nièces. Il sympathise avec la femme de son vieux copain, et se permet à son sujet des remarques très rapidement malvenues, parce que trop intimes. Il a tout du serpent qui guette sa proie et s’en approche en prédateur, utilisant même un enregistreur pour marquer sur la bande magnétique des moments de la vie familiale ou des deux petites. Bref, on voit venir une fin désagréable, et on ne sera pas déçu, puisque le personnage principal de ce roman finit par laisser entendre à ses amis qu’il éprouve des sentiments pour quelqu’un, sans jamais préciser plus que cela la nature de cet amour, puis finit par avouer dans un avant-dernier chapitre d’une violence subtile son attachement amoureux pour la petite Andréa à son père lui-même ! La scène se termine par un malaise physique du grand malade qui rentre chez lui pour tomber mort d’un arrêt cardiaque que le docteur a bien sûr vu venir, sans rien faire pour contrer ce destin fatal. Dernier chapitre, enterrement et vente de la maison d’en face. On lit la dernière ligne du roman soulagé d’en finir avec cette lecture éprouvante et convaincu qu’Approche, malgré ses qualités stylistiques et la force de sa narration, n’est pas un roman indispensable. On se dit enfin qu’on aurait préféré lire La Geste du potager, dont le titre laisse espérer que ses personnages sont plus sympathiques et les thèmes moins tristement sordides. Next !
Des années durant, après qu’il ait obtenu le Prix Nobel de littérature et qu’on ait commencé à s’intéresser un peu à cet écrivain, Imre Kertész a clamé que son œuvre était romanesque et non pas autobiographique. Mais il avait beau dire, c’est comme si on ne l’avait pas cru et la question de l’origine autobiographique de ses romans lui était reposée sans cesse. Dans Dossier K., il accepte donc de parler de lui et de sa vie à un interlocuteur qui le connait bien, et pour cause, son éditeur et ami Zoltan Hafner. Bien sûr, Hafner se fait l’avocat du diable et semble jouer avec l’idée que les écrits de Kertész sont étroitement liés avec sa vie, que le héros d’Etre sans destin, c’est lui, comme pour pousser l’auteur dans ses retranchements et le pousser à clarifier plus encore des mises au point déjà faites. Inutile de dire que pour l’écrivain hongrois la vérité autobiographique n’existe pas et qu’il reste campé sur ses positions. « Avec ta théorie de la fiction, tu masques la vérité. Tu t’exclus de ta propre histoire. » Réponse radicale de Kertész : « En aucun cas. Seulement, ma place n’est pas dans l’histoire, mais derrière mon bureau (même si à l’époque je ne possédais rien de tel). Permets-moi de citer quelques exemples célèbres qui témoignent en ma faveur. est-ce que Guerre et Paix serait un excellent roman même si Napoléon et la campagne de Russie n’avaient pas exister ? » Non, Kertész n’est pas le personnage principal de ses textes ! Et si son expérience de vie est bien à l’origine de son inspiration fictionnelle, elle n’est qu’un matériau qu’il ne faudrait pas imaginé restitué sans modification, due aux aléas de la mémoire ou à la volonté de l’écrivain. Kertész accepte donc de se « raconter » à cet ami qui suit au plus près la chronologie de sa vie, le fait parler de son enfance et de sa famille, de son expérience des camps, de ses livres aussi. Et Hafner mène une sorte d’enquête pour faire avouer à son écrivain les passages de ses textes où il a fait des biographèmes tirés de sa vie des éléments de pure fiction. L’exercice peut paraître quelque peu formel et la démarche maniaque, mais c’était peut-être à ce prix que pouvaient être levées les ambiguïtés d’une œuvre qu’il serait facile de voir comme purement autobiographique, malgré les déclarations de son auteur. C’est l’occasion de mieux connaître la vie de Kertész, mais aussi son œuvre que l’interrogatoire serré d’Hafner permet de découvrir sous l’angle de la vérité et du mensonge. Et ainsi d’en apprendre un peu plus sur le travail de l’écrivain méconnu (jusqu’à ce que la Suède révèle son existence au reste du monde) que fut Kertész sur la mémoire dans la fiction, et sur les liens entre vérité, réalité et roman, dans lequel tout est faux, même ce qui est vrai. Un livre que Kertész non sans humour présente dans un court prologue comme « une autobiographie en bonne et due forme », mais surtout, « si on accepte la proposition de Nietzsche qui ramène les sources du genre romanesque aux Dialogues de Platon », comme un « véritable roman ». Car l’homme ne lâchait rien sur ses positions théoriques.
Les quelques lecteurs et lectrices des chroniques littéraires de ce blog connaissent l’avis de leur auteur sur la plupart des prix Goncourt qu’il a pu lire (et ils ne sont guère plus nombreux que les lectrices et lecteurs de ce blog). Et bien pour une fois, un roman récompensé par ce prix trouve grâce à mes yeux ! Il est vrai que Mbougar Sarr a placé en exergue de son texte une belle citation de Roberto Bolaño, tirée de 2666 comme il se doit. Une citation qui se finit par « la plus secrète mémoire des hommes », qui donne donc son titre au roman. Quelle plus belle façon de rendre hommage à un grand écrivain et de s’abriter sous son aile pour écrire un livre ambitieux et puissant ?
L’histoire est inspirée de la vie littéraire d’une météorite nommée « Yambo Ouologuem », auteur en 1968 d’un livre honoré par le prix Renaudot (si j’ai bonne mémoire), Le Devoir de violence, et aussitôt lynché par la critique qui a vu, après quelque temps, dans ce livre visiblement puissant un plagiat. Fin de la carrière littéraire de cet écrivain prometteur, qui a ensuite continué à écrire mais sous deux pseudonymes différents quelques romans de plus. Ou comment tuer un artiste au nom de la sacro-sainte propriété intellectuelle, comme si l’intertextualité n’était pas revendiquée par les plus grands écrivains et comme si le « plagiat » empêchait toute création (une petite pensée au passage pour l’inoubliable auteur d’un roman fabuleux, Le Bavard, chroniqué ici il y a quelque temps, et qui confessait qu’à ses débuts, il pensait qu’écrire consistait à piller les auteurs passés avant lui). Mais passons… Diégane Latyr Faye est un jeune homme qui vit à Paris et écrit un premier roman. Une femme de rencontre, écrivaine confirmée, lui parle d’un roman mythique, publié en 1938, et introuvable, Le Labyrinthe de l’inhumain, et de son auteur génial, comparé à Rimbaud, mais tombé dans les oubliettes de l’histoire littéraire sur lequel il va se livrer à une véritable enquête pour tenter de percer le secret de sa vie. Tiens, tiens, une enquête sur un écrivain mystérieux, disparu, que personne ou presque n’a vu et dont nul ne sait ce que fut sa vie ? Vous avez dit Roberto Bolaño… Mais Mbougar Sarr ne serait-il pas un vil plagieur ? Trêve de plaisanterie, pour un prix Goncourt, La plus secrète Mémoire des hommes est un roman qui embarque son lecteur dans un texte sur la littérature (vous avez dit méta-littérature ?), un texte de passionné de l’écriture, mais aussi un roman qui vous fait faire le tour du monde ou presque, un roman avec une intrigue qui tient debout (une histoire), bref le roman d’un écrivain qui aime raconter des histoires pour des lecteurs qui aiment lire des histoires (ce serait peut-être la seule critique que je pourrais lui faire, mais bref…). C’est très bien écrit, parfois trop bien écrit, Mbougar Sarr ne se lasse pas d’employer des mots rares qui réclament d’aller en chercher la définition dans un très bon dictionnaire, c’est parfois agaçant, mais Beckett, à ses débuts, y allait lui aussi de sa confiture de mots inusités, de gros mots bien rares, comme pour montrer qu’on a beau être jeune, on n’en a pas moins des lettres. Pas grave… Mbougar se laisse aussi aller à des bons mots faciles, quand il se moque d’un jeune écrivain qui « à force d’être dans l’air du temps, finira enrhumé », on se dit que l’art de la punchline a envahi la littérature et qu’on s’en passerait volontiers.
Mais ne soyons pas trop critique, La plus secrète Mémoire des hommes est pleine de défauts de notre temps, son auteur en l’écrivant a sans doute joui de ses facilités d’écriture, quitte à en abuser parfois, mais son roman n’en mérite pas moins d’être défendu. Son écrivain génial et déchu, T.C. Elimane est un fantôme de la littérature, victime du racisme d’une critique d’une autre époque, mais il existe dans le roman au point de nous passionner pour son existence si mystérieuse qu’on suit sans hésiter une seconde celui qui cherche à en percer l’énigme, jusqu’au bout d’un livre qui se lit sans perdre haleine. Bref, un excellent prix Goncourt, pour une fois décerné à deux maisons d’éditions : Philippe Rey, pour la France, et Jimsaan pour le Sénégal, sans doute peu habituées à ce type de récompenses. Pour une fois, le jury du Goncourt sera sorti de ses (mauvaises) habitudes.
Livre-monde, livre-monstre, 2666 de Roberto Bolaño est roman de quelques 1350 pages dans lequel on pénètre sans bien savoir quand on en sortira. Commencée en juillet dernier, cette lecture m’a donc mené (par le bout du nez, parfois) jusqu’au mois de décembre, sans qu’à aucun moment la lassitude pointe son nez. Il est vrai que promener pareil pavé dans son sac à main n’est pas chose aisée. Aussi la lecture se faisait-elle uniquement à la maison, le soir avant de dormir. Et j’en suis sorti plus impressionné que jamais par cet auteur chilien malheureusement décédé en 2003 ou 2004, je ne sais plus très bien, je déplore cette disparition car, pour retrouver son univers, il ne me reste plus qu’à relire les romans ou recueils de nouvelles et de poésie de ce très grand écrivain. C’est ainsi.
La première partie du texte, intitulée La Partie des critiques, n’est pas la plus forte. Elle est plutôt légère, il y est question, mais peut-on dire ce qui se passe dans un roman ?, des relations libertines (et amicales-amoureuses ?) d’une jeune universitaire anglaise avec trois de ses collègues, espagnol, français et italien. Tous sont spécialiste d’un auteur dont nul ne sait où il se cache, Benno von Archimboldi. Et nous voilà partis à sa recherche, car comme dans Les Détectives sauvages où de jeunes poètes se lancent à la recherche d’une poétesse mythique dont nul ne sait ce qu’elle est devenue il y a ici enquête sur Archimboldi, avec nos quatre chercheurs, au gré de nombreux déplacements en Europe, de colloque en colloque, jusqu’à se rendre au Mexique avec eux, où Archimboldi aurait peut-être été vu. Un Mexique qui va s’avérer ensuite, plus loin dans le roman, s’avérer être l’espace géographique central du livre, celui où le mal a élu son nouveau lieu de prédilection. Car bien sûr, comme toujours chez Bolaño, le thème central du livre est bien celui du mal et du crime sous toutes leurs formes. Ecrire pour exorciser ? (tout en sachant que pour lui, « rien de vivant ne peut être sauvé »).
La deuxième partie, celle d’Amalfitano, nous fait retrouver ce personnage déjà croisé dans un roman inachevé et publié tout récemment en France, Les Déboires du vrai policier, dont on peut penser qu’il s’agissait d’une sorte de brouillon de La Partie d’Amalfitano, sans en être sûr toutefois car l’écrivain avait peut-être un premier projet autonome sur ce professeur d’université, lui aussi, qui se fait virer d’une fac espagnole et ne retrouve du travail qu’à Santa Teresa, au Mexique. Où bien sûr nos quatre universitaires européens vont être accueillis par lui.
La troisième partie, celle de Fate, surprend d’emblée, car elle nous emmène cette fois aux Etats-Unis, aux côtés d’un journaliste afro-américain, qui écrit sur la communauté noire, mais souhaite enquêter sur une histoire de féminicides au Mexique, dans la ville de Santa Teresa où il finit par débarquer pour couvrir un match de boxe dont il se désintéresse rapidement. Santa Teresa est l’équivalent littéraire de la vraie ville de Ciudad de Juarez où dans notre triste monde plus de 400 femmes ont été assassinées sans que les coupables ne soient découverts par la police. Tout converge dans le roman vers Santa Teresa. Fate va y rencontrer la fille d’Amalfitano, belle étudiante qui fréquente de drôles de types qui tournent à la cocaïne. Puis le journaliste américain va sortir du roman, non sans y avoir joué son rôle.
La quatrième partie, La Partie des crimes, est celle dont parlent tous les lecteurs de 2666 comme d’une lecture éprouvante. Elle relate de façon clinique, comme dans un rapport d’autopsie, la découverte des cadavres de femmes tuées à Santa Teresa. Et ils sont nombreux ; il faudrait d’ailleurs compter les descriptions macabres de ces corps dans le roman (combien y en a-t-il, au juste ?). Les comtes rendus sont entrecoupés d’histoires de nombreux personnages qui tous sont liés à l’enquête : flics, journalistes, présumés coupables… et surtout peut-être du récit déjanté et drôle d’un profanateur d’églises que croisent les flics chargés de l’enquête sur les féminicides. Car le talent de Bolaño consiste aussi à réussir l’exploit d’alléger une partie très longue et pesante par un humour dont on se demande comment il parvient à le faire fonctionner dans une intrigue comme celle-là.
La cinquième partie, celle d’Archimboldi, est un pur chef d’œuvre : elle retrace la vie de l’écrivain depuis l’enfance et ramène le lecteur dans une période où le mal règne en maître, celle de la seconde guerre mondiale. Puis, se termine sur le départ de l’écrivain pour le Mexique et clôture le livre sur cette fin ouverte.
2666 (ce chiffre n’est pas là par hasard, mais le titre du livre mériterait une étude approfondie pour en donner le sens littéral et tous les sens…) est à mes yeux le plus grand livre qu’il m’ait été donné de lire, et ce n’est pas rien après tant d’années de lecture. L’écriture en est maîtrisée quel que soit le genre romanesque auquel se livre l’auteur, et dans ces cinq romans il ne se prive pas d’explorer des types de littératures très éloignés les uns des autres. Pour le reste, on peut aussi lire ce roman génial comme un défi lancé au lecteur (n’est-ce pas le cas de tous les chefs-d’œuvre ?) : impossible en effet de faire une synthèse complète et cohérente de 2666, les critiques en seront pour leur temps et leur peine, car comment lire un livre qui montre le chaos du monde et dont la structure originale et d’une certaine façon chaotique n’est pas faite pour donner un sens à quoi que ce soit. Lecteur, construit donc le sens de ta lecture, est peut-être le message envoyé par un écrivain dont la culture littéraire était impressionnante… Et puis, conscient d’écrire la pièce maîtresse de sa bibliographie (il est question dans la première partie des pharmaciens instruits qui ne lisent que des œuvres mineures et se tiennent à distance des « grandes œuvres, imparfaites, torrentielles, celles qui ouvrent des chemins dans l’inconnu » (ne donne-t-il pas là une description exacte du livre qu’il écrit ?) des écrivains, comme le Moby Dick de Melville (que cite Bolaño), par exemple. 2666 couronne une œuvre que Bolaño savait sur sa fin, et que l’on pourrait considérer comme une espèce de tentative vouée à l’échec de grand exorcisme du Mal fasciste, dont les féminicides mexicains seraient peut-être une version « apolitique », celle d’un monde devenu musée de l’horreur. Pour lui, écrire consistait pour l’écrivain, à la façon d’un samouraï, à se battre contre un monstre en sachant par avance que l’échec serait l’inévitable issue de son combat. C’est peut-être ce que veut nous rappeler, entre autre, ce livre-puzzle (un puzzle inachevé, inachevable), le rôle de l’écrivain selon Roberto Bolaño, un écrivain admirable, qui portait haut la littérature et retournait sans cesse au combat, un écrivain mort trop tôt et que pour ma part, je n’ai pas fini de pleurer.
Le titre de ce roman peut sans doute donner envie de le lire à des lecteurs qui ne sont pas passionnés de réalisme. Lucie, la narratrice de ce roman, est la sorcière en question, une sorcière de bas niveau, alors que sa mère est capable de tous les exploits. le livre commence quand ses deux filles ont douze ans et sont prêtes à être initiées. Tout le monde le sait, l’héritage génétique saute une génération. Maud et Lise vont très vite s’avérer particulièrement douées. Ok, jusque-là tout va bien. Hélas, comme tout un tas de romans qui respectent les conventions classiques du roman ………. (chercher un adjectif qui rime), La Sorcière nous offre donc une famille au grand complet, avec un mari qui manque d’enthousiasme et pue l’envie de fuir le foyer conjugal à plein nez, un type qui ne s’intéresse pas aux dons de sa femme et ne s’occupe pas de ses filles, qui ne s’en préoccupent pas plus que ça, une voisine aux goûts vulgaires, qui a un certain charisme mais est surtout une fâcheuse, une cité pavillonnaire un peu miteuse, nous voilà avec des personnages contextualisés, un père et une mère séparés, que Lucie voudrait réconcilier, on se demande bien pourquoi (quel conformisme !), un père qui est en pleine réussite professionnel (il bosse dans le privé, dans les assurances, je crois… et alors qu’il vient d’avoir une belle promotion se fourre dans une sale histoire de fraude professionnelle qui lui vaudra sa place). Pfffff ! On va y arriver. En fait, cette histoires de sorcières, si on oublie qu’elles ont des pouvoirs, c’est une triste histoire de gens de la france profonde, sans passions, sinon le fric et un pseudo-pouvoir pour la voisine Isabelle, sinon le fric et le plaisir egotique de se faire une femme plus jeune que lui pour le père, avec au milieu de tout ça une sorcière paumée, la Lucie, qui subit la vie, son mari qui se taille en lui volant les douze mille francs que son père lui a donnés, à la légère, puisque c’est du fric volé qu’il lui redemande finalement, mais trop tard, un mari veule et sans consistance qui fuit la famille pour en adopter une nouvelle qui lui pèsera aussi vite que la première, une sorcière, Lucie, qui subit la métamorphose et la surprise que lui font ses filles, qui ne contrôle rien, qui retombe entre les pattes de sa voisine Isabelle quand elle devrait se féliciter de la voir quitter la cité, bref, c’est une histoire abracadabrante, aux rebonds foireux, qu’on peut trouver fantaisiste, mais qui en fait ne décolle pas du ras des pâquerettes et multiplie les hasards tellement énormes (chaque fois que Lucie se déplace quelque part en France, elle croise et retrouve Isabelle) qu’on n’y croit pas et les facilités d’une intrigue si alambiquée qu’il faut bien que son auteure se laisse aller à des tours de passe-passe à la noix pour la dénouer. C’est franchement poussif.
A part ça, Marie Ndiaye a une syntaxe de très haut niveau (elle a d’ailleurs obtenu le Prix Goncourt pour Trois Femmes puissantes, c’est vous dire si c’est une bonne écrivaine… hin ! hin ! hin !), son bouquin est publié chez Minuit (ils ont dû penser qu’il avait un potentiel commercial certain), et des journalistes de la presse parisienne l’encensent : Lepape (Le Monde) trouve ça brillant : « … la plume ensorceleuse de Marie Ndiaye confectionne un roman paré de toutes les séductions » (sic). Pour le reste de sa critique, publiée à la fin du roman, elle est vraiment géniale, car elle réussit à voir du génie là où il n’y en a pas. Quant à Michèle Grazier (Télérama), elle fait dans la métaphore pour trouver des qualités indiscutables au bouquin et à son écrivain, ou alors elle accumule les clichés critiques : « Marie Ndiaye la virtuose ne veut pas jouer le jeu de l’émotion ordinaire, elle casse les pentes trop douces de la compassion, elle brouille les pistes, elle substitue le rire aux larmes. Et comme les plus grands écrivains, elle nous envoûte. » (N’hésitez pas à acheter tous les livres de Marie Ndiaye !). A noter que ces deux citations pourraient être utilisées pour parler de n’importe quel autre livre ou écrivain, même si les deux journalistes ont pris le soin d’utiliser des mots du champ lexical de la sorcellerie. Bref, lisez ce livre si ça vous chante, mais ne vous attendez pas à tomber sur un chef-d’œuvre. La sorcière ferait une très bonne série télé…
Relecture, évidemment, de ce Prix Goncourt 1984 (ça ne nous rajeunit pas, ma bonne dame…), histoire de revenir sur une non-lecture, faite il y a presque quarante ans, en pensant sans doute à autre chose, par ennui, avec le sentiment final de n’avoir rien compris rien retenu. Cette fois, j’étais donc mûr pour apprécier un roman de haute littérature primé par le jury Goncourt, pour une fois que ce prix allait à un vrai livre. Mais bon, si la sagesse populaire dit que jamais deux sans trois, il n’y aura pas de troisième lecture de L’Amant de Marguerite Duras, faut pas non plus pousser grand-père dans les orties.
Aujourd’hui, à la télé, dans les médias, on ne nous parle plus guère de Duras, la star du moment s’appelle Ernaux, il faut faire vendre ses livres (qui s’étalent sans pudeur sur les tables de toutes les bonnes librairies de France, omniprésents, c’est Gallimard qui va être content !) et l’animateur historique de la Grande Librairie, qui se contente maintenant de la Petite Librairie, nous parle, enthousiaste, de je ne sais plus quel roman, oui, Les Années, et de nous chanter les louanges de cette auteure qui écrit merveilleusement et fait de sa vie, de la vie le matériau de sa littérature. Comme si elle avait inventé une nouvelle manière. Revenons à L’Amant. Que fait Marguerite Duras dans ce bouquin ? Exactement ce qu’Ernaux fait, de la littérature avec un moment de sa vie, choisi dans sa toute jeunesse (la narratrice a quinze ans). Bon, le bouquin s’appelle L’Amant. Il pourrait tout aussi bien s’appeler La Mère (dont il est abondamment question dans ces 140 pages, une drôle de mère, dépressive un peu, beaucoup, pas très sympathique avec ces deux enfants les plus jeunes, et qui n’a pas réglé, c’est le moins qu’on puisse dire, son Œdipe avec son fils aîné), Le grand Frère (une espèce de pervers narcissique, un beau numéro de PN comme on dit parfois aujourd’hui, que la narratrice considère comme le responsable de la mort du petit frère, mais après une lecture attentive cette fois, je ne saurais pas dire pourquoi ni comment, mais bref, un bon à rien qui joue au casino tous les biens de sa mère et de sa famille, incapable qu’il est de gagner sa vie, un parasite en somme !) ou La Mort du petit frère (un petit frère plus âgé de quelques années que sa sœur, la narratrice, qui l’aime bien, un petit gars qui n’apprend pas grand chose à l’école, et qui se destine à devenir comptable, il n’y a pas de sots métiers !). Bref, il est question des relations familiales de la narratrice avec sa mère et ses frères (le paternel est aux abonnés absents), d’une drôle de famille dont le goût du dialogue n’est pas l’atout numéro 1. Mais bon, L’Amant, ça t’a une autre gueule, et quand on veut choper un prix important, c’est sans doute plus porteur. Car de l’amant, s’il en est bien question dans ce roman (qui a obtenu le Prix Goncourt en 1984, il est important de le rappeler), c’est quand même un peu comme en marge. Annie Ernaux, elle, quand elle écrit un bouquin sur sa vie amoureuse et sexuelle, il n’est question que de ça (Passion simple, Se perdre… Pensez à acheter tous les romans d’Annie Ernaux, soyez braves !). Bon, revenons à L’Amant, je ne vais pas vous raconter l’histoire, vous la connaissez par cœur, même si vous n’avez pas lu le bouquin, vous avez au moins vu le film qui en a été tiré. C’est vous dire si c’est un bon livre ! Il y a donc bien quelques pages consacrées à cet amant chinois, celui par qui tout le malheur de la mère arrive, puisque la passion de sa fille, qui a quinze ans et va au lycée, en internat, d’où elle sort comme d’un moulin, avec l’aval pour finir de sa mère, pour aller passer la nuit dans la garçonnière de son amant chinois, cette passion scandaleuse va faire la réputation de sa fille, qu’il sera impossible de marier, la catin, maintenant qu’on sait ce qu’on sait ! Il y a aussi quelques (très belles) pages sur Hélène Lagonelle, une petite garce avec qui la narratrice est mon cul ma chemise à l’internat, et qui est belle comme un hélicoptère, une fille simple, pas une intellectuelle, qui ne comprend pas grand chose à sa vie, qui voudrait bien mieux retourner auprès de sa mère (ah, les filles et leur mère, chez Duras !) que d’aller dans ce lycée où elle n’apprend rien, qui ne comprend rien à ce qui lui arrive et ce qui va lui arriver quand on va la marier, qui promène son corps scandaleux et beau dans l’internat où elle se balade à poil (« Elle est impudique, Hélène Lagonelle, elle ne se rend pas compte, elle se promène toute nue dans les dortoirs. » Je crois que la bave me monte aux lèvres, là…) : « Je suis exténuée par la beauté du corps d’Hélène Lagonelle allongée contre le mien. Ce corps est sublime, libre sous la robe, à portée de la main. Les seins sont comme je n’en ai jamais vus. Je ne les ai jamais touchés. » Et en plus, la narratrice elle mettrait bien la Hélène Lagonelle dans le lit de son amant chinois pour qu’il fasse sur elle, Hélène Lagonelle, ce qu’il fait sur elle, la narratrice, et sous ses yeux encore ! Bref, c’est L’Amant, de Marguerite Duras, un roman qui a eu le Prix Goncourt en 1984, une sorte « d’autofiction » (on appelait pas ça encore comme ça, à l’époque), un roman en partie autobiographique, qui raconte la rencontre d’une jeune femme de quinze ans avec un Chinois un peu plus âgé (il a quand même une trentaine d’années le bougre !) qu’elle, un type à femmes, qui tombe éperdument amoureux d’elle, mais c’est un amour impossible, elle, elle fait son éducation amoureuse et elle s’en fout des sentiments, lui, de toute façon, son père a d’autres intentions pour lui, il le mariera avec une femme qu’il a choisie pour lui, une Chinoise, ça va de soi, un mariage de raison en quelque sorte, sacrément arrangé le mariage. Mais le truc, c’est qu’il (l’Amant) lui avouera un jour, à la narratrice, au téléphone, qu’il l’aime encore et qu’il l’aimera jusqu’à la fin de ses jours, là, c’est la fin du roman, j’ai dévoilé le dénouement, c’est pas bien ! Et n’oubliez surtout pas d’acheter tous les livres d’Annie Ernaux !
L’homme est sympathique. Henry Miller, auteur du Colosse de Maroussi, lu dans un temps lointain où la Grèce me semblait être une sorte de paradis sur terre. Mais pour le reste de son œuvre, qui compte quelques titres visiblement importants, il m’aura fallu bien du temps avant d’y jeter un œil. Le hasard aura donc choisi pour moi ce Tropique du cancer, trouvé dans un vide-grenier pour la modique somme de 0,50 ! L’auteur est ambitieux. Il veut se situer au-dessus de la littérature. Soit, qu’il en soit ainsi. Son narrateur, qui est-il ? Lui, semble-t-il. Le bouquin est écrit en 1934. Avec un peu d’avance, Miller me fait donc penser au Céline des derniers romans, dans la démarche, une narration à la première personne avec des histoires qui viennent tout droit de la vie. J’avoue qu’aujourd’hui, ce type de bouquin ne me mobilise pas en tant que lecteur. Et puis, il y a le style. Lyrique à souhait, loin de la froideur ennuyeuse de l’objectivisme ou autres écritures impersonnelles dans l’air du temps d’aujourd’hui, qui s’envole vers la poésie en prose, par moments, se satisfait du prosaïque ou du vulgaire de la vie quotidienne à d’autres moments. C’est bien foutu, le gars sait y faire, mais les anecdotes rapportées ne sont pas si souvent passionnantes. Des histoires de poules, à fric ou sans le sou, des histoires d’Américains à Paris, sans le sou la plupart du temps. Des histoires de boire, aussi. Avec beaucoup d’avance, Miller fait penser, parfois, en bien moins trash, au divin Bukowski. Mais Bukowski jure ses grands dieux qu’il n’arrive pas à lire Miller, il ne l’aurait donc pas influencé. Miller pourrait faire penser aux Beats, aussi, à Kerouac peut-être. Mais cela importe assez peu. On peut parfois se dire qu’il a lu Rabelais, Lautréamont… Il rend surtout hommage, en parlant de lui à plusieurs reprises, à Walt Whitman. Le livre se lit facilement, entre quotidien et transcendance, entre pensées profondes et allusions à la météo ou aux conditions de vie difficiles des uns et des autres, et surtout du narrateur. Ici et là, une sorte de prémonition du chaos vers lequel va le monde de l’époque, mais sans dimension historique ou politique. Le projet du bonhomme est vite présenté : « Ce n’est pas un livre. C’est un libelle, c’est de la diffamation, de la calomnie. (…) C’est une insulte démesurée, un crachat à la face de l’Art, un coup de pied dans le cul à Dieu, à l’Homme, au Destin, au Temps, à la Beauté, à l’Amour !… à ce que vous voudrez. » OK, Henry. Tu t’emballes un peu, non ? Pour honorer pareil contrat, il aurait sans fallu être plus radicalement radical que tu ne le fus à cette occasion. J’ai lu ton livre, dont l’écriture ne m’a pas déplu, je n’y ai pas vu un tel chef-d’œuvre situé au-dessus de la littérature. Peut-être fut-il accueilli en son temps comme un ouvrage scandaleux, qu’en sais-je, peut-être avais-tu envie d’y voir un brûlot ou un libelle, mais le temps a passé, et d’autres ont poussé plus loin que tu ne le fis l’art de la provocation et de l’outrage, et ce livre, Tropique du cancer, m’a paru bien inoffensif. Merci quand même, Henry, pour tes louables efforts…
Livre de jeunesse de Peter Handke (publié en 1967), Le Colporteur est présenté comme un nouveau roman, ce qui m’a donné envie de le lire. D’emblée, la démarche de l’écrivain surprend. Un long texte en italique, comme des didascalies, expose pour le lecteur certaines clés de l’écriture du premier chapitre, et sans doute du roman dans son intégralité, une sorte de théorie de l’écriture du livre, en somme, qui va revenir à chaque début de chapitre. Démarche intéressante, qui donne aussitôt envie d’en savoir plus, mais qui ne va pas sans difficulté pour le lecteur, puisque les explications, les théories d’écriture de Handke ne sont pas toujours aussi simples que cela à comprendre. Quand après cinq pages de cette glose sur le texte à venir, on attaque la lecture de ce « roman policier », on comprend mieux pourquoi Handke s’est amusé à venir en aide à ceux qui le lisent. Le premier chapitre est en effet écrit en une série de phrases sans bord (une trouvaille de Franz Kafka, dans la nouvelle Le Chasseur Gracus, mais dont l’écrivain praguois n’abusait pas, puisque bien vite l’intrigue lui permettait de revenir à une écriture plus continue), qui m’oblige à lire le texte à voix haute pour essayer de suivre l’histoire, car sinon on pourrait bien n’y rien comprendre… Le Colporteur est un court texte de 180 pages, Handke réussit le tour de force de l’écrire entièrement en phrases sans bord, avec ces débuts de chapitre de didascalies de roman. Pour le lecteur, c’est un défi de lire ce roman sans craquer avant la fin en jetant l’éponge par dépit, faute de compréhension du texte qui avance sans qu’on puisse savoir vers où. On sait qu’il y a un premier crime, puis un deuxième, qu’une enquête a lieu, que le colporteur est suivi, par on ne sait qui. Mais on peut se lasser de cette méthode, et c’est ce qui m’est arrivé à la page 90, soit à la moitié du livre. Je ne sais si j’y reviendrai, j’en serais fort étonné à vrai dire. Peter Handke m’a tuer !…
« Il confiait qu’il ne voyait qu’une seule règle en matière d’écriture : être clair. (« Souvent, je réfléchis un quart d’heure pour placer un adjectif avant ou après son substantif. Je cherche à raconter avec une idée, avec clarté, ce qui se passe dans un cœur. ») Par gratitude pour la critique enthousiaste de Balzac, il fit la promesse (non tenue) de « corriger le style » ; mais il ne faisait aucun doute dans son esprit que, des deux, c’était lui qui avait raison. Comme il l’avait déjà écrit ailleurs, « Il n’y a qu’une grande âme qui ose avoir un style direct. C’est pour cela que Rousseau a mis tant de rhétorique dans La Nouvelle Héloïse« . Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature
« On me dit, écrit-il à Balzac, qu’il faut quelquefois délasser le lecteur en décrivant des paysages, des habits, etc. Mais ces choses m’ont tant ennuyé chez les autres ! J’essaierai. » Il n’infligeait pas à ses lecteurs ces passages « obligatoires » qu’il trouvait lui-même si pénibles – c’est la raison pour laquelle il compte parmi les rares auteurs que nous pouvons lire sans sauter des pages. Excusant ses erreurs de négligence en arguant du fait que le livre avait été dicté en à peine neuf semaines (chose à peine croyable !), il confiait innocemment qu’il n’avait jamais « songé à l’art de faire un roman », et qu’il ignorait l’existence de règles en la matière. » Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature
Il faut croire que les grands romanciers n’obéissent qu’à leurs règles, et que Stendhal n’avait pas même besoin de les connaître…
Premier roman, de toute évidence très autobiographique, mais qu’importe, sur le thème de la quête du père d’une jeune femme métisse, quête qui lui prendra tout une vie, mais aussi sur le thème du temps qu’il faut pour renoncer, et donc du renoncement, Dans un Royaume lointain est de ces livres qu’on lit d’une traite (il y en a assez peu, quand on y pense bien, Je suis une Légende est peut-être le seul dont je garde le souvenir, souvenir d’une nuit vouée à sa lecture…). Amina Richard a une plume qui lui permettrait sans doute d’écrire sur n’importe quel thème sans ennuyer son lecteur, c’est une belle vertu d’écrivain. Phrases-paragraphes, phrases amples et longues (tout ce que j’aime), vocabulaire riche et juste, narratrice bien campée, coupée en deux, celle qu’elle est et, toujours présente, comme auprès d’elle, la petite fille qu’elle fut, avec ses rêves, ses désirs de petite fille sans père, Ndiolé, à qui la sage-femme, partie déclarer l’enfant à la mairie en l’absence d’un homme qui aurait reconnu le bébé, choisit de donner un nom chrétien (celui de sa grand-mère). Le royaume lointain de ce livre, autant que le Sénégal, où la narratrice se rend pour rencontrer ce fameux père qui jamais n’a pris de ses nouvelles ou n’a cherché à la rencontrer, homme respecté dans sa famille et son pays, il est professeur d’université, père d’une grande fratrie, un rien distant avec tous, père que l’arrivée de cette enfant qu’il a tout fait pour oublier embarrasse, c’est le moins qu’on puisse dire, autant que le Sénégal et même bien plus, est sans doute le pays merveilleux de l’écriture, dans lequel Amina Richard évolue comme chez elle, c’est-à-dire bien mieux que sa narratrice dans le pays de son père. Dans un Royaume lointain est donc un très beau livre, dans lequel chaque personnage est narré avec une délicatesse et une justesse de vue remarquables, en évitant intelligemment le pathos ou les ressentiments d’une narratrice que même les rebuffades de ce père égoïste ne fait pas sombrer dans le jugement, un roman où si tout n’est pas mis sur le même plan, une salutaire distanciation, première moitié du livre écrite à la deuxième personne, que le passage à la première personne ne vient pas rompre, permet à l’auteur de tenir son écriture jusqu’au bout. Sacrée belle prestation d’écriture pour ce premier roman, que je vous encourage vivement à lire, vous ne le regretterez pas. Une nouvelle auteure à découvrir, allez-y, les ami-e-s, mais allez-y !
« La plupart des nouveaux livres que je lis me paraissent à moitié achevés. L’auteur était visiblement content d’avoir fait quelque chose qui se tienne à peu près, puis il est passé à autre chose. Pour moi, écrire devient vraiment passionnant quand je reviens à un chapitre deux ou trois mois après l’avoir écrit. A ce stade, je le regarde moins comme un auteur que comme un lecteur – et quel que soit le nombre de réécritures auxquelles j’ai soumis à l’origine ce chapitre, je trouve toujours des phrases qui sont vagues, des adjectifs qui sont inexacts ou redondants. Il m’arrive même de trouver des scènes entières qui, bien que véridiques, n’ajoutent rien à ma compréhension des personnages ou de l’histoire, et donc peuvent être supprimées.
C’est à ce stade que je remâche le chapitre assez longtemps pour l’apprendre par cœur – je le récite mot à mot à quiconque est disposé à m’écouter -, et si je ne parviens pas à me souvenir d’un passage, je m’aperçois généralement que ce passage clochait. La mémoire est un bon critique. » Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature
« Aucun écrivain ne peut davantage nous aider à nous guérir de ce malheur que nous nous infligeons à nous-mêmes que Stendhal ; le romancier en qui Freud voyait un « génie de la psychologie » nous fait toucher du doigt la tension permanente qui écartèle notre conscience entre nos réactions prévisibles et celles que nous éprouvons dans la réalité. Une façon de décrire son premier grand roman, Le Rouge et le Noir, est de dire qu’il s’agit d’un conte ironique sur un jeune homme si résolu à se placer dans des « situations heureuses », si certain de savoir ce qui le rendra heureux, qu’il ne parvient pas à se rendre compte des moments où il est véritablement heureux. » Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature
« Rien de ce qui ait déjà été fait ne pourra vous apprendre comment réaliser quelque chose de nouveau, mais si vous comprenez les techniques des maîtres, vous avez plus de chances de développer la vôtre. Pour dire les choses dans le langage des échecs : il n’y a pas eu encore un seul grand maître qui n’ait pas connu par cœur les parties de championnat de ses prédécesseurs.
Ne commettez pas l’erreur classique d’essayer de tout lire pour être bien informé. Etre bien informé vous permettre de briller en société, mais ne vous sera absolument d’aucune utilité en tant qu’écrivain. Lire un livre afin de pouvoir bavarder à son sujet n’est pas la même chose que le comprendre. Il est beaucoup plus utile de lire et relire quelques grands romans jusqu’à ce que vous compreniez ce qui les fait fonctionner, et comment leur auteur les a construits. Vous devez lire un roman environ cinq fois avant de pouvoir discerner sa structure, ce qui lui donne sa puissance dramatique, ce qui lui confère son allure et son dynamisme. Ses variations en matière de tempo, d’échelle et de temps, par exemple : l’auteur décrit une minute en deux pages, puis consacre une seule phrase en deux années – pourquoi ? Quand vous aurez compris cela, vous aurez vraiment appris quelque chose. »
Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature
« Tout cela pour dire que les plus grands romanciers anglais et américains sont Pouchkine, Gogol, Dostoïevski, Tolstoï, Stendhal et Balzac traduits en anglais. Il y a certes des nuances vouées à être perdues, et des erreurs de traduction flagrantes (tel le titre A Harlot High and Low pour Splendeurs et misères des courtisanes de Balzac), mais tout de même, il n’y a pas de plus vive émotion intellectuelle que de lire ces écrivains.
La seule émotion encore plus vive est de les relire. lire La Chartreuse de Parme une fois est à peu près aussi absurde que d’écouter Cosi fan tutte une seule fois ; ce n’est qu’à la cinquième ou la sixième lecture que l’on en sait assez pour prendre part à la vision d’un génie. »
Stephen Vizinczey, Vérités et mensonges en littérature
Cela signifie qu’il n’y a pas lieu de vous forcer à vous intéresser à quelque chose qui vous ennuie. Quand j’étais jeune, j’ai perdu beaucoup de temps à essayer de décrire des vêtements et des meubles. Je ne m’intéressais pas le moins du monde aux vêtements et aux meubles, mais comme Balzac leur vouait un intérêt passionné, qu’il parvenait à me communiquer, je pensais que je devais maîtriser l’art d’écrire de passionnants paragraphes sur les armoires avant de pouvoir devenir un bon écrivain. Voués à l’échec, mes efforts épuisèrent tout mon enthousiasme pour le cœur de mon sujet.
Maintenant je n’écris plus que sur ce qui m’intéresse. Je ne cherche pas de sujets : tout ce à quoi je ne puis m’arrêter de penser – voilà mon sujet. Stendhal a dit que « la littérature est l’art de leaving out » (laisser de côté), et je laisse de côté tout ce qui ne me paraît pas important.
L’un des dix commandements de l’écrivain selon Vizinczey, à retenir et imiter.
L’Appareil-photo est un très court roman de Jean-Philippe Toussaint, son troisième, qui poursuit et achève la recherche littéraire entamée avec La Salle de bain. Il s’ouvre sur un incipit dont l’auteur dit lui-même qu’il s’agit là d’un manifeste, qui annonce au lecteur que l’auteur se moque ouvertement de lui ‘ »C’est très radical, comme incipit, c’est vraiment se foutre du monde. ») : « C’est à peu près à la même époque de ma vie, vie calme où d’ordinaire rien n’advenait, que dans mon horizon immédiat coïncidèrent deux événements qui, pris séparément, ne présentaient guère d’intérêt, et qui, considérés ensemble, n’avaient malheureusement aucun rapport entre eux. » Et nous voilà partis dans un roman centré sur « l’insignifiant, le banal, la prosaïque, le « pas intéressant », le « pas édifiant », sur les temps morts, les événements en marge, qui normalement ne sont pas du domaine de la littérature, qui n’ont pas l’habitude d’être traités dans les livres. » Outre, ce qu’en dit Toussaint, l’intérêt de cet incipit consiste à faire comme si le livre était déjà commencé et qu’on n’en lisait pas la première phrase (« C’est à peu près à la même époque de ma vie… », comme si le narrateur était déjà en train de nous raconter cette époque de sa vie, comme s’il avait déjà commencé). A quoi on pourrait ajouter la désinvolture du narrateur, qui fait dans l’à peu près, ce qui se vérifie par la suite dans le roman.
Quant au titre du roman, il en rajoute une couche, car le fameux appareil-photo n’arrive qu’à la page 101, à 24 pages de la fin. Toussaint joue donc bien avec son lecteur. Et le lecteur suit, dans un texte aux phrases longues, ciselées, un narrateur on ne peut plus désinvolte, dont l’activité principale consiste à lutter contre la réalité pour la tordre comme bon lui semble, un jeune homme dont la difficulté à vivre (qui s’exprime par sa nonchalance et dans une intrigue qui multiplie autant qu’elle le peut les événements amusants narrés avec une certaine forme d’ironie et de distanciation) va se transformer progressivement en désespoir d’être. L’histoire d’amour que conte le texte n’a donc pas plus de sens et d’intérêt que la découverte d’un petit appareil-photo dans les replis d’une banquette, ou que le fait d’aller chercher une bouteille de gaz primagaz alors que la consigne qu’on rapporte est une thermogaz… Philosophique, mais sans qu’on y trouve quelque réponse que ce soit aux questions existentielles posées par la vie du narrateur-personnage, le roman échappe à toute forme connue, et Toussaint le situe dans ce qu’il écrit, qu’il nomme roman infinitésimaliste, qui louche vers l’infiniment grand comme vers l’infiniment petit. Un roman qui ne se lit pas toujours avec bonheur, au gré des différents déplacements du narrateur, qui n’ont pas plus de sens ou de valeur que tout ce qu’il vit, un roman qui ne dénoue aucune des situations qu’il propose, sinon dans l’absence de dénouement. Bref, un roman bien plus intellectuel ou intelligent qu’il peut en avoir l’air, un roman formidablement écrit, mais un roman qui déçoit pourtant, malgré toutes les qualités (elles ne sont pas toutes énoncées dans cette chronique) qu’on peut lui reconnaître. Sachant que Toussaint s’en est tenu là de cette recherche, lire les livres suivants ne nous fera pas revivre cette expérience, qu’on peut pourtant tenter avec L’Appareil-photo.
Classique de la littérature russe, Oblomov offre à son lecteur l’étude d’un caractère (Oblomov est un paresseux que rien n’arrive à sortir de son lit durablement, pas même l’amour, un homme qui procrastine, un homme qui renonce à tout sauf à sa paix) et une étude de l’ancien régime russe et de la petite noblesse qui ne travaille pas (Oblomov va même jusqu’à abandonner l’exploitation de sa propriété terrienne, se faisant voler par ses paysans et son staroste, l’homme qui dirige les travaux de son exploitation, au point de sombrer dans l’indigence jusqu’à ce que son seul ami prenne les choses en main pour lui éviter la ruine). Bien sûr les révolutionnaires russes se sont emparer du livre en y voyant une critique, voire un pamphlet contre le régime, mais Gontcharov ne se préoccupe pas, quand il écrit cet grand roman, de critique sociale, il ne juge à aucun moment son personnage ni ne le défend (de ce point de vue, Adamov était le traducteur tout désigné pour nous offrir le texte en français). Tout juste Stolz, l’ami allemand d’Oblomov, lui fait-il quelque critique en le traitant en homme impossible et en essayant de le faire sortir de son apathie et de sa léthargie. Mais le narrateur se garde bien d’évaluer le personnage.
L’Oblomovtchina (terme qu’emploie Stolz pour parler de la maladie de l’âme de son ami) est le sujet principal du livre. Après une première partie qui consiste en une longue description d’Oblomov, de sa langueur maladive, de son valet (au moins aussi paresseux que lui), et des quelques personnages qui lui rendent visite (parfois pour lui soutirer à manger et quelques kopecks) ; il s’agit donc d’une partie consacrée à des portraits qui se succèdent sans que le lecteur s’ennuie pour autant. La deuxième partie est centrée sur Stolz, un jeune homme d’une trentaine d’années avec qui Oblomov a grandi et fait ses études. Actif, curieux du monde, Stolz est l’anti-Oblomov, un homme qui bouge et veut réussir dans la vie. Pour Oblomov, sortir de sa chambre est impossible ou presque, voyager une idée ancienne bien oubliée. Constatant, en le retrouvant après un assez long temps de voyage, que son ami est devenu un irréductible sédentaire, il le secoue, l’oblige à manger en ville chaque soir, à sortir, et lui impose de l’accompagner en voyage à travers l’Europe. Comme Oblomov trouve une feinte pour ne pas partir au même moment que l’Allemand, il est décidé qu’il le rejoindra à Paris. Ce qui n’aura jamais lieu, bien évidemment. Avant son départ, Stolz présente à son ami une jeune femme de vingt ans, Olga, à qui il donne pour mission de faire bouger Oblomov. Ces deux-là vont tomber amoureux dans la troisième partie du roman, mais bien sûr, face au dynamisme et à la soif de vivre d’Olga, la force d’inertie d’Oblomov, motivée par des problèmes financiers qu’il utilise pour justifier son renoncement, va l’emporter et faire échouer l’aventure amoureuse et les objectifs de mariage et de vie commune.
La dernière partie ramène notre personnage (un mythe, sans nul doute) à sa passivité de départ. Seule la situation a changé. Olga et Stolz ne sont pas oubliés, Tarantiev, un fieffé coquin qui se dit l’ami d’Oblomov mais ne pense qu’à le ruiner en sa faveur, réapparaît, une veuve, propriétaire de l’appartement où Oblomov s’installe définitivement, et son frère, tout aussi bien inspiré que Tarantiev avec lequel il fait équipe, font désormais partie du paysage. L’intrigue va trouver un dénouement dont on ne donnera pas la teneur. Oblomov est bien un très grand livre, un mythe moderne est né avec ce personnage dont la propension au renoncement n’est peut-être pas seulement une maladie, mais bien plutôt un mode de vie que seule l’âme russe pouvait développer à un tel point d’achèvement. Oblomov est un anti-héros avant l’heure (rappelons que le livre sort en 1859), mais un personnage qui trouve dans le renoncement non la souffrance, mais une certaine forme de paix et de sagesse. La pureté de son âme ne fait aucun doute (Stolz et Olga ne s’y trompent pas), et si, selon que le lecteur aime les belles histoires d’amour ou l’action, il trouvera notre paresseux que rien ne peut faire bouger ou changer insupportable, il n’en reste pas moins que sa névrose est remarquable et digne d’intérêt et qu’on ne peut en rien finir le livre « fâché » avec lui. Un livre à lire sans faute si ce n’est déjà fait.
Très beau titre, emprunté à la fable de La Fontaine, L’Ours et l’amateur des jardins, pour ce petit roman un rien ennuyeux de Toshiyuki Horie (auteur inconnu au bataillon jusqu’alors, mais visiblement considéré au Japon comme le successeur de Mishima) qui nous narre les retrouvailles de deux anciens amis d’université, l’un français, Yann, et le narrateur, un Japonais qui traduit je ne sais plus quel livre sur Littré. Ça tombe on ne peut mieux, ils se retrouvent à Avranches (Normandie), ville d’origine de Littré, et dans la campagne environnante. Il n’y a guère plus d’intrigue dans ce livre que ce qui vient d’être écrit, les deux ne vont pas passer plus d’une soirée ensemble et le roman nous fait suivre leur dialogue qui va des tournois de lancer de camembert à la vie de Littré, en passant par la fable de La Fontaine, ou encore Primo Levi ou Jorge Semprun (Yann a des origines juives, et sa famille n’a pas coupé aux exactions nazies), mais aussi le fils de la voisine né aveugle. J’allais oublié : Yann est photographe. Les deux amis passent un moment à regarder ses photos, il va en offrir une au Japonais, c’est l’occasion de quelques paragraphes descriptifs et explicatifs d’un ennui certain. La quatrième de couverture des éditions Gallimard, collection Du monde entier, nous vend un « livre inclassable » qui « nous offre un moment de grâce littéraire absolue ». Je n’aurais pas acheté ce livre s’il ne m’était tombé dessus dans une bibliothèque partagée, où je le redéposerai au plus vite, pas convaincu (le moins du monde) par son intérêt. Il est vrai qu’un Japonais qui écrit sur la campagne normande me fait autant d’effet qu’un Français qui fait camper ses personnages au Japon, à l’exception notable de Jean-Philippe Toussaint.
Comme chaque été, un bon vieux Castellanos Moya vient mettre dans la torpeur d’une canicule propice à ce genre d’émotions un bon coup de Noir made in Salvador ! Et du Noir avec majuscule de majesté, car l’auteur salvadorien, menacé de mort par les salauds qu’il dénonce à tour de romans, dans une suite hispano-américaine (La comédie inhumaine) dont la moindre des forces n’est pas de donner à lire des « romans noirs efficaces », mais des brûlots qui font toucher du doigt ce qu’a pu vivre le Salvador, et par extension nombre de pays sud-américains, dans une dictature où tout finir par pourrir, où les cartels de la drogue, les bandits de tout poil, les flics et les tortionnaires, les délateurs, les hommes politiques ou d’affaires, les bourgeois, liste non-exhaustive, s’en donnent à cœur joie et rivalisent de petitesse, dans le sordide et la violence sous toutes ses formes. Les petites gens qui cherchent à survivre dans ce panier de crabe font ce qu’ils peuvent. Ici, la servante n’est pas une couarde qui s’agenouille face aux salauds, mais elle reste à sa place, sauf quand ceux qu’elle aime ou qu’elle respecte sont pris dans le guépier. Le catcheur, lui, est un fieffé salopard, qui torture à tour de bras, participe aux opérations qui consistent à arrêter des subversifs pétard à la main, mate le cul de tout ce qui bouge et se déhanche agréablement, sport national (la façon dont les hommes traitent les femmes en dit long et mieux que n’importe quel traité ou essai sur le sujet, c’est l’air de ne pas y toucher l’un des thèmes centraux du bouquin : comment les hommes parlent des femmes, les regardent, les touchent, les forcent, et aucun n’y échappe sous l’œil scrutateur de Moya).
Salvador, années 70, en pleine guerre civile, qui oppose les flics et l’armée de la junte militaire et les fameux subversifs, communistes révolutionnaires, pour la plupart jeunes et décidés. Le vieux catcheur est dans un sale état, avec son ulcère à l’estomac qui dégénère au point de faire de lui un mourant en activité, car rien ne lui ferait lâcher son boulot et il refuse d’être hospitalisé, et il retrouve par le hasard des arrestations qui tombent sur la famille Aragon, la gentille Maria Elena, dont il aurait aimé faire la conquête du temps de leurs jeunes années, parce qu’elle a besoin de son aide pour avoir des nouvelles d’un jeune couple arrêté par le Palais Noir. Belka, la fille de Maria Elena est infirmière, elle cherche à s’élever socialement pour nourrir sa mère et son fils (acheter une voiture, une maison), elle ne « fait pas de politique ». Justino, son fils, étudiant, s’est engagé à fond dans une orga révolutionnaire (sans que sa famille le sache). La ville est à feu et à sang, l’imbroglio va être poussé à son comble, dans un roman tendu comme un arc, dans lequel la violence et la peur sont les composantes centrales d’une intrigue bien imbriquée, bien tordue, digne du meilleur Moya dont on se dit qu’il réussit une fois encore à ne pas écrire le même livre, encore et encore, alors que le projet de cette grande série est un et unique. Du grand ouvrage, comme toujours.
Des années que je tournais autour de ce livre sans jamais l’emporter dans le totbag réservé à mes achats en librairie… Et puis cette fois… Antonio Tabucchi est un auteur italien, presque aussi italien que portugais… Il a consacré au grand poète lisboète, Fernando Pessoa, quelques-uns de ses livres, dont Une Malle pleine de gens, Requiem… et rien de ce qu’il a écrit durant une vie artistique très active ne m’a jamais déçu (Le Jeu de l’envers, Rêves de rêves, etc…). Il était donc grand temps de renouer avec cet auteur plein de talent, et Pereira prétend, « roman de Lisbonne », était sans nul doute l’ouvrage qui méritait de vivre et revivre dans une lecture de plus. Fin des années trente, Lisbonne, Pereira, journaliste qui ne s’intéresse pas à la politique (ce que la dictature de Salazar préférait), issue d’un grand journal où il était en charge de la page des faits divers, est désormais responsable de la page culturelle d’un journal catholique de l’après-midi, le Lisboa, dont le directeur de publication est un proche de Salazar. Il est veuf, malade du cœur, plutôt mal portant et a un goût immodéré pour les omelettes aux herbes, la citronnade (trop) sucrée de la brasserie où il a ses habitudes et les auteurs français du XIXe siècle, qu’il traduit pour faire passer leurs nouvelles sous forme de feuilletons dans sa page. L’idée d’engager un jeune homme dont il a lu un article philosophique intéressant sur la mort pour lui faire écrire par avance les rubriques nécrologiques de grands écrivains catholiques (ou pas) le mène à entretenir avec lui des relations régulières, qui vont l’entraîner dans une direction qu’il n’aurait imaginée. Car Monteiro Rossi a une fiancée aux idées politiques républicaines, et ses articles ne parlent pas des écrivains que cible Pereira (Mauriac, Bernanos, etc…), mais d’écrivains étrangers aux préoccupations de son « patron », la plupart du temps, et révèlent clairement un engagement politique impropre aux colonnes dun journal indépendant comme le Lisboa…
Le titre du roman, qui apparaît dès l’incipit (« Pereira prétend avoir fait sa connaissance par un jour d’été. »), revient sous forme de leitmotiv en début et en fin de chapitre, et plus souvent encore, dans tout le texte. On comprend donc vite que ce texte est une sorte de rapport que fait un policier, ou autre garant de l’ordre, sur ce que Pereira peut avoir à révéler sur Monteiro Rossi ou pour assurer sa propre défense face à un interrogatoire serré. On se demande simplement, puisque l’intrigue semble déjà en partie dénouée, comment l’auteur italien va mener son affaire. C’est au chapitre XV, à travers la découverte, vie un docteur aux idées modernes, d’une théorie psychologique sur « l’individualité comme une confédération de plusieurs âmes (…) qui se place sous le contrôle d’un moi hégémonique » changeant. Il se trouve que le moi hégémonique de Pereira, sous l’influence de Monteiro Rossi et de sa compagne, est sans aucun doute en mutation. Notre ami Pereira va donc changer. Pour découvrir comment et ce qu’il en résultera, lisez cet excellent roman de Tabucchi, un de plus, qui nous plonge dans un Portugal pas si souvent évoqué, dans une péninsule ibérique en pleine tragédie (guerre d’Espagne), dans une Europe qui se prépare à la guerre contre le fascisme et où l’auteur nous rappelle que fermer les yeux dans une dictature est une posture qu’il est difficile, même quand on ne s’intéresse pas à la politique, de tenir sans se trahir soi-même. Au risque de perdre son statut, et plus encore, Pereira est donc face à un dilemme qu’il lui faudra bien résoudre d’une façon ou d’une autre.
Première lecture, et très agréable découverte, d’un roman de cet auteur au nom connu, Lyonel Trouillot, Haïtien à l’écriture poétique et littéraire de haute tenue, Ne m’appelle pas Capitaine est de ces livres qui se lisent avec une certaine délectation. Aude est une jeune femme de la bourgeoisie haïtienne qui ne se mêle pas aux autres, se contente dans sa vie sans relief de fréquenter les siens, sa famille et ses amis de classe (dans les deux sens du terme), de faire quelques études parce qu’il faut bien empiler les diplômes non pour en faire quelque chose mais pour se montrer à la hauteur de son milieu social et, peut-être, finir par trouver une voie, et de passer de fête d’anniversaire en fête d’anniversaire, de mariage en mariage, de soirée en soirée avec « la bande » (que des gens de ton milieu social) sans s’interroger sur la vanité d’un telle vie. Dans sa famille, la curiosité n’est pas « une vertu cardinale », dans sa famille, la couleur de peau est essentielle, il convient de ne pas être trop noire, surtout pas trop noire, et d’être claire de peau, le plus clair de peau possible (une vertu cardinale pour la tante Martha), dans sa famille on a des « rituels de riches », dans sa famille, « le reste du monde n’a pas de nom », dans sa famille, on se ferme à l’autre (« Il m’avait imaginée. C’est une chose très rare dans le monde d’où je viens. »). Aude a de la chance, ceux qu’elles va rencontrer grâce à un vieux monsieur qui s’est retiré de la vie et garde une tendresse pour les gens de son quartier, le Morne Dédé, et surtout pour les jeunes sans rien, qui vivent dans la rue – sa maison est bien assez grande pour leur offrir un asile, surtout la nuit -, ceux-là lui donnent le surnom de « Blanchette » (la couleur de sa peau…). Quand elle débarque chez ce vieux solitaire qui ne parle plus que seul, à une femme disparue depuis longtemps et à qui il demande sans cesse de ne pas l’appeler Capitaine, c’est pour réaliser un travail étudiant, un article sur un quartier qu’elle ne connaît pas, quelque chose comme une enquête journalistique, faire le portrait d’un témoin et restituer une mémoire. Le vieux la maltraite, d’abord, lui rappelle qu’elle n’a pas grand-chose à faire dans un quartier comme celui-là, qu’elle n’y croisera que des gens qui ne verront que sa richesse et sa différence, il la secoue. Pourtant le vieil ours va vite la protéger (en lui procurant un gardien, Jameson, qui l’accueille dans le quartier, l’y guide et la conduit jusqu’à la maison du Capitaine, en montant même dans sa voiture : une rencontre a lieu…), après l’avoir fait parler d’elle accepter de se livrer, bref jouer le jeu du diplôme de la belle bourgeoise, en buvant du café avec elle. C’est donc l’histoire de la rencontre de deux mondes que tout oppose que nous livre Trouillot, l’histoire d’une initiation (la petite bourgeoise qui trouve sa voie en rencontrant les monde des subalternes qu’on ne fréquente surtout pas) et de la remise en cause de ses préjugés de classe et de sa propre famille. L’enquête qu’elle mène sur ce quartier dont elle n’a jamais entendu parler auparavant devient également une enquête sur ses origines et sur elle-même, qui lui permettra de s’ouvrir aux autres sans peur de ce qu’ils représentent socialement et politiquement. Merci Capitaine ! Sur un sujet pas si simple, Lyonel Trouillot réussit donc un très beau livre sur l’apprentissage de la tolérance et de l’ouverture. Un livre qu’il n’est peut-être pas inutile de lire…
Quatrième et dernier volet de la tétralogie consacrée à Marie Madelaine de Montalte, l’amoureuse du narrateur (ils sont séparés depuis le premier volume…), une créatrice de mode qui dessine de drôles de robes (en miel, en romarin, etc…), Nue en termine en beauté avec le thème du sentiment amoureux déployé par Toussaint dans ces quatre romans. Peu ou pas d’intrigue (les meilleurs bouquins, entre nous soit dit), après avoir passé quinze jours ensemble les deux se séparent à Paris et le narrateur attend que Marie l’appelle, ce qu’elle ne fait pas, sans avoir l’idée qu’il pourrait tout aussi bien prendre son téléphone et l’initiative du coup de fil (ah, les hommes !). Le narrateur pense donc à sa Marie, à cette femme au « tempérament océanique » (une caractéristique déjà évoquée dans Fuir), il l’invente et la réinvente sans cesse, bons et mauvais côtés ressassés sans cesse, avec humour parfois (un humour assez souvent réservé aux parenthèses), avec amour toujours. Il pense à leurs moments passés, les revit, les revisite, repense à ses propres dérobades (comment il l’épie à travers le hublot du toit d’une salle d’exposition où elle est l’artiste présentée, et il n’entre pas dans la salle car, bien sûr, il n’a pas de carton d’invitation même s’il est plus ou moins attendu et, en plus, il y a un gardien qui pourrait bien ne pas le voir avec plaisir et, bref !…), il est spécialiste des dérobades et s’absente même quand il est censé être présent… Bref, Jean-Philippe Toussaint s’est choisi un thème d’une banalité déconcertante et difficile à traiter (écrire sur le sentiment amoureux !) qu’il traite avec une finesse et une délicatesse à la hauteur des plus grands, en véritable écrivain. Et comme dans Fuir, il nous fait le coup d’une intrigue qui pourrait s’emballer en s’envolant vers le polar, le thriller ou le roman noir, mais que nenni, c’est une fausse piste, tout est dans l’analyse des sentiments, mes agneaux, c’est vraiment de la grande écriture, mes lapins, il faut lire ça sans barguigner, et derechef s’il vous plaît.
Deuxième volet de la tétralogie de Marie, Fuir est un roman de Jean-Philippe Toussaint que ses essais sur sa pratique d’écriture m’a donné envie de lire. Ecrire, dit Toussaint, c’est fuir… S’éloigner du monde réel pour tenter d’en livrer la substantifique moelle, comme il le dit à peu de chose près. Si tel est le cas pour cet écrivain contemporain dont la pensée est éminemment sympathique, intelligente, attrayante, alors, sans doute, ce texte doit-il donner au lecteur un aperçu « au plus près » de sa poétique. Autant donc recommencer la découverte de cet auteur (après une lecture de son seul premier roman, La Salle de bain, choisi à l’époque pour son titre, et un peu pour son résumé qui m’avait sans doute fait penser à L’Homme qui dort, de Perec…) en lisant Fuir. Le discours de Toussaint sur le style m’a fait également penser que l’homme avait revu sa façon d’écrire, en cherchant à sortir d’un style qui m’avait paru minimaliste dans son premier livre.
En effet, Fuir est un roman dans lequel le style est travaillé, loin de la « ligne claire » des un-e-s et des autres, et la phrase longue n’y est pas rare, l’écrivain cherche clairement une voi-e-x différente, comme ses essais le laissent penser. Quand l’urgence est au rendez-vous, l’urgence littéraire dont il développe de façon intéressante le concept dans L’Urgence et la patience, quand le thème de la fuite est présent et emporte tout, sans pour autant laisser de côté l’intrigue (car la fuite y est centrale), le texte se met à vivre intensément et l’écriture est là, le souffle, le style, bref la littérature. Marie, la compagne du narrateur, personnage central de cette série de quatre romans, est absente pendant le deux premiers tiers du texte, qui se passe en Chine. Une femme, Li Qi, pourrait, sinon la remplacer, du moins en être une sorte d’alternative. Mais il n’en sera rien. Un homme, inquiétant, pour le moins, accompagne le narrateur même quand il pense en être débarrassé, au point de croire qu’il n’existe que pour ne lui laisser aucune autonomie. Il en va peut-être autrement. Mais il s’agit de la tétralogie de Marie, et la dernière partie du livre ramène l’intrigue et le lecteur vers elle, sur l’île d’Elbe, contraste saisissant entre les villes de Shangaï et Pékin, grise et polluée, et la luminosité d’azur de la Méditerranée. Pourquoi le narrateur doit-il retrouver si soudainement cette femme qu’il aime et interrompre brusquement son voyage, entamé sous de bons auspices, malgré quelques rebondissements douteux, qui l’entraînent vers un monde d’illusion dont il est sans doute préférable de se tenir à distance, pourquoi le retour en Europe s’impose-t-il si impérativement ? La réponse à cette question est à vrai dire sans importance. L’essentiel est de suivre ce narrateur dans cette errance qui mène vers Marie, une femme qu’il fuit sans pouvoir la quitter, une femme qui le quitte sans pouvoir le fuir, en se laissant porter par une écriture des sensations qui vaut qu’on se détourne du tout-venant des romans sans profondeur. Retrouvailles réussies avec la littérature de Jean-Philippe Toussaint, cet admirateur sincère de Beckett qui a trouvé sa voie et mérite plus qu’une simple considération. Si écrire, c’est fuir, alors Jean-Philippe Toussaint fuit très bien…
Alberto Manguel, qui fut en ses jeunes années lecteur de Borges (voir son court récit Chez Borges). Alberto Manguel, l’essayiste (voir son Journal d’un lecteur ou La Cité des mots). Enfin, Alberto Manguel, le romancier. Tous les Hommes sont menteurs est donc un roman, qui expérimente une narration tournante : cinq parties, cinq narrateurs différents, et le premier narrateur n’est autre qu’Alberto Manguel lui-même. Ce n’est d’ailleurs pas la partie la mieux réussie. Tout tourne autour autour d’un personnage, Alejandro Bevilacqua, qu’on sait mort dès le début du livre. Terradillo, un journaliste français d’origine espagnole, mène l’enquête sur la mort inexpliquée de ce réfugié argentin. Chaque narrateur du livre donne sa vision du personnage, vision divergente des quatre autres, bien sûr. On ne se demande évidemment pas qui ment, sans doute aucun. En revanche, les personnages secondaires mentent sans doute, dans l’intrigue. Bevilacqua, qui ne se lasse pas de raconter sa vie à ceux qui veulent bien l’écouter, même si comme Manguel ils en sont las, ment sans doute sans même en être conscient. Qui est donc ce Bevilacqua ? Pauvre bougre sans relief, élevé par une grand-mère rigide et castratrice, selon Manguel ; génie littéraire auteur d’un seul livre, mais un chef-d’œuvre, selon sa dernière maîtresse, édité à Madrid sans que Bevilacqua ne soit prévenu, livre qui est le déclencheur de la mort de son présumé auteur ; imposteur, salaud littéraire, selon Manuel Olivares, qui prétend être le véritable auteur d’Eloge du mensonge, ce chef-d’œuvre édité sous le nom de Bevilacqua ; salopard qui a séduit la femme d’un autre, du nom de Gorostiza, sauf que ce Gorostiza, fils de colonel, le vendra, lui et celle qu’ils aiment tous les deux, aux militaires argentins, ce qui lui vaudra de connaître les geôles et la torture de la dictature ? Difficile de faire un portrait objectif du personnage, ce à quoi renonce finalement le dernier narrateur du roman, Terradillos, ce journaliste qui ne se sent pas l’âme d’un conteur ou d’un romancier et renonce à écrire la vie de cet écrivain si particulier. Un seul livre, et aussitôt publié, la mort ! Comment écrire un texte objectif à partir de témoignages si contradictoires ?
Manguel s’est sans doute bien amusé en écrivant ce roman, malgré des débuts un peu laborieux (psychologie un brin ennuyeuse, étalage d’une culture littéraire énorme, mais parfois encombrante, même quand Manguel convoque Enrique Vila Matas, qui connaît bien sûr Bevilacqua, à l’aune de son Bartleby et cie, roman sur les écrivains qui préfèreraient ne pas… écrire, et abandonnent la littérature après un ou deux bouquins, quelques lourdeurs dans l’intrigue qui rendent la lecture un rien redondante…), et réussit à embarquer son lecteur dans ce kaléidoscope qu’est le roman, dans lequel se reflète, toujours changeant, toujours changé le visage multi-facettes d’Alfredo Bevilacqua, homme falot ou homme génial, véritable Bartleby de l’écriture ou auteur de mauvais romans-photos, terrible séducteur ou homme qui ne choisit pas en amour, salaud ou héros. Bevilacqua, Bevilacqua, Bevilacqua. Amour et littérature, création et imposture. Pas étonnant que Manguel ait convoqué dans son bouquin le grand Vila Matas. Vila Matas aurait pu écrire ce roman. Je pense même que c’est lui qui l’a écrit et l’a offert à Manguel, comme il se plaît à le faire avec le critique français d’art, Jean-Yves Jouannais, qui le lui rend bien, d’ailleurs, en lui offrant certains de ses bouquins que Vila Matas publie alors à son nom sans barguigner.
Les Petrov, la grippe, etc, du poète russe Alexei Salnikov, est bien sûr le roman qui a été adapté par le trublion génial du cinéma Serebrenikov (titre : La Grippe de Petrov, chroniqué sur ce blog il y a déjà quelques mois). L’image de couverture du roman dans sa traduction française est d’ailleurs issue du film… Il est rare de lire un livre après en avoir vu l’adaptation cinématographique, c’est le plus souvent dans l’autre sens que les choses se font… Il est assez rare, il me semble, de préférer le film au livre. C’est pourtant le cas pour ces deux objets si proches et si différents que sont La Grippe de Petrov et Les Petrov, la grippe, etc., que je n’ai pu m’empêcher, pendant ma lecture, de comparer. Il est vrai que le film est d’une force étonnante. Serebrenikov, sans être infidèle au texte, en a magnifié les passages les plus importants, a su tirer parti des particularités des personnages pour filmer quelques scènes d’anthologie… Par exemple, Petrova, la femme de Petrov, durant ses crises de folie, quand elle se transforme en tueuse sans pitié, devient un personnage fantastique, dont les pupilles se dilatent au point que l’iris en devient entièrement noire, et que même le blanc de l’œil disparaît. C’est le signal du début de sa folie meurtrière, qu’elle assouvit joyeusement, du poing ou au couteau, sur des hommes dont le comportement a le malheur de lui déplaire. Dans le livre, ou plus exactement dans le chapitre sobrement intitulé Petrova devient folle, ces excès de folie sont annoncés par une « spirale froide qui palpitait en elle, dans la zone de son plexus solaire », ce qui est moins impressionnant que le regard modifié du personnage dans le film. D’autant que ce qui est dans le livre présenté comme une forme de folie, n’est pas commenté dans le film, mais donne lieu à deux scènes d’une violence magnifiée par la mise en scène et son aspect fantastique et fantasmé.
Ce n’est évidemment pas tout, là où le film semble à plus d’une occasion complètement délirant, le roman reste sage, tant dans son intrigue que dans sa forme narrative. On y retrouve avec plaisir les personnages de Petrov, Petrova et Petrov junior, le personnage insupportable d’Igor, une vague connaissance de Petrov qui obtient à peu près toujours ce qu’il veut des autres, à savoir qu’ils sortent avec lui le soir pour s’enivrer de vodka dans des errances sans fin à travers la ville et le froid. Mais là où le film fait de la virée de Petrov et Igor, dans un corbillard garni (d’un cercueil et son macchabée, et du chauffeur !), le centre de sa narration (en le magnifiant par une folie de bon aloi et quelques effets simples, mais d’une efficacité et d’une esthétique incroyable), le roman ne lui consacre qu’une courte partie de son premier chapitre, pour ensuite se concentrer sur la vie des Petrov, ce qui se passe dans la tête de Petrov, ce qui se passe en Petrova quand elle pète un plomb…
De ce point de vue, la lecture du roman m’a sans doute paru un peu longuette, même si j’avais plaisir à retrouver l’univers de cette famille, « entre délire et réalité » comme le dit la quatrième de couverture, mais quand il s’agit de narrer entre délire et réalité, Serebrenikov est indépassable. Les trois cent pages du roman m’ont donc paru un peu trop nombreuses, on aurait pu sans doute se contenter de deux cents, mais il s’agit malgré tout d’un bon premier roman et je serais curieux d’entendre un lecteur qui n’aurait pas vu le film me parler du texte d’Alexei Salnikov. Pour finir, en pensant que l’image peut sans doute rendre un univers délirant avec plus d’efficacité que la phrase, il me revient à la mémoire que Salnikov est un poète (visiblement reconnu dans son pays comme l’un des plus importants du moment) et qu’il ne devrait donc pas manquer d’images fortes et de capacité à aller du côté de la folie en mettant le feu à son texte et ses phrases. Ce n’est hélas pas le cas dans ce roman qui ne manquait pourtant pas d’occasions de mettre en branle une machine poétique forte et turbulente, en particulier dans les quelques scènes qui s’y prêtaient et il s’en trouve quelques-unes. Mais le texte reste sage, trop sage. Hélas, mille fois hélas.
Laura Vazquez est une jeune poétesse marseillaise dont l’œuvre de poésie sonore peut sans doute, si l’on veut y apposer une étiquette, être située dans la filiation d’un Christophe Tarkos. Ici, avec La Semaine perpétuelle, on a affaire à un premier roman, dont la poétique est proche de ce que Vazquez écrit habituellement, et qui peut faire penser à ce qu’écrit Charles Pennequin (même si la jeune auteure ne le citerait sans doute pas parmi ses influences, ce dont à vrai dire je ne sais rien). Autant dire que ce livre n’est pas à classer sur le même rayon que les romans plan-plan qui inondent les tables des librairies, ces bouquins sans âme, ces bouquins qui ne cherchent surtout pas à expérimenter, ces bouquins à l’intrigue linéaire, ces livres assez impersonnels qu’on oublie aussitôt qu’on les a lus, soulagé d’en finir avec eux. Bref, La Semaine perpétuelle narre, si on peut dire, si on veut en résumer « l’intrigue », l’histoire d’une drôle de famille : le père a des éponges pour tout, plafond, sol, murs, couverts, grand-mère, enfants, même pour effacer le passé, enfin il aimerait en avoir une de ce genre, et il nettoie tout, sans cesse ; Sara, la fille aînée, ne supporte pas trop la réalité trop proche ; Salim, le fils, ne sort plus de la maison, ne va plus à l’école, et publie sur Internet des vidéos, mais aussi des poèmes ; la grand-mère est malade et même plus, elle va mourir si sa fille ne lui fait pas don de je ne sais plus quel organe, peut-être du sang. La mère s’est barrée, elle a abandonné toute la maisonnée, le père ne veut plus parler d’elle, ça le met en colère, il veut l’oublier. Voilà le fil rouge de ce texte, qui part vers d’autres cieux, poétiques, à la moindre occasion. Les jeunes protagonistes du livre ont toujours le portable à la main et le texte parle beaucoup des publications délirantes de Salim, mais aussi de ce qu’il trouve sur Internet, des commentaires sur ses vidéos ou ses textes.
L’écriture est étrange, simple, obsessionnelle, répétitive (cf Pennequin) et n’est pas celle de la majorité des romans, il s’agit d’une écriture poétique, on pourrait dire que La Semaine perpétuelle est un roman-poème (cf Pennequin). En voici l’incipit : « Une tête ne tombe pas, elle ne peut pas tomber. Elle est reliée par un fil qui descend jusqu’en bas de la personne, et sil la tête tombe, le reste tombe. Il ne faut pas casser notre tête, mais on peut casser nos membres. Quand on se casse un membre, on se souvient du membre. Quand une dent s’infecte, elle vibre à l’intérieur, on dirait qu’elle nous parle. » etc… Il y a quelques trouvailles dans l’histoire, un espace noir dans la chambre de Sara, par exemple, dans lequel il ne faut pas entrer, qu’il ne faut pas approcher de trop près. Un jour, Sara dit à son père qu’elle est entrée dans le trou noir de sa chambre. Il ne lui ai rien arrivé de grave, mais le père n’aime pas ça, il lui reproche, il reproche à ses enfants, de toujours faire des histoires. Il a l’assistante sociale, un homme, sur le dos depuis que Salim n’est plus scolarisé. Le père est inquiet, il ne voudrait pas perdre le logement social qu’on lui a accordé. « Je peux vous enlever votre maison, ce qui compliquerait une situation déjà complexe, et ça personne ne le souhaite, monsieur, surtout pas moi, surtout pas vous, vice-versa. (…) Tous les documents relatifs aux personnes à charge ont été remplis par ma supérieure dans un bureau blanc sur un ordinateur énorme. Un bureau neuf, non personnalisé, sur un ordinateur immense. J’ai assisté en personne à la procédure d’unification des éléments. La situation est alarmante, monsieur, façon de parler bien sûr, car alarmante ne signifie pas qu’une alarme va sonner dans votre maison, ne vous y trompez pas. » Voilà comment parle l’assistante sociale, qui est un homme.
Le roman est long (320 pages), il aurait sans doute pu être plus court, sans que l’ensemble en souffre. Laura Vazquez a écrit une œuvre originale, depuis sa voix de poète sonore, un texte qui mérite de trouver ses lecteurs et ses lectrices, car tous les écrivains qui cherchent autre chose, ce qui est son cas, le méritent. Lisez sans peur Laura Vazquez !
Court recueil d’articles sur l’écriture, L’Urgence et la patience confirme que Jean-Philippe Toussaint est un écrivain très à l’aise avec le recul réflexif sur sa pratique et un lecteur dont les goûts littéraires sont aussi avisés que ses analyses. Tout comme dans le récent ouvrage de la collection Secrets d’écriture, Toussaint y revient d’abord sur ses premiers pas d’écrivain, avec une modestie remarquable, puis, dans un très court texte, sur ses bureaux (un lieu de travail comme un autre), avant de nous offrir un texte plus conséquent sur ce qui constitue à ses yeux l’essentiel de l’acte d’écriture, deux façons de faire qui s’opposent et se complètent, s’opposent et se marient, l’urgence et la patience, deux notions qu’il juge « apparemment inconciliables » (mais les apparences sont trompeuses, on le sait). Sans patience, la patience qui permet au livre de se construire peu à peu, sous le crâne de l’écrivain, puis sous sa plume, pas d’urgence en vérité. Sans l’urgence, celle qui permet au texte de venir comme l’eau coule de source, celle qui permet aux phrases de s’agencer à merveille, à quoi servirait la patience ? Il y a chez les écrivains, souligne Toussaint, des patients (Flaubert en serait sans doute le premier représentant) et des urgents (Rimbaud), mais au bout du compte, comme toujours avec ce genre de catégorisations, chaque écrivain est inévitablement les deux à la fois, avec sans doute une tendance dominante. Après ce chapitre qui donne son titre au livre, quelques articles moins forts, dont ceux consacrés à la lecture de Proust, mais qui parle surtout des fauteuils dans lesquels Toussaint a lu la Recherche, et à la lecture de Dostoïevski (plus pertinent), dans lequel l’auteur se penche sur le don du Russe quand il s’agit de manier la prolepse. Avant de finir en beauté avec trois articles consacrés à la seule influence de Toussaint, le grand, le génial Samuel Beckett, influence que l’auteur a du dépasser pour pouvoir écrire lui-même et se faire une personnalité d’écrivain. Dans cette fin de livre, le lecteur que je suis a bu du petit lait, car tout ce qui s’écrit sur l’écrivain irlandais me semble digne d’être lu. Et les textes de Toussaint n’échappent pas à cette croyance. Bref, je vous recommande L’Urgence et la patience à plus d’un titre, si vous vous intéressez aux essais littéraires, cela va sans dire.
« Comme chez tous les grands auteurs, comme dans tous les grands livres, c’est dans des questions de rythme, de dynamique, d’énergie, dans des critères de forme que le livre se joue. La voie avait été ouverte par Flaubert cent ans plus tôt, quand il rêvait d’un livre sur rien (« un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre, sans être soutenue, se tient en l’air »). Mais même de ce « rien » flaubertien, comme ultime matière romanesque exploitable, Beckett paraît se méfier. Beckett se méfie des agréments du « rien », comme il se méfie des outils qui pourraient l’exprimer. Beckett ne vise qu’à l’essentiel, dénudant la langue jusqu’à l’os pour approcher une langue inatteignable. S’il choisit d’écrire en français, c’est parce que le français lui apparaît comme une langue où l’on peut écrire sans style, alors que l’anglais offrirait trop d’occasions de virtuosités. Mais il y a, je crois, quelque chose de plus dans l’œuvre de Beckett, quelque chose qui se situe au-delà même du langage. Au-delà du langage, il reste quoi, alors, dans un livre, quand on fait abstraction des personnages et de l’histoire ? Il reste l’auteur, il reste une solitude, une voix, humaine, abandonnée. L’œuvre de Beckett est foncièrement humaine, elle exprime quelque chose qui est du ressort de la vérité humaine la plus pure. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)
« D’une certaine façon, l’œuvre de Beckett est inabordable, ou, pour le dire autrement, tous les critères habituels de présentation d’un livre sont ici caducs, inappropriés, débiles, inopérants. En général, pour présenter un livre, on évoque son histoire. Ici, l’histoire est absente, et l’intrigue, l’anecdote, réduite au minimum. L’histoire n’est pas l’enjeu, ce n’est pas là que le livre se joue, ce n’est pas l’essentiel. Il serait vain et téméraire (ou « frivole et vexatoire », pour reprendre de savoureux adjectifs de Beckett dans Murphy) de vouloir essayer de résumer Molloy, Malone meurt et L’Innommable. On échouerait nécessairement à remplacer les mots par les mots, quand il s’agit de Beckett. « J’ai l’amour du mot, les mots ont été mes seuls amours, quelques-uns » (Têtes mortes). Le contexte historique est tout aussi absent de l’œuvre de Beckett, il n’est jamais fait allusion à une situation politique ou à un contexte social, nous sommes dans un temps pur préservé de l’histoire, nous sommes dans un monde atemporel. Mais où sommes-nous, alors ? Nous sommes dans une conscience, me semble-t-il, dans l’esprit de Beckett, et nous y vivons heureux quelques heures, le temps de la lecture. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)
« Je ne me suis pas à proprement parler identifié à Molloy, ou à Malone, mais j’ai compris, en lisant Beckett, que c’était là une façon d’écrire possible. Les autres écrivains que j’admirais, Proust, Kafka, Dostoïevski, je pouvais les admirer sans avoir besoin d’écrire comme eux, mais avec Beckett, c’était la première fois que je me trouvais en présence d’un écrivain auquel j’ai senti inconsciemment que je devais me mesurer, me confronter, de l’emprise duquel je devais me libérer. Sans en être vraiment conscient, je me suis mis à écrire comme Beckett (ce qui n’est pas une solution quand on cherche à écrire – car, qui qu’on soit, vaut mieux écrire comme soi). J’ai été au bout de cette impasse, j’ai connu une période d’abattement et de dépression. Cela a été une épreuve douloureuse, mais salutaire, j’ai dû me défaire de cette influence décisive, de ce regard terriblement lucide sur le monde, noir, pascalien, en même temps que porteur d’énergie et d’un humour triomphant. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)
« Je ne prends quasiment pas de notes préparatoires avant de commencer un livre. Il faut qu’un roman soit déjà en cours pour que ma pensée puisse s’accrocher à un épisode du livre existant, à une scène en gestation qui commence à émerger lentement dans mon esprit, à la manière de ces formes blanchâtres aux contours flous et mouvants qu’on voit se dessiner sur les échographies. Les notes, c’est donc plutôt pendant les phases d’écriture que je les prends. Parfois, à Ostende, je m’arrête sur la digue et j’exhume un carnet de ma poche, que j’extrais de chiffonnements de mouchoirs en papier pailletés de grains de sable, pour griffonner rapidement quelques mots debout sur la digue, dans le vent et la bruine, parfois sous l’averse, c’est très beau de voir alors cette idée que je note se diluer instantanément sous la pluie. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)
« L’urgence est un état d’écriture qui ne s’obtient qu’au terme d’une infinie patience. Elle en est la récompense, le dénouement miraculeux. Tous les efforts que nous avons consentis au préalable pour le livre ne tendaient en réalité que vers cet instant unique où l’urgence va surgir, le moment où ça bascule, où ça vient tout seul, où le fil de la pelote se dévide sans fin. Comme au tennis après les heures d’entraînement, où chaque geste est analysé, décomposé, et refait à l’infini, mais reste raide, figé et sans âme, il arrive un moment, dans la chaleur du match, où on commence à lâcher ses coups et où on réussit certaines choses qui auraient été inimaginables à froid et n’ont été rendues possibles que par la rigueur et la ténacité de l’entraînement qui a précédé. Dans ces moments, dans la chaleur de l’écriture, on peut tout tenter, tout nous réussit, on effleure la bande du filet, on frôle les lignes, on trouve tout, instinctivement, chaque position du corps, le fléchissement idéal du genou, la façon d’armer le bras et de lâcher le coup, tout est juste, chaque image, chaque mot, chaque adjectif pris à la volée et renvoyé sur le terrain, tout trouve sa place exacte dans le livre. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)
« Tout commence et tout finit toujours par la patience dans l’écriture d’un livre. En amont, il faut laisser le livre infuser en soi, c’est la phase de maturation, les premières images qui viennent, les personnages qui s’esquissent. On rassemble de la documentation, on prend des notes, on élabore mentalement un premier plan d’ensemble. Cette phase de préparation poussée à l’extrême, le danger serait de ne jamais commencer le roman (le syndrome de Barthes, en quelque sorte), comme le narrateur de La Télévision qui, par scrupules exagérés et souci d’exigence perfectionniste, se contente de se disposer en permanence à écrire « sans jamais céder à la paresse de s’y mettre ». Car, s’il est essentiel de retenir longtemps un texte, il est quand même indispensable de le lâcher un jour. En aval, dès qu’une page est terminée, on l’imprime et on la relit, on l’amende, on la rature, on trace des flèches à travers le texte, on corrige, on ajoute quelques phrases à la main, on vérifie un mot, on reformule une tournure. Puis on réimprime la page et on relit, et ainsi de suite, à l’infini, traquant les fautes et débusquant les scories, jusqu’à l’ultime échenillage des épreuves. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)
« L’urgence, telle que je la conçois, n’est pas l’inspiration. Ce qui en diffère, c’est que l’inspiration se reçoit, et que l’urgence s’acquiert. Il y a dans le mythe de l’inspiration – le grand mythe romantique de l’inspiration – une passivité qui me déplaît, où l’écrivain – le poète inspiré -, serait le jouet d’une grâce extérieure, Dieu ou la Nature, qui viendrait se poser sur son front innocent. Non, l’urgence n’est pas un don, c’est une quête. Elle s’obtient par l’effort, elle se construit par le travail, il faut aller à sa rencontre, il faut atteindre son territoire. Car il y a bien un territoire de l’urgence, un lieu abstrait, métaphorique, situé dans des régions intérieures qui ne s’abordent qu’au terme d’un long parcours. C’est par l’immersion qu’il faut l’atteindre. Il faut plonger, très profond, prendre de l’air et descendre, abandonner le monde quotidien derrière soi et descendre dans le livre en cours, comme au fond d’un océan. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)
« D’ordinaire, l’urgence préside à l’écriture d’un livre et la patience n’est que son complément indispensable, qui permet de corriger ultérieurement les premières versions du manuscrit. Chez Proust, il semblerait que la patience précède l’urgence. Proust n’écrit pas de première version d’A la Recherche du temps perdu, il se contente de vivre, il prend tout son temps, comme s’il relisait avant même d’avoir écrit. C’est sa vie, la patience, et l’urgence, c’est son œuvre. Mais chaque façon personnelle de concevoir l’écriture est une névrose unique. Kafka, tous les soirs, se mettait à sa table de travail et attendait l’élan qui le porterait à écrire. Il avait cette fois en la littérature, il ne croyait qu’en elle (« je ne peux ni ne veux être rien d’autre »), et il pensait tous les soirs qu’adviendrait pour lui cet idéal inaccessible : écrire. Parfois, en effet, cela venait. Il a écrit Le Verdict en une nuit, et La Métamorphose sera écrite dans le même état de grâce. A côté de ces nuits de fièvre et d’urgence, la pratique de l’écriture est une quête aride au quotidien pour Kafka. Rien ne vient, jamais. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)
« La ligne du livre doit-elle toujours être crescendo de la première à la dernière ligne ? Non, on peut ménager des accélérations à l’intérieur même des parties, on peut jouer avec les ruptures de rythme, on peut faire résonner la dernière phrase d’un paragraphe. Toutes ces choses se calculent, se dosent et se mesurent. Ce sont des questions techniques, c’est affaire de métier. Un livre doit apparaître comme une évidence au lecteur, et non comme quelque chose de prémédité ou de construit. Mais cette évidence, l’écrivain, lui, doit la construire. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)
« Il y a parfois une contradiction entre le désir que j’ai d’écrire des phrases qui peuvent durer, qui sont proches de l’aphorisme et la nécessité que de telles phrases n’arrêtent pas la lecture, ne la freinent même pas. Il faut que ces phrases se fondent dans le cours du roman, sans nuire à sa fluidité, qu’elles s’enfouissent dans le texte, presque camouflées, de façon qu’elles brillent sans trop attirer l’attention. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)
« Il y a toujours en jeu, je crois, dans l’écriture, ces deux notions apparemment inconciliables : l’urgence et la patience.
L’urgence, qui appelle l’impulsion, la fougue, la vitesse – et la patience, qui requiert la lenteur, la constance et l’effort. Mais elles sont pourtant indispensables l’une et l’autre à l’écriture d’un livre, dans des proportions variables, à des dosages distincts, chaque écrivain composant sa propre alchimie, un des deux caractères pouvant être dominant et l’autre récessif, comme les allèles qui déterminent la couleur des yeux. Il y aurait ainsi, chez les écrivains, les urgents et les patients, ceux chez qui c’est l’urgence qui domine (Rimbaud, Faulkner, Dostoïevski), et ceux chez qui c’est la patience qui l’emporte – Flaubert, bien sûr, la patience même. » Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience (2012)
Plongée saisissante dans les pensées intimes, le flux de conscience (ou d’inconscience) d’un délinquant sexuel américain, d’un pervers de tout premier ordre au rêve récurrent, transformer l’un des jeunes gens qu’il ne peut s’empêcher de kidnapper et violer en zombi tout à ses ordres et à sa dévotion par une simple opération d’une barbarie innommable de lobotomie imitée des techniques de la psychiatrie de son pays – le schéma de lobotomie transorbitale, directement sorti d’un livre scientifique américain des années 80 fait frissonner – et aux fantasmes effrayants par leur naïveté autant que par leur folie, Zombi n’est pas un roman à mettre entre toutes les mains. Quentin, qui ne se nomme que par ses initiales, Q.P., est un pauvre type, d’une naïveté infantile, mais aussi une victime autant qu’un bourreau. Il a du mal avec le contact visuel, qu’il évite la plupart du temps, éprouve peu ou pas d’émotions (sinon à l’idée de posséder un ZOMBI rien qu’à lui, ce qui l’excite au plus haut point), parle parfois de lui à la troisième personne du singulier, ne rêve pas, est attaché à son obsession numéro 1 : réussir, en enfonçant un pic à glace dans l’œil d’un des jeunes types qu’il kidnappe en les endormant afin de toucher une partie de leur cerveau et le priver d’une bonne de certaines de ses facultés intellectuelles et le transformer ainsi en ZOMBI obéissant et aimant. « Un vrai ZOMBI serait à moi pour toujours. Se mettrait à genoux devant moi en disant JE T’AIME MAÎTRE, IL N’Y A QUE TOI MAÎTRE. ENCULE-MOI MAÎTRE A ME DEFONCER LES BOYAUX. & j’essuie la purée poisseuse dans des poignées de papier hygiénique & retourne dans mon box où je les laisserai cachés dans ma serviette pour qu’ECUREUIL les débarrasse sans le savoir. MON ZOMBI ! » Nous sommes donc dans le cerveau d’un grand malade, et pour le meilleur comme pour le pire, car c’est lui qui parle du début jusqu’à la fin, avec sa langue, son absence totale de recul ou de culpabilité, ses fantasmes, etc… et le lecteur n’a pas d’autre choix que de le suivre dans toutes ses turpitudes, et il n’en manque pas dans ce roman décapant, puisque toutes ses tentatives de zombification des types dont il s’amourache le temps d’un passage à l’acte échouent et se finissent inévitablement par la mort du cobaye. Qu’à cela ne tienne, Quentin laisse passer un peu de temps avant de renouveler l’essai. Rien ne peut l’en empêcher, ni le psychologue qui le suit depuis qu’il a été jugé pour agression sexuelle sur mineur, ni son père, un prof d’université renommé et adepte de la bonne morale WASP, qui a pourtant trempé dans des expériences scientifiques douteuses avec son mentor, un vieux prof dont on apprend les méthodes après sa mort (il fait alors disparaître de son domicile les photos qui les montraient ensemble, lui encore jeune étudiant, son prof, plus âgé), c’est en tout cas ce qu’on peut déduire de ce passage du livre, ni sa sœur, proviseure d’établissement scolaire, ni sa mère, qui ne fait que pleurnicher à l’idée que son Quentin soit un délinquant, mais se leurre le plus souvent en imaginant que c’est Dieu merci imposssible.
Carol Joyce Oates signe un drôle de livre, un peu cradingue et très souvent drôle, au rythme soutenu (l’usage de l’esperluète à la place du « et » y aide bien, mais aussi le choix d’une langue orale et « diminuée »), l’absence de narrateur externe permet d’éviter le jugement, car Quentin s’accepte tel qu’il est, les chapitres courts ne font pas s’appesantir le texte sur la psychologie du personnage, on est la plupart du temps dans le factuel ou dans les rêves éveillés et les stratégies du malade mental, et le texte est accompagné des dessins maladroits ou ridicules de Quentin. Bref, c’est brut de décoffrage, et sacrément efficace. On a parfois « les dents du fond qui baignent », mais il ne faudrait pas s’en plaindre. Après tout personne ne nous a forcé à suivre les aventures de Quentin, un triste exemplaire parmi tant d’autres de ce que la société américaine peut créer de plus mauvais.
Ecrit en 2019, Le Président est donc le dernier roman d’Aira traduit en français (et stratégiquement, voire avec opportunisme, publié en pleine campagne électorale française), après ce qui reste sans doute son chef-d’œuvre absolu, Prins. Premier élément qui fait la grandeur de ce nouvel opus, un style particulièrement léché, et il ne s’agit pas de resservir l’argument éculé de la traduction pour évacuer cet aspect (la traductrice, Christilla Vasserot, a réalisé un travail remarquable, sans aucun doute fidèle à la qualité stylistique de l’original, et si ce n’était pas le cas elle ferait sans doute autre chose…). Pour le reste, on est en terrain connu avec le maestro Aira, Le Président est un nouvel ovni littéraire qui, l’air de ne pas y toucher, aborde la réalité par le biais du conte et entraîne le lecteur dans les méandres d’une histoire à dormir debout pour lui donner à réfléchir sur le politique autant que sur le littéraire, sur les rapports entre fiction et réalité ou entre réalité et fiction.
Comme l’a dit le divin Bolaño, qui a signalé l’auteur argentin par ce jugement, « Une fois que vous avez commencé à lire César Aira, vous ne pouvez plus vous arrêter. »… et je l’ai cru, ne manquant dès lors aucune de ses nouvelles publications françaises. Et avec Aira, on va de surprise en surprise, toujours embarqué dans des histoires dans lesquelles l’imaginaire est roi et les sacro-saintes règles de la narration remises en cause et jetées aux orties par un écrivain au talent duquel tout est permis (la marque des grands). Notre président argentin n’est donc pas du genre réaliste. Grand procrastinateur devant l’éternel (son seul acte d’importance semble être de tenir un carnet des choses qu’il se doit de réaliser en s’en gardant surtout), il sort chaque nuit dans la ville de Buenos Aires, pour observer le petit peuple, les gens qui dépendent de son inaction, et sans doute découvrir dans ce spectacle chaque nuit renouvelé le grand secret de la réalité, une réalité dont il se méfie en s’en tenant à bonne distance, tout comme il s’impose la pauvreté pour ne pas sombrer dans la corruption et donner ainsi à ses opposants des arguments pour abréger son mandat. Le jour, il dort ou lit le journal, le numéro unique d’un journal écrit pour lui seul et attend le soir pour ressortir. Quoi d’autre ? penserez-vous… Le Président marche la nuit en pensant à son ami d’enfance, le petit Birrete, devenu fou ou mort (le président n’en sait rien), et aux deux femmes de sa vie : Xenia, l’autonome, la pragmatique, celle qui n’a jamais eu besoin de personne pour vivre et survivre, librement, dont il aimerait percer le secret pour en faire profiter son peuple (qui en aurait sans doute besoin par ces temps de crise), qui tient une petite boutique dont lui a fait don le président ; et la Rabina, celle qui a fait son initiation sexuelle et amoureuse. Les deux femmes ont pour point commun de s’être fait kidnapper par des demandeurs de rançon (jamais payées par le Président, trop pauvre pour cela, et qui pense que payer pousserait les brigands à demander toujours plus.
Le président marche donc, flâne la nuit dans sa ville, et le texte nous livre, outre son histoire minimaliste, son flux de conscience et ses inventions, son imaginaire, ses hypothèses, car il pense que Ravina n’a jamais été libérée, et il se dit qu’il doit régler deux affaires, celle-ci, et celle qui lui permettrait de partager avec toute l’Argentine le secret intime de Xenia, mais il nous livre aussi son regard sur la réalité du pays, tout ce qui fait de lui, évidemment, un alter ego du romancier, ce que confirme la fin du roman, traitée en une page sans qu’on la voie venir, alors que l’on approche de la dernière phrase en se demandant une nouvelle fois comment Aira va s’en sortir pour boucler son texte. Il y a aussi dans ce roman très court, mais plein d’idées et d’axes de lecture, deux lieux symboliques, l’Hôpital Argerich, hôpital présidentiel auquel le président semble ne pas pouvoir accéder, et un autre, le Prestige Hygiénique, bâtiment gigantesque et inachevé, sorte d’équivalent romanesque de la Tour de Babel, devenu le repère de tous les délinquants et criminels de la capitale argentine, deux lieux aimantés vers lesquels notre président est toujours attiré et qui mériteraient une étude approfondie pour en comprendre les secrets fictionnels. Bref, il n’est l’heure de se livrer à ce genre de conjectures et les futurs lecteurs du dernier roman traduit de César Aira, prévenus de l’importance de ces espaces, s’en occuperont (le rôle de l’espace chez Aira est bien plus important que celui du temps et son œuvre énorme pourrait s’intituler « L’espace retrouvé »). Il y aurait aussi la « chambre » du président, dans la Casa Rosada, un tout petit réduit à peine meublé, où il passe ses journées et ses chaussures à semelles orthopédiques qui auraient bien besoin d’être changées (mais leur prix !…). Conte oriental façon Aira, satire politique ou regard « crépusculaire » d’un écrivain posé sur la fragilité de la condition humaine (comme le suggère en vrac la quatrième de couverture de l’édition française), qu’importe, il me semble bien à moi que ce livre est un nouveau texte sur la fiction et les raconteurs d’histoire à la Aira, qui se tiennent à distance de la réalité pour mieux en décrire, en creux, les ressorts. Lisez César Aira, il en restera de toute façon quelque chose, vos livres d’Aira !
Les journaux d’écriture d’Annie Ernaux (de 1982 à 2015) portés à la connaissance des lecteurs par l’édition forment ce texte intitulé L’Atelier noir (excellent titre). On y découvre les inquiétudes de l’écrivaine quant à la mise en roue de ses projets, ses questionnements (parfois redondants, comme le sempiternel problème de la personne à choisir, « je/elle » le plus souvent), sa recherche permanente d’une forme à donner à chaque texte en gestation. On est prévenu dès la lecture de la quatrième de couverture, signée par l’auteur : « C’est un journal de peine, de perpétuelle irrésolution entre des projets, entre des désirs. Une sorte d’atelier sans lumière et sans issue, dans lequel je tourne en rond à la recherche des outils, et des seuls, qui conviennent au livre que j’entrevois, au loin, dans la clarté. »
Il s’agit également, de l’aveu de l’écrivaine, d’un « pas de côté » suggéré par deux éditrices, donc d’une commande. Pas de côté par rapport à l’écriture, aux livres « habituels » d’Annie Ernaux. Pas de côté dont elle se sent incapable, comme elle se sent incapable de définir son chemin d’écriture. En se décidant finalement à publier ces textes « secrets », après hésitation (« Mais allais-je exposer les doutes, les hésitations, les recherches vaines, les pistes abandonnées, tout ce travail de taupe creusant d’interminables galeries, qui prélude à l’écriture de mes livres »), en considérant qu’elle prend un risque à le faire – on peut se demander si elle n’a pas finalement opté pour une solution de facilité. Avec une ambition, annoncée, de son chantier d’écriture : « faire advenir un peu de vérité ».
De ce point de vue, L’Atelier noir est une réussite. Pour le lecteur qui espère y trouver des questionnements littéraires de premier ordre, des pistes de réflexion nouvelle sur l’écriture et la genèse des œuvres, le texte n’est sans doute pas aussi percutant et efficace que les essais d’auteurs sur leur œuvre et leurs méthodes d’écriture (cf Le Voyageur, de Robbe-Grillet ; C’est vous l’Ecrivain, de Toussaint ; J’habite une tour d’ivoire, de Handke), textes dans lesquels une réflexion intellectuelle de haute volée est proposée au lecteur. Ici, dans ces carnets d’écriture, on est loin de cela. Les questions se posent, parfois de façon répétitive, sans que les réponses qui y sont parfois apportées (pas toujours) ressemblent à des révélations sur une méthode d’écriture et sur la littérature. Ce n’est pas pour autant un texte indigent ou inintéressant, ça se lit avec plaisir par moments (en particulier quand Ernaux y parlent de certaines de ses lectures, parfois sans complaisance), mais certaines périodes laissent le lecteur sur sa faim, sans doute parce que les carnets sont livrés de manière assez « brute de décoffrage », sans réécriture et dans un mode « notations », comme un abrégé des interrogations inévitables que posent des projets de textes dont l’objectif est la plupart du temps le sempiternel « écrire la vie » d’Annie Ernaux. Par ailleurs, on ne sait pas toujours de quel projet exact il s’agit, les textes dont il est question n’étant pas forcément signalés par le titre qu’ils auront une fois édités. En fin d’année, la mention du titre du livre enfin achevé et publié est faite et on comprend alors, si on ne l’a pas encore deviné, de quel objet il était question. En filigrane de ces années de doutes et d’hésitations, on perçoit quelque chose comme la genèse d’une œuvre dans son intégralité (ou presque) et on se fait une idée, partielle quoiqu’intéressante, de la vie artistique et intime d’une écrivaine sur une période de trente-trois ans. On peut voir le verre à moitié vide ou le verre à moitié plein, en fonction de l’intérêt qu’on porte à l’œuvre de l’auteure née à Yvetot (76). Quoi qu’il en soit, L’Ecriture comme un couteau, son essai sur sa propre poétique, m’a paru, même s’il ne m’a pas comblé, plus profond et puissant que ses « journaux d’écriture » – ceux d’Henry James, l’auteur du roman fantastique Le Tour d’écrou, m’avaient quant à eux ennuyé au point de les abandonner en cours de lecture et j’en viens à me dire que ces textes de préparation de l’écriture devraient sûrement rester dans les annales des écrivains plutôt qu’être publiés. Que cela ne vous empêche pas pour autant de lire L’Atelier noir si vous êtes un-e inconditionnel-le d’Annie Ernaux ou si vous êtes tout simplement curieux d’entrer dans l’avant des romans d’une écrivaine singulière et dans la mise à nue de ses inquiétudes ! Pour ma part, j’en sors peu convaincu, et très étonné par les références musicales, pour la plupart d’une banalité consternante, qu’Annie Ernaux cite dans sa mise en marche du processus de mémoire qui ouvre chacune de ses période d’écriture ! Mais c’est un détail sans importance, avouons-le.
« Hier soir j’ai regardé Wanda, le film de Barbara Loden. Je m’en souvenais peu, sauf qu’elle quitte son mari et ses enfants, elle erre à la merci des rencontres d’hommes. J’avais oublié la fin. Or cette fin est, pour moi aujourd’hui, affolante. La caméra cadre le visage, figé, de Wanda au milieu de fêtards, entre deux hommes dans une boîte. On la voit, muette, prenant la cigarette qu’un homme lui allume, tournant la tête à droite, à gauche, absente. Elle n’est plus là, elle n’est plus rien. Avant elle a dit « je ne vaux rien » à un homme. La caméra fixe son visage muet. Peu à peu celui-ci se dissout. » Annie Ernaux, L’Atelier noir
« Qu’est-ce qui me touche tant dans le dernier livre d’Alice Munro ? (Fugitives) »
« Ce que j’aime chez Alice Munro, c’est la justesse des moments, des pensées de femme, mais je souffre toujours de la forme traditionnelle de ses nouvelles. » Annie Ernaux, L’Atelier noir
Lues au moment où Munro a obtenu le prix Nobel de littérature, Fugitives m’a laissé sur la même impression que toutes ces femmes qui fuient une vie, un homme, une situation contraire… étaient décrites avec justesse, mais que l’écriture et la forme des nouvelles n’avaient absolument rien de nouveau, qu’il s’agissait d’un recueil qui rejoindrai dans l’oubli bien d’autres livres de nouvelles plus ou moins décevants. Les Lunes de Jupiter, autre recueil de nouvelles sur des femmes fragiles mais fortes lu en 2013 lui aussi, ne m’a pas convaincu qu’il y aurait le moindre intérêt à poursuivre la découverte d’une œuvre qui me semble finalement assez éloigné du génie qu’on peut parfois reconnaître aux auteurs nobelisés.
Voilà bien un roman qui illustre la citation trouvée il y a peu chez Annie Ernaux, citation de Kenzaburo Oé où il est question du style comme manière de mettre à distance le sens, de retarder l’apparition du sens, pour le lecteur, il va de soi ! L’Absence, de Peter Handke, pose à son lecteur sympathisant (ce qui ne veut pas dire adhérent) la question de l’acceptation de l’ennui face au style (s’ennuyer en lisant un roman ne condamne pas celui-ci à la médiocrité). L’Absence, aussi, lance au lecteur un défi (déjà rencontré chez Claude Simon) : « Lis ce livre jusqu’au bout si tu le peux ! » On y retrouve donc, comme souvent chez Handke (même si son œuvre est loin de nous être si connue) une évocation de la banalité du quotidien, et même si le voyage qu’entreprennent quatre personnages, anonymes, est tout sauf ordinaire, et même si ce moment de l’histoire du roman est un moment extraordinaire, ce que le lecteur ne découvre qu’en approchant du dénouement, mot approximatif dans la mesure où l’intrigue de ce livre, que le lecteur paresseux cherche comme pour pouvoir se raccrocher à une « valeur sûre », un truc qui va le rassurer un peu en le replongeant dans ses habitudes de lecteur paresseux et désireux de ne pas sortir des sentiers battus (et rebattus) de ce que trop de lecteurs paresseux ont tendance à considérer comme ce qui ferait La littérature, dans la mesure où l’intrigue de ce livre, disais-je, est une intrigue en filigrane et ne cherche pas à toute force un dénouement, c’est même peut-être le contraire puisqu’on pourrait aussi bien dire que la fin du texte renvoie à son début. Car tout dans ce roman exigeant tient sur le style, ce qui aurait semblé beau à Flaubert, puisqu’en apparence ce livre correspond à peu de chose près à ce qu’aurait voulu faire l’écrivain normand, à ce qui lui semblait beau, un livre sur rien, qui se tient par le seul style. L’absolu flaubertien, si souvent recherché par les grands auteurs du XXe siècle qui ont cherché à innover, le défi envoyé par Flaubert aux auteurs qui le suivront et l’auront lu, auront aimé ses idées en matière d’écriture, est peut être omniprésent dans le cerveau de Handke quand il écrit L’Absence et d’autres romans, comme L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty, l’auteur de cette chronique se plaît à le croire. Toujours est-il que L’Absence, ce n’est que de la littérature, du style, de l’écriture, un bouquin qui est à des années-lumière de ce qu’écrivent les auteurs conventionnels qui pensent qu’un roman c’est d’abord une histoire. Cela tient à de petits rien qui ont leur importance : quatre personnages anonymes (sans nom) mais qui sont pourtant nommés (le joueur, le soldat, la femme, le vieil homme) qu’on suit dans une ville où tout semble banal ; des descriptions très longues, très précises, qui occupent toute la place et congédient sans autre forme de procès l’éternelle intrigue : une langue d’une précision impitoyable, un vocabulaire riche et recherché (le mot simple peut aussi être le bon mot), une écriture fleuve, avec peut-être quelque chose de lyrique malgré l’aspect « nouveau roman » de la manière ; l’ordre sous-jacent que ce texte intime au lecteur (pour lire ce texte, tu devras être concentré, impossible de me lire en ayant l’esprit ailleurs !). J’en oublie sans doute. Il y a quelque similitude entre L’Absence et les recherches des écrivains du nouveau roman. Handke ne se défausse pas de cette filiation dans ses essais où il reconnaît en Robbe-Grillet une influence, le citant parmi les grands écrivains, auprès de Faulkner, Kafka, Dostoïevski, ou Flaubert, dont les livres l’ont changé et où il déclare, par exemple : « En littérature, je ne peux plus supporter aucune histoire, aussi variée et imaginative soit-elle, et toute histoire me paraît même d’autant plus insupportable qu’elle est plus imaginative. » Mais dans les phrases qui suivent, l’auteur autrichien, comme pour démentir les lignes qui précèdent celles-ci dans cette chronique, ajoute : « Mais je ne peux plus non plus supporter les histoires où apparemment rien ne se passe : l’histoire consiste précisément en ce que rien ou presque rien ne se passe, alors que la fiction de l’histoire est toujours là, sans réflexion, sans examen. » S’il s’agissait d’un regard rétrospectif sur son travail, on pourrait penser que Handke se renie, ou renie une part de son travail avec cette deuxième citation, mais le texte dont elle est extraite date des années 70 ! Après tout, peut-être Peter Handke n’a-t-il jamais cherché à écrire un livre sur rien, et après tout c’est peut-être pour cela qu’il y arrive si bien, ou qu’il s’approche si bien de l’objectif d’en écrire, ou qu’il échoue mieux encore, ou que, sous couvert de faire croire au lecteur qu’il écrit sur rien, il écrit bien sur quelque chose ! Fin de cette chronique sur rien, ou sur quelque chose, un livre. Un beau livre, au style irréprochable. Un livre ennuyeux, dans lequel il semble qu’il ne se passe rien, ou presque rien, mais à la fin duquel on comprend qu’il se passait bien quelque chose, et pas rien ! Un livre de littérature, ça ne fait aucun doute. Pas un livre qui raconte une histoire comme on en raconte aux enfants. Un livre qui, une fois encore quand on tourne autour de ce que les Editions Minuit ont appelé (joli coup de marketing) le « nouveau roman » (pas une école, pas un mouvement, même pas un collectif d’auteurs, une invention pure et simple), prouve que la recherche en littérature, la volonté d’innover sont à l’origine, peut-être, de quelques retentissants échecs, mais aussi et surtout de coups de maître et de chef-d’œuvre. L’Absence en est un. Coup de maître ou chef-d’œuvre, à vous de voir. Handke était-il fier de son travail en achevant ce roman en 1987 ? Il pouvait l’être. Pour finir, citons le traducteur du texte, pas des moindres, et qui ne s’attaque jamais à des romans faciles, traducteur entre autres, de Franz Kafka : Georges-Arthur Goldschmidt, ce qui semble une belle garantie de qualité (et du roman original et de sa version française).
« Pourquoi ne puis-je continuer de lire un livre de R. Millet comme Ma Vie parmi les ombres ? Une masculinité trop exhibée, satisfaite (je baise à 50 ans une fille de 22 ans) oui, mais surtout l’écriture d’une élégance et d’un esthétisme qui me découragent, je n’ai pas le sentiment du réel. » Annie Ernaux, L’Atelier noir
« Mon projet par rapport à Roubaud, La Boucle, il examine (jusqu’ici 50 p. de lues) la mémoire. Comme dans Le grand incendie de Londres, je suis frappée par le manque de style, beaucoup de phrases inutiles, surtout, on a envie de dire qu’on s’en fout de ce récit, finalement guère différent du « souvenir d’enfance » qu’il fustige. Bien que tout soit juste, intelligent. Il n’y a pas l’Histoire, ni le présent concret (on ne voit que le présent de l’écriture). Comme lui, j’ai un grand projet, le « grand roman total » mais j’ai l’orgueil, ou la prétention, ou la sottise, de vouloir le réaliser. »
En voilà un qui est habillé pour l’hiver !… J’aime bien cette intransigeance et cette absence de délicatesse pour le livre d’un confrère. En tout cas, voila quelques lignes et un jugement sans concession qui me confortent dans l’idée (suivie de l’acte, ou du non acte, de ne pas lire Roubaud – la vie est courte, on ne peut pas tout lire) de lire autre chose, tout comme je ne lis plus les livres d’Annie Ernaux. Celui-là est quand même le cinquième, après La Place, Les Armoires vides (lus avant trente ans), L’Ecriture comme un couteau, et L’Usage de la photo.
Roman de jeunesse, peut-être son premier (il faudrait vérifier, mais c’est quasiment sûr… flemme !), Bande et sarabande est paru en 1934 sous son titre anglais de More Pricks than kicks et a longuement attendu d’être traduit en français pour être publié sur nos terres après la disparition du grand auteur des Editions de Minuit. Tous les Beckettiens s’en sont réjouis et on peut en déduire que l’auteur de ces lignes ne fait pas partie de cette catégorie. En fermant le livre, c’est un ouf de soulagement qu’il pousse ! Il est bien triste, après la déception d’une lecture de Vila Matas (son avant-dernier bouquin, Mac et son contretemps), de lire un texte de Samuel Beckett et de se dire à nouveau que voilà une lecture bien ennuyeuse. Les puristes vous diront que l’on découvre l’auteur à venir, que le texte est espiègle (une critique enthousiaste de Libération…). La traductrice de l’œuvre, Edith Fournier, rappelle dans une préface intéressante, que le jeune Samuel Beckett fait des études de langues romanes, qu’il adore plus que tout les mots. Le roman le clame en effet à toutes les pages. Lexique qui réclamerait un recours régulier au dictionnaire, citations latines et en langues étrangères (allemand, entre autres), Beckett en appelle aux fins lettrés, aux polyglottes. Il est encore loin de la période où il va choisir le français pour appauvrir la langue de ses textes (roman ou théâtre) et il envoie du bois culturel. Le texte est volontiers incompréhensible ou pour le moins difficile à suivre (Rincée nocturne, dont la lecture m’a paru insoutenable), évoquant une référence à Joyce qui semble assez évidente : on se croirait par moments dans les 125 premières pages d’Ulysse ! Le héros, Belacqua, vient tout droit de La divine Comédie de Dante (son livre de chevet toute sa vie), il s’agit de ce jeune homme qui purge une longue peine de purgatoire pour « l’extrême indolence d’ont il a fait preuve tout au long de sa vie » (Edith Fournier, toujours). Sans doute Beckett y voit-il une sorte d’alter ego littéraire et il écrit donc les mésaventures de ce drôle de personnage, dans un texte dont la structure est autant celle d’un recueil de nouvelles que celle d’un roman. Va pour les mésaventures de Belacqua, va pour ses amours et même sa mort et son enterrement, va pour un Beckett encore inconnu, le livre se referme, le lecteur pousse un ouf de soulagement. Mes auteurs favoris auraient-ils choisi de me décevoir cette année ? On croirait bien. Cap au pire, comme dit l’autre…
Faire entrer les lecteurs dans les arcanes du travail d’écrivain d’auteurs variés, plus ou moins célèbres, plus ou moins talentueux peut-être, tel est l’objectif de la collection Secrets d’écriture dont j’ai étrenné la lecture par le délicieux et passionnant C’est vous l’Ecrivain d’un auteur que je connais très peu (pour avoir lu son premier roman, La Salle de bain, et m’en être tenu là…), Jean-Philippe Toussaint. On pourrait s’attendre avec ce type d’ouvrage à lire une série de « recettes » d’écriture pour devenir soi-même un Ecrivain de talent en reproduisant ce que fait déjà un auteur satisfait de son travail et de ses méthodes qui vous en réserve la primeur : « Faites comme moi, vous réussirez ! » en somme. En écrivant ceci, je repense aux essais sur l’écriture de Murakami, un auteur que j’apprécie, mais dont les écrits sur ses méthodes de travail m’ont laissé sur ma faim, même si j’ai pris plaisir à y poser les yeux. Ou encore à Column Mc Cann, dont l’essai n’est rien de plus qu’une série d’injonctions (douces, mais quand même…). Ici, avec Toussaint, rien de tout ça, mais le privilège de partager avec un écrivain conscient l’analyse qu’il fait de son œuvre, de ses façons de faire, dans un va-et-vient intéressant entre ses livres et sa poétique. L’écriture y est envisagée également (comme dans Ecrire, Ecrire, Ecrire, de Sally Bonn) selon des aspects purement matériels : les bureaux, les relations avec l’éditeur (et ici, quel éditeur !… Jérôme Lindon), le temps de l’écriture, les ordinateurs et autres machines à écrire, les dictionnaires… Elle est aussi envisagée dans sa dimension spirituelle : la promenade comme moment de méditation littéraire, ou comme bureau ambulant, les rituels, comme mode de vie en période d’écriture… et technique : la documentation, les rituels, comme cadre de vie… Il y a aussi l’aspect formel de l’écriture : la ponctuation, la mise en pages du texte, le travail de relecture, puis des items obligés (le style, avec un aveu délicieux autant que modeste : « Le style ? Me voici en terrain inconnu. Je prends tout d’un coup conscience d’une sorte de limite aux explications que je peux donner. » ou Lire, sachant que Toussaint ne s’est mis à la lecture que par l’écriture), d’autres inattendus (le souffle littéraire, un passage à lire absolument, pour une notion littéraire oubliée depuis la mort de Victor Hugo, peut-être), liste non exhaustive. Le livre se termine sur les dix commandements de Toussaint en matière d’écriture, sans cesse démentis et en particulier quand il affirme qu’il n’y a pas de règles, sinon celles qu’on se donne à soi-même.
Avec, ce qui n’est pas fait pour me déplaire, en filigrane, la référence qui revient tout au long du livre de la figure tutélaire de Samuel Beckett, qui semble bien être l’écrivain que Toussaint a adopté pour modèle et qu’il admire sans retenue, C’est vous l’Ecrivain est un essai sur l’écriture littéraire qui ouvre l’appétit et peut donner envie de lire les romans de Toussaint ou l’autre essai qu’il a consacré à l’écriture, L’Urgence et la patience.
« Quelle histoire faut-il raconter ? L’histoire, c’est le malentendu majeur auquel nous sommes confrontés, et qui n’est pas près de se dissiper. Naturellement, je ne suis pas a priori, contre le fait qu’un livre raconte une histoire, mais je crois qu’il faut souligner que l’intérêt majeur de la littérature ne tient pas dans les histoires que les livres racontent. Ça peut être un élément sur lequel on peut s’appuyer. Mais la beauté d’un livre tient à bien d’autres choses qu’à l’histoire, elle tient au rythme, à la couleur, à la manière, à la construction. Alors quelle est l’histoire qu’un livre doit raconter ? Mais cela n’a aucune importance, racontez ce que vous voulez. Pourquoi vous me demandez ça ? C’est vous l’écrivain. »
« Je procède souvent par scènes quand j’écris. L’idée est de m’attarder sur une scène en particulier et de la dilater dans le temps. Je choisis de mettre une scène en valeur, et, dans cette scène, je dis tout, je sature la scène, quitte à laisser les scènes voisines dans la pénombre ou dans les blancs du livre, à ne pas dire pourquoi ceci ou comment cela. Dans ces blancs, le lecteur imaginera ce qu’il voudra, cela ne me regarde plus. »
« Lorsque j’écris, je situe toujours les personnages que je décris. On sait toujours où ils sont dans l’espace. On pourrait presque dire qu’on voit les gestes qu’ils font. Parce que j’aimerais en effet que cela apparaisse dans l’esprit du lecteur, que le lecteur, en me lisant, vive une expérience visuelle. J’ai l’impression que cette succession d’images que l’on trouve dans mes livres q’apparente à une sorte de monologue intérieur visuel. A bien y réfléchir, c’est très proche de ce qui se passe dans le rêve. » Jean-Philippe Toussaint, C’est vous l’écrivain
« Comme lecteur, je distinguerais les livres que je lis au hasard des circonstances, le tout-venant de la lecture (romans qu’on m’envoie, conseils d’amis, bouche à oreille, prescription de libraires), des livres qui accompagnent l’écriture, des livres que je lis quand j’écris. Ceux-ci sont très peu nombreux, et triés sur le volet. Je me souviens, dans mon bureau à Erbalunga, pendant que j’écrivais L’Appareil-photo, il y avait dans un coin, posés sur une table basse, un exemplaire de Molloy et un exemplaire de Lolita. J’interrompais parfois mon travail pour aller m’asseoir et lire quelques lignes de l’un ou de l’autre avant de retourner écrire, et c »était comme si Molloy et Lolita, sortant des limbes respectifs de leurs livres éponymes, s’étaient soudain matérialisés dans mon bureau et s’étaient penchés derrière mon épaule comme des fées bienveillantes pour regarder ce que j’étais en train d’écrire. Molloy et Lolita ont été présents avec moi tout le temps pendant que j’écrivais . »
La Femme gauchère de Peter Handke est un très court roman sur les quelques semaines ou mois qui suivent la décision d’une femme de demander à son mari de la laisser seule avec son enfant de huit ans, de la quitter. Sans motif, sans autre raison qu’une « illumination » qu’elle a eu, « l’illumination que tu t’en allais d’auprès de moi ». Lui, sur le moment, prend cette déclaration avec distance, légèreté presque. Il sourit, puis demande seulement le temps de prendre un café à l’hôtel où ils ont passé la nuit. On est tenté de chercher l’explication de cette rupture dans le comportement de l’homme, qui de retour d’un voyage d’affaires en Finlande emmène sa femme au restaurant sans lui demander son avis puis, encore sans la consulter, décide qu’ils vont dormir à l’hôtel. Il a prévenu l’enfant de cela, lui a laissé le numéro de téléphone de l’hôtel et il donne au serveur une explication qui sonne étrangement : « Vous savez, ma femme et moi voudrions coucher ensemble tout de suite. » On est tenté d’expliquer la décision de la femme gauchère ainsi, mais le texte ne dit rien de ses raisons.
La femme gauchère est toujours appelée « la femme » par le narrateur et son fils « l’enfant ». Ce sont leurs interlocuteurs qui les nomme « Marianne » et « Stéphane ». Le mari est nommé « Bruno » par le narrateur. Etrange procédé littéraire, mais efficace. Cette femme souffre-t-elle d’une crise d’identité ? Le texte ne dit rien de cela. Elle, qui semble suivre son mari, a en tout cas soudain l’initiative : elle l’envoie vivre chez Franziska, l’institutrice de l’enfant, dont le « collègue instituteur » vient de quitter l’appartement. Tout est étrange dans ce début de roman. Le laconisme du style de Peter Handke n’y est sans doute pas pour rien. Il ne résout pas les questions que le lecteur peut être amené à se poser, il laisse tout comme en suspens. Les dialogues n’en disent guère plus. Quand son amie Franziska lui demande ce qu’elle va faire seule, la femme gauchère répond : « Rester assise dans la chambre et ne plus savoir que faire. » Dès lors, on va suivre la femme gauchère dans sa vie quotidienne : elle reprend son travail de traductrice littéraire, revoit son éditeur qui semble un peu épris d’elle, rencontre un acteur paumé qui tente de la séduire, reçoit son père sans l’avoir invité (c’est Franziska qui l’a fait pour elle)… Etrange personnage que cette Franziska : féministe, elle est enthousiasmée par la décision de Marianne, mais semble ensuite comme angoissée de la savoir seule dans la vie. Elle-même semble avoir le plus grand mal à vivre seule et est toujours celle qu’on quitte, jamais celle qui quitte. C’est Marianne qui le lui fait remarquer et elle finit par le reconnaître. Le narrateur, lui, ne fait aucun commentaire. Son œil est identique à celui d’une caméra qui enregistre tout sans jugement, sans commentaire. C’est le procédé qu’emploie Handke durant tout le roman, un procédé difficile à tenir et tenu de bout en bout. Quand lors d’une marche en ville avec son fils, la femme est confrontée à des événements désagréables, à des incivilités, tout les événements sont présentés de la même façon, neutre, mis sur le même plan. Le procédé est une fois encore d’une rigueur et d’une efficacité absolues. Mais les événements violents se multiplient, le monde capitaliste lui-même, tel qu’il se présente dans une ville, est d’une grande violence. Les événements du livre se déroulent sans lien précis, sans corrélation, non comme dans un livre, mais plutôt comme dans la vie. Quant à l’interrogation du début sur cette rupture brutale et immotivée, elle trouve sans doute son explication dans l’une des dernières phrases que la femme prononce, à la fin du livre, pour elle-même, en se regardant dans un miroir : « Tu ne t’es pas trahie. Et plus personne ne t’humiliera jamais. » Peut-être la femme gauchère a-t-elle retrouvée une personnalité et une dignité que seule la solitude pouvait lui apporter. Le narrateur n’en dit rien. Un livre à la belle étrangeté, sur un personnage de femme fragile et très forte à la fois. Un livre dont tous les questionnements n’ont pas été évoqués dans cette courte chronique, un livre riche et fort.
« Le chemin de ma vie est un chemin d’écriture, je n’ai jamais su où il menait, je ne le saurai sans doute jamais, la destination finale ne se révèle peut-être qu’au moment où le chemin prend fin. L’accomplissement, ce n’est pas la destination finale, c’est le chemin parcouru. Comme dans la fable de La Fontaine ‘Le Laboureur et ses enfants », c’est le travail lui-même qui est le trésor à découvrir. J’ai toujours aimé travailler. Et tout bien vérifié, comme dit Baudelaire, travailler est moins ennuyeux que s’amuser. »
Après un début en fanfare, dans lequel je retrouvais Mon Enrique Vila-Matas, celui que j’aime tant, avec son personnage principal favori, Madame la Littérature, me disant que je lisais peut-être son meilleur livre, l’avant-dernier qu’il ait publié, le dernier pour les éditions Bourgois (pourquoi diable l’animal a-t-il changé de boutique ? la question me tarabuste…), j’ai finalement déchanté et je m’apprête donc à chroniquer Mac et son Contretemps pour, une fois n’est pas coutume, le descendre en flèche !
Mac tient son prénom de l’amour de ses parents pour un film de John Ford, My Darling Clementine, dans lequel un des personnages s’appelle ainsi. Ancien entrepreneur qui a fait faillite, il ne travaille plus et en profite, lecteur insatiable pour remettre le nez dans ses auteurs favoris (il a une connaissance assez pointue, quoique parfois douteuse, de la littérature qui en fait une sorte d’alter ego fictif de l’auteur catalan, mais il ne faut pas s’y tromper…) et se mettre à l’écriture, en tant que débutant. Projet : écrire un faux roman posthume et inachevé par la cause de la mort de son auteur, petit rappel si besoin en était que l’imposture est au cœur des thématiques favorites de Matas. Mac est le voisin d’un écrivain qu’il entend un jour pérorer devant une belle libraire du quartier sur l’un de ses premiers livres, un recueil de nouvelles truffé de passages lourdauds et ennuyeux de son propre dire, que Mac a bien sûr lu sans aller jusqu’à son excipit et qu’il entreprend de relire dans le but de le réécrire en répétant, mais surtout en l’améliorant, en le modifiant. Mac se veut modificateur. Il y a de la mise en abime dans l’air : Vila-Matas, qui écrit inlassablement le même livre en le modifiant, fait avec lui-même et ses propres livres le travail auquel Mac se prépare avec le bouquin de son voisin… Mais ce coup-ci, il me semble qu’Enrique Vila-Matas en se répétant finit par se caricaturer !
Le texte qu’on lit est censé être le journal de Mac. Et au début, tout va bien : Mac évoque ses auteurs favoris, expose ses intentions, raconte aussi sa vie conjugale et ses promenades dans le quartier el Coyote de Barcelone, ses rencontres avec le neveu de Walter, le voisin écrivain. Un faux neveu, Walter n’ayant pas de neveux… Et puis, progressivement, le journal de Mac accumule les passages lourdauds et ennuyeux, comme le recueil de jeunesse de Walter, et il commence à faire le récit des nouvelles du livre qu’il veut reprendre, et insensiblement, le bouquin s’enlise dans un fatras de plus en plus imbuvable. La dernière moitié du roman de 400 pages est assez insoutenable et le côté très intellectuel des réflexions du narrateur, mais aussi sa folie banale, ou sa névrose finissent par lasser, tout autant que le récit des nouvelles, les unes après les autres, et le doublement, la répétition, nouvelle après nouvelle, de ce recueil avec les intentions de révision du texte par Mac. La composition du livre devient par moment assez confuse, le discours peu excitant, la répétition dans la répétition assommante. Dublinesca, lu l’an dernier lors de sa parution en poche, ne m’avait pas paru être du meilleur Vila-Matas, rétrospectivement sa valeur s’en trouve rehaussée par la lecture de Mac et son contretemps, que je n’ai pas trouvée stimulante, comme c’est généralement le cas avec les romans-essais de cet écrivain. Ce verdict, lancé sans chercher à le justifier en détail par absence d’envie de m’éterniser sur une cogitation vaine à propos d’un livre que j’ai mis beaucoup de temps à lire dès lors qu’il m’est apparu très ennuyeux, n’engage évidemment que moi, et des lecteurs que la réflexion sur l’acte d’écrire proposée par ce roman intéressera auront un avis autre que le mien et crieront peut-être au chef-d’œuvre. C’est tout le bien que je leur souhaite et que je souhaite à mon écrivain espagnol favori, ainsi qu’à son roman.
« Hier, l’éternel joyeux et cinglé lecteur qui est en moi a baissé les yeux vers la table, vers le petit rectangle de bois situé dans un recoin du bureau et a commencé.
J’ai commencé mes exercices de diariste sans plan préalable, mais non sans savoir qu’en littérature, on ne commence pas par avoir une chose à écrire sur laquelle on écrit ensuite, mais que c’est le processus de l’écriture proprement dit qui permet à l’auteur de découvrir ce qu’il veut dire. C’est ainsi que j’ai commencé hier, dans l’idée de me sentir toujours disposé à apprendre sans nulle hâte et d’accéder peut-être un jour à un état de connaissance me permettant de relever de plus grands défis. C’est ainsi que j’ai commencé hier, que je vais continuer, me laissant porter pour découvrir où me mènent les mots. »
Typiquement me démarche en matière d’écriture. Une fois encore Enrique écrit ce que je sens et ressens. Que dire de plus ? J’aime cet écrivain, il me parle.
« Les livres posthumes, genre si en vogue ces derniers temps, me fascinent et j’envisage d’en falsifier un qui pourrait passer pour posthumeet inachevé alors qu’il serait en fait terminé. Si je meurs pendant que je l’écris, il deviendra à coup sûr un livre réellement ultime et interrompu, réduisant à néant, entre autres, mes espoirs de falsifier. Mais un débutant doit être prêt à tout accepter et moi, je n’en suis à vrai dire qu’un. Mon nom est Mac. Peut-être parce que je débute, le mieux sera d’être prudent, d’attendre un temps avant de relever tout défi aux dimensions d’un faux livre posthume. Etant donné ma condition de débutant dans l’écriture, ma priorité ne sera pas de construire tout de suite ce livre ultime ou bien d’ourdir n’importe quelle autre sorte de falsification, mais simplement d’écrire tous les jours pour voir ce qui se passe. » Enrique Vila-Matas, Mac et son contretemps (2017)
Encore l’imposture littéraire comme thème principal d’un roman de Matas, et pourtant rien ne me ferait me lasser des textes de cet écrivain catalan, qu’à l’instar de Paul Auster je considère comme un maître !
Quatrième texte de Levrero traduit et disponible (même s’il n’est plus édité aujourd’hui), Fauna est un court roman de 90 pages environ, totalement loufoque et surprenant, à l’image sans doute de son créateur… Il s’ouvre sur une citation de Freud, dont il conviendrait toutefois de vérifier la véracité (mais j’avoue en avoir la flemme), « Si je recommençais ma vie, je me consacrerais à la recherche parapsychologique et non à la psychanalyse. » Sous le nom de Jorge Varlotta, notre écrivain uruguayen a en effet publié quelques ouvrages de parapsychologie, et le narrateur de Fauna, son personnage principal en l’occurrence, écrit, lui, des articles pour une revue de parapsychologie. C’est ce qui va conduire une jeune femme blonde explosive à venir sonner à sa porte pour lui proposer de venir en aide à sa sœur, Flora, jeune femme sous l’influence d’un certain M. Victor, « un escroc qui l’exploite et la détruit », jeune femme « hystérique, extrêmement impressionnable », persuadée qu’elle est après l’avoir lu qu’il est l’homme de la situation pour tirer sa sœur d’une dépendance certaine à un être toxique. Bien qu’il ait écrit sur le sujet, il refuse. Mais la blonde explosive lui a tapé dans l’œil, et la liasse de billets qu’elle sort de son sac pour avance finit de le convaincre.
Dès lors commence une sorte d’enquête, car le narrateur ne sait qu’une chose de Flora : elle hante un café avec sa bande d’amis. Il n’a vu aucune photo d’elle, mais il la trouve assez vite et la rencontre un soir, au milieu d’hommes parmi les quels il a une connaissance. Le roman prend la tournure d’un pastiche de roman policier, mais sur fond de parapsychologie, avec sa tentative d’assassinat, déjouée par une prouesse physique d’un être qu’on imagine peu sportif, son ou ses enquêtes, menées de loin, avec une certaine forme de détachement, et son dénouement heureux et assez surprenant en ce qu’il a tout d’une « séance de spiritisme » de pacotille ou d’opérette, mais qu’il fonctionne malgré tout efficacement. Mario Levrero est un écrivain fantasque, dont la notoriété va croissant depuis que les Espagnols se sont pris de passion pour son œuvre et que les Edition Notabila, en France, ont publié Le Discours vide et Le Roman lumineux, ce qui laisse augurer d’autres traductions, Journal d’une canaille sans doute (ce serait cohérent car il forme une espèce de trilogie avec les deux titres cités ci-dessus). Il est de ces écrivains qui, sans doute, avait pour théorie que peu importe le thème, on peut écrire sur tout et captiver le lecteur, ce qu’il parvient à faire avec une décontraction insolente, au plus grand plaisir du lectorat. Il y a dans ses livres toujours quelques morceaux de bravoure bienvenus, qui semblent parfois totalement détachés de l’intrigue ou du thème principal, ce qui est encore le cas dans Fauna avec deux passages d’anthologie sur le jeu de flipper, auquel s’essaie le narrateur qui n’y connait rien et décrit la machine. C’est jubilatoire, foi de fan absolu de la littérature sud-américaine ! Il n’y a plus qu’à attendre avec patience la prochaine traduction d’un des livres de cet écrivain talentueux et tellement atypique.
Il ne s’agit pas d’un essai littéraire, même si Bolaño avait sans doute une connaissance de la SciFi qui lui aurait permis d’en parler intelligemment, à en croire les neuf lettres envoyées par Jan Schrella (le colocataire du narrateur) à huit auteurs nord-américains : Alice Sheldon, James Hauer, Forrest J. Ackerman, Robert Silverberg, Fritz Leiber, Ursula K. Le Guin (deux lettres pour elle), James Tiptree Jr et Philip José Farmer, lettres toutes plus délirantes les unes que les autres, envoyées à des adresses pas toujours très sûres, et qui viennent s’intercaler entre les chapitres du livre, ajoutant à la structure discontinue du roman. Il s’agit donc bel et bien d’un autre roman inachevé, dans lequel les chapitres plutôt brefs se succèdent sans toujours chercher à narrer de façon linéaire une intrigue suivie. On retrouve l’esprit de jeunesse d’un Bolaño surprenant et, comme dans Les Détectives sauvages, des jeunes gens qui fréquentent les poètes mexicains, les ateliers d’écriture poétique et font la fête en cherchant, et en trouvant parfois, l’aventure amoureuse. Difficile d’imaginer vers quelle œuvre se dirigeait ce texte arrêté bien tôt (190 pages à peine), mais on y retrouve en effet l’esprit des Détectives, tout comme on retrouve dans Les Déboires du vrai policier un quelque chose de 2666. Ce n’est pas grave, le plaisir est au rendez-vous, même si Les Déboires semblait en meilleure voie que celui-là. Plaisir de retrouver la veine mexicaine de Bolaño, qui peut faire penser par moments à la Beat Generation et à Kerouac, de retrouver également, dans ses personnages et à travers des références qui surgissent souvent dans les dialogues, l’attachement qui était le sien à la littérature mondiale et aux grands écrivains (sans ségrégation de genres ou sous-genres), de retrouver les quêtes (enquêtes littéraires) de ces jeunes poètes, qui semblent parfois gratuites, ce qui fait leur drôlerie : ici, Remo et un de ses amis, motard et parfois auteur de quelques vers, se lancent dans une recherche absurde des revues littéraires de Mexico, dont le nombre est évalué à plus de six cents.
« – Dans Mi Pensil il affirme, ajoutai-je, que d’ici la fin de l’année il y en aura peut-être plus de mille, un nombre propre à figurer dans le Guiness Book des records.
– C’est possible (le docteur Carvajal haussa les épaules), mais même dans ce cas je ne vois toujours pas quel intérêt vous trouvez à cette histoire… Vous voulez enregistrer un record ? Vous voulez faire une anthologie des textes rares ? détrompez-vous, il n’y a pas de textes rares ; misérables et lumineux, pour certains, mais pas rares… »
On ne saura donc pas ce qu’avait en tête l’auteur chilien avec cette enquête farfelue, on ne saura pas comment elle était censée aboutir, on ne saura pas quel roman L’Esprit de la Science Fiction aurait pu donner, on ne saura pas plus si Jan avec ses lettres aux auteurs nord-américains de SciFi devait lui-même aboutir à quelque résultat, et c’est fort dommage, ce qui fait de ce texte une rareté qui pose trop de questions sur lui-même pour être passionnant. A recommander, donc, aux fétichistes de Roberto Bolaño…
L’éditeur (surnom Le Gros, on se croirait dans un bon vieux polar…) du narrateur lui refuse son bouquin, et l’avance sur droits qui va avec, mais lui propose pour gagner 2 000 $ de retrouver l’auteur d’un roman génial que la maison a reçu sans adresse précise, sinon un nom (Juan Perez, genre Marcel Dupond) et une ville, Penurias. Il en fait son affaire…
Pendant l’essentiel du livre, l’enquête va d’échec en échec. On comprend que le roman dont l’auteur est recherché n’est pas autre chose qu’un tissu de « stéréotypes progressistes », le narrateur le lit un peu, mais il est très vite en manque de polars… Progressivement, c’est sa psyché qui prend le devant de la scène, et il a une âme délabrée (récits de son errance dans la ville de Penurias, de ses multiples erreurs dans la conduite de l’enquête, d’une histoire d’amour plombée d’avance avec une magnifique prostituée, d’une cuite avant de quitter Penurias…), au moins autant que celle de l’auteur Mario Levrero, mais dont l’âme délabrée est passionnante, puis on comprend, et ce assez vite, qu’il ne réussira pas plus que le Gros a trouver l’auteur du livre, car il est évident qu’il commet trop d’erreurs et que c’est sa quête inconsciente d’une belle jeune femme qui est le vrai sujet du livre.
J’en fais mon affaire est construit comme le recommandait le divin Jorge Luis Borges : « Pour écrire une bonne histoire, il faut avoir deux intrigues, une fausse pour égarer le lecteur au départ, et une vraie qu’il faut garder secrète jusqu’à la fin. » Le non moins divin Mario Levrero a adopté la méthode Borges pour écrire ce délicieux petit roman qui joue avec les codes de l’enquête policière, en un florilège de clichés, et nous mène par le bout du nez dans un excellent livre où il est question au moins autant de lui que de son narrateur, dont on peut se demander pour finir s’il n’est pas son alter ego, question à laquelle je réponds par l’affirmative, connaissant un peu maintenant cet écrivain fantasque et génial, dont je recommande la lecture des quatre livres traduits en français (quelle misère ! mais quelque chose me dit que les autres vont venir).
Animer des ateliers d’écriture est une activité passionnante qui mène à des expériences de lectures pour le moins surprenantes et à des concours de circonstances qu’on pourrait associer au hasard objectif des surréalistes ou à des expériences lumineuses proches de celles que relate Mario Levrero dans Le Roman lumineux, chroniqué dans ces pages il y a peu. Si l’auteur de ces lignes était un tant soit peu mystique, ce dont il est permis de douter… Me voilà donc invité à animer l’atelier d’écriture d’un événement nîmois, Nîmes Noir, dont la couleur ne laisse aucun doute quant au genre littéraire, sous-genre oserais-je dire, auquel nous avons affaire. Or, il va de soi que je ne suis lecteur ni de policiers ni de romans noirs. Qu’à cela ne tienne, le hasard fait bien les choses, et la lecture récente de Levrero me mettait avant même que je me sente obligé d’en lire sur la piste du polar ! Il y est question, car Levrero lit les polars à la chaîne, du sadisme de Chase, qui décrit selon lui les crimes de façon terrible. Bien, qu’il en soit ainsi, je vais lire James Hadley Chase. J’en trouve un chez mon libraire préféré. Et aujourd’hui, dans une boite à livres, deux de plus (mdr). Et puis, un Henning Mankell, qui pue le roman noir et le crime genre abattoir : Meurtriers sans visage (ptdr). Bref, nous nous égarons, il s’agit quand même de rédiger une chronique sur un des premiers romans noirs de l’histoire.
Donc, comme le titre l’indique on ne peut plus clairement, il n’y aura pas d’orchidées pour le mariage de la fille du richissime Blandish, une môme (les jeunes femmes sont toutes des mômes et les hommes les appellent « mon chou », qu’ils soient du milieu ou du côté des flics) qui va se faire kidnapper par deux débiles sans dimension, et assister en direct à l’assassinat de son promis, avant de se retrouver entre les mains de la bande de M’man Grisson et de son psychopathe de fils, Slim, l’homme au couteau qui jaillit soudain entre ses doigts comme s’il apparaissait et disparaissait à volonté, un type au regard jaune. L’intrigue, pour laquelle nous nous en tiendrons à cela, serait assez impossible à résumer, tant les rebondissements sont nombreux et surprenants. Et il ne s’agit pas de vendre l’histoire, pour ceux qui voudraient la lire en toute innocence. C’est du réalisme pur jus, sans psychologie inutile, sans sentimentalisme fumeux. Une écriture froide et efficace. Un bouquin qui se lit à toute allure, sans perte de temps inutile. On file vers le dénouement comme au volant d’une vieille Buick déglinguée poursuivie par les fédés du Kansas. Pour ce qui est du sadisme supposé de James Hadley Chase, il faudrait sans doute chercher ailleurs. Certes, ça ne rigole pas, et les femmes sont des proies. Les meurtres de types encombrants sont légion, mais c’est décrit à la va-vite, aussi vite qu’un couteau quitte la main de Slim ou qu’une balle sort du canon d’un revolver. Bref, pour l’atelier, c’est pas gagné. mais comme souvent quand je lis un roman noir (ce qui arrive très rarement), je me suis laissé happer. C’est sûr, Hadley Chase savait y faire.
Dans un avertissement au roman, Roberto Bolaño écrit que le vrai policier est le lecteur qui « cherche en vain à mettre de l’ordre dans ce roman démoniaque ». Nous voilà donc prévenu en commençant ce livre, mais si selon l’auteur chilien toujours, il y aurait deux façons de vivre, celle des assassins, dont la devise anarchiste Ni Dieu ni maître et l’action pure tracent les lignes directrices, et celle des détectives qui filent les assassins et cherchent des indices, rien n’empêcherait alors de lire Les Déboires du vrai policier comme un assassin. C’est à dire en se laissant aller au plaisir de découvrir les personnages d’Amalfitano, de sa fille Rosa et de l’écrivain français Arcimboldi, dont on sait déjà sans l’avoir encore lu, qu’ils sont tous trois des personnages importants de 2666 ; en s’abandonnant à la joie de retrouver la fraîcheur juvénile, la tendresse délicate de l’auteur d’une œuvre romanesque que l’on a lue avec délectation il y a déjà quelques années, en se réservant pour plus tard l’énorme roman cité un peu plus haut. Bref, en ne cherchant pas forcément les indices d’une intertextualité entre les Déboires et d’autres textes de Bolaño, comme Des Putains meurtrières ou Appels téléphoniques, en ne cherchant pas nécessairement les indices littéraires à la traque desquels nous soumet l’avertissement. En somme, et pour en finir avec ce long préambule, en se livrant au seul plaisir d’une lecture naïve, comme si l’on était un lecteur vierge du romancier-poète chilien, ce que l’on n’est pourtant pas, mais quelle importance ?
Il n’empêchera pas que l’on retrouvera dans ce texte, sur lequel l’auteur a travaillé toute sa vie, et qui n’est donc pas un roman de jeunesse (quelle épouvantable catégorie romanesque !) des caractéristiques déjà rencontrées dans les grands textes lus précédemment. Tout comme dans Anvers, par exemple – et nous voilà déjà troquant le costume d’assassin contre celui de détective -, il y a dans Les Déboires du vrai policier un choix narratif souvent assumé par Bolaño, celui d’une structure fragmentaire, décousue, qui avec un livre d’un pareil volume (près de trois cents pages, et il est inachevé, on peut donc en déduire que le projet de l’auteur était d’écrire un pavé) confirme que sa quête littéraire allait bien dans ce sens. Sans être aussi détachée de la structure chronologique propre au roman qu’elle pouvait l’être dans Anvers, cette écriture fragmentaire autorise la parenthèse dans une intrigue dont on ne sait pas encore à quel point elle est secondaire, comme dans les chapitres où le narrateur résume le contenu de romans fictifs d’Arcimboldi, « sport littéraire » auquel Bolaño aimait tant s’adonner (lire La Littérature nazie en Amérique, par exemple), tout comme Jorge Luis Borges avant lui. Oui, inutile de s’intéresser de trop près à cette fichue intrigue. On sait qu’Amalfitano, à Santa Teresa où il est professeur d’université, est suivi. On sait ensuite qu’un flic enquête sur lui, à la demande d’un supérieur dont on connaît l’histoire. Mais le livre s’achève, puisqu’aussi bien il est inachevé, sans qu’on sache ni pourquoi l’enquête est diligentée, ni quel résultat elle donnera (on se prend à rêver d’entrer en contact avec l’esprit de Roberto par on ne sait quelle pratique spirite pour en apprendre un peu plus là-dessus, tout comme il pourrait peut-être nous renseigner sur l’avenir qu’il prévoyait pour Rosa, la fille d’Amalfitano, une fille si belle que dans un ville comme Santa Teresa, on peut se faire du mouron à son sujet). Alors, on se laisse aller au plaisir de retrouver le goût de Bolaño pour les listes, les grandes catégories – souvent littéraires – surprenantes, comme dans l’incipit – d’anthologie – du roman : « Pour Padilla, se souvenait Amalfitano, il existait une littérature hétérosexuelle, homosexuelle et bisexuelle. les romans, d’une façon générale, étaient hétérosexuels. La poésie, en revanche, était absolument homosexuelle. dans l’immense océan de celle-ci, il distinguait plusieurs courants : pédés, tantes, tapettes, folles, fioles, lopettes, gonzesses et tarlouzes. Toutefois, les deux courants principaux étaient celui des pédés et celui des tantes. Walt Whitman, par exemple, était un poète pédé. » Suit alors une liste délirante des noms de poètes et de leur appartenance à l’un ou l’autre courant de la poésie façon Padilla ! Si j’ai bonne mémoire, il y a dans Les Détectives sauvages des listes aussi fantaisistes que celle-là. Le chapitre 19 des Déboires nous en propose une seconde, sur le rôle du poète, avec une suite de nom répondant à des catégories amusantes : « Le banquier de l’esprit : T.S. Eliott » ; « Celui qui jouerait le meilleur gangster à Medellin : Alvaro Mutis », etc…
Des déboires, pour en revenir au titre, il n’y a pas que le lecteur – le vrai policier, je vous le rappelle – qui en connaisse. En matière de déboires, les personnages sont vernis : Amalfitano a perdu, trop jeune, sa merveilleuse épouse, qui lui laisse une jeune enfant, Rosa, dont il sera désormais le père et la mère (et ce n’est simple pour personne, ce jeu-là) ; Padilla, son jeune amant poète barcelonais, finit malade du Sida. A Padilla, il reste l’écriture d’un roman, Le Dieu des homosexuels ; à Amalfitano, le bonheur d’avoir lu des milliers de livres. A nous autres lecteurs, il nous reste ces mêmes plaisirs, et entre autres aujourd’hui, celui de lire deux inédits de Roberto Bolaño (la chronique de L’Esprit de la science fiction viendra bientôt). Je ne peux que vous souhaiter ces mêmes plaisirs, car le rôle de la littérature, j’en suis convaincu, est bien de remplacer le monde et le monde, justement, il est par les temps qui courent d’une tristesse infinie. Alors que la littérature est une source de joies sans cesse renouvelée. Amen !
On retrouve, dans le roman que nous chroniquons ici, à la manière d’un détective assassin, ou d’un assassin détective, l’éternelle jeunesse d’un écrivain dont les qualités d’écriture sont surprenantes chez un homme de son âge, quel que soit le livre et quel que soit l’âge auquel Bolaño l’a écrit, car dans les livres qu’il a écrit jeune, on peut s’étonner de la maturité politique qu’il avait déjà atteinte, on peut s’étonner de la maturité littéraire qui était déjà la sienne, et dans les livres qu’il a écrit peu de temps avant sa mort, on peut s’étonner de ce ton d’éternel jeune homme qu’il n’a jamais perdu tout en se disant qu’il a la culture énorme, en matière de littérature ou d’Histoire (et en particulier d’Histoire du nazisme et du fascisme, deux thèmes centraux de son œuvre, comme si autopsier le nazisme était la voie pour comprendre le fascisme et le Mal qu’il représente, le Mal, autre thème central de l’œuvre de Roberto…), d’un vieillard. Chaque fois que je lis Bolaño, je me demande comment il a pu accumuler pareille culture en si peu de temps, tout en vivant. Et comment Roberto Bolaño s’y prenait pour intégrer cette culture à son œuvre romanesque (même question pour Enrique Vila-Matas, même si les deux écrivains ont des méthodes clairement très différentes, mais les deux s’étaient reconnus et s’appréciaient). Quand on en vient à se poser ce genre de question sur un écrivain, on peut se dire qu’on a à faire, qu’on a affaire à un très grand. Ce n’est pas si important, mais s’il y a parmi les potentiels lecteurs de cet humble compte rendu quelqu’un qui n’a jamais lu ROBERTO BOLAÑO, il s’agit de le, la convaincre de très vite se rendre dans la meilleure épicerie arabe de son quartier pour y acheter l’œuvre complète du Chilien, ça tombe très bien une maison d’édition française s’est attaquée au projet, déjà bien avancé. Allez-y, les amies, allez-y, les amis, mais allez-y !
« Après avoir lu Junky, j’ai voulu lire davantage de Burroughs ; Felipe m’a prêté deux autres livres, non sans m’avertir qu’il y avait de grandes différences avec Junky ; il n’était pas très sûr qu’ils allaient me plaire. Felipe connaît mes préjugés envers les auteurs homosexuels, qui ne sont pas en réalité des préjugés, mais des jugements esthétiques ; et, effectivement, lorsque j’ai commencé à lire Parages des voies mortes, j’ai trouvé que, à la différence de Junky, le thème de l’homosexualité occupait un premier plan. D’autre part, il était aux antipodes de la rigueur narrative de Junky, et j’ai failli renoncer à la lecture. Mais il y a quelque chose de spécial chez Burroughs qui m’a poussé à continuer à lire, avec une perplexité totale face à ma propre attitude, parce que, vraiment, je ne saisissais pas les raisons secrètes que je pourrais avoir de lire ce livre. De fait, il s’est depuis lors passé quelques semaines, et j’ai encore quelques pages à lire pour le finir. Ce n’est pas une lecture facile ni gratifiante et, cependant, il m’a été impossible de le laisser tomber, même si j’ai dû intercaler sa lecture avec la consommation d’une montagne de romans policiers. d’autre part, les fantasmes homosexuels et les tombereaux d’expression macabres et grossières ne m’ont pas gêné, et je ne comprends toujours pas pourquoi. Pour une raison inconnue, Burroughs est incapable de me heurter. » Mario Levrero, Le Roman lumineux
« L’Angoisse du gardien au moment du péno (que les traducteurs espagnols ont traduit d’une manière légèrement différente de ma traduction maison) est un livre de Peter Handke, un Autrichien qui, s’il est bien loin d’être un Bernhard, est aussi bien loin du portrait que brosse Bernhard en passant en revue les collègues co-nationaux, c’est-à-dire qu’il n’a pas l’air d’être un idiot. Celui qui en a tout l’air est l’auteur du prologue, un certain Javier Tomeo. J’ai vu le livre il y a une dizaine de jours, chez le bouquiniste d’à côté, et il m’a semblé intéressant pour je ne sais quelle résonance qui n’est pas arrivée à se transformer en souvenir. (…)
Par un rabat du livre, j’apprends que le roman a été porté au cinéma par Wim Wenders. J’aimerais voir le film parce que, s’il est bien fait, il peut être très intéressant – visuellement, je veux dire. Surtout si l’intention narrative a été respectée.
Par principe, je ne lis jamais le prologue d’un livre avant le livre lui-même, et ces derniers temps j’essaie de ne même pas lire les quatrièmes de couverture, surtout s’il s’agit d’éditions espagnoles, parce qu’il y a chez les Espagnols, une véritable passion de présenter au lecteur par avance les contenus essentiels du livre. Le comble, je crois, c’est un roman de Nero Wolfe, où l’on dévoile qui est l’assassin rien de moins qu’en couverture. Ce prologue ne constitue pas une exception, et je n’ai jamais été aussi reconnaissant à mes principes ; si je l’avais lu d’abord, il aurait totalement gâché ma lecture. Mais je me réjouis de l’avoir lu après avoir lu le roman, parce qu’il s’est révélé extrêmement comique. Le préfacier commence par dire que c’est un livre difficile à comprendre ; au milieu de son texte, il dit qu’il ne comprend pas ; et, vers la fin il écrit qu’il ne comprend pas non plus le titre. C’est très étonnant parce que même moi j’ai compris le titre. Moi qui ne prête pas attention à ses subtilités. Justement, vers la fin du livre, un personnage fait un bref récit qui explique le titre et, presque à la fin proprement dite, le personnage principal répète exactement le même récit, en modifiant toutefois les circonstances, et là le lecteur saisit de nouveau le sens du titre. C’est sans équivoque et simple, mais le préfacier ne l’a pas compris.
Il n’a pas compris non plus le roman, et il a l’air d’ignorer qu’un roman n’est pas fait pour être compris. »
Le moment d’un bilan rapide est venu. Lecture ou relecture, peu importe, l’essentiel étant de conserver le souvenir du meilleur, parfois du sublime. Les romans qui m’ont procuré les plus vifs plaisirs de lecture sont en tête de cette liste (sans souci de classement précis). Les liens indiqués renvoient aux chroniques écrites pour ces livres marquants.
« Je continue à couper doña Rosa Chacel ; avec Beckett, maintenant, et avec un livre sur Beckett, un essai avec quelques éléments biographiques que j’ai trouvé intéressant même si les essais m’ennuient plutôt. Mais ma curiosité envers Beckett était très grande et ce livre m’a éclairé sur un certain nombre de points. Avant, j’avais lu un récit très comique, vraiment comique, intitulé Premier Amour, et maintenant je lis d’autres histoires. Beckett réussit toujours à m’arracher quelques éclats de rire. Je sais, bien sûr, que son œuvre ne s’épuise pas avec sa comicité et, justement, un de mes désaccords avec l’auteur du livre est là. L’auteur réfute ceux qui cherchent des significations philosophiques particulières chez Beckett et interprètent son œuvre à partir de ses significations ; avec ça, je suis parfaitement d’accord. Moi aussi, je pense que l’Art, en général, ne doit pas se mesurer à ses contenus. Mais l’auteur, un Allemand, exagère un peu en ôtant toute importance aux significations. Il s’appuie en partie sur les dires de Beckett, mais c’est un fait bien connu que les auteurs ne disent jamais exactement la vérité sur leurs œuvres, souvent parce qu’ils l’ignorent. Ce que je veux dire, au sujet de mon désaccord avec l’Allemand, c’est que : d’accord Beckett ne construit pas ses œuvres en fonction de quelque signification ou message ou idéologie que ce soit, et c’est ainsi que doit être l’Art ; parfait. Mais mon désaccord réside dans le fait que ça ne revient pas au même qu’un personnage s’appelle Godot ou s’appelle autrement. Ce Godot a une signification, de toute évidence renvoyant à Dieu. Cela, je suis d’accord, n’explique pas l’œuvre ni ne lui donne sa force, ne justifie pas son existence ; mais ne nions pas le fait qu’il y a aussi des significations dans l’œuvre. L’important de la littérature ne réside pas dans ses significations, mais ça ne veut pas dire que les significations n’existent pas ou qu’elles n’ont pas leur importance. J’ai souvent dit et écrit : « Si je voulais transmettre un message idéologique, j’écrirais un pamphlet. », avec ces mêmes mots ou d’autres. Mais ça ne veut pas dire que dans ma littérature, il n’y ait pas d’idées exposées, et que ça ne mérite pas la peine d’exposer ces idées. » Mario Levrero, Le Roman lumineux
Le parallèle entre L’ultime Auberge de Kertész et Le Roman lumineux se poursuit, non pas que ces livres soient identiques, mais les écrivains cités, Kafka et Beckett, le sont par l’un et par l’autre. Normal, me direz-vous, tous deux sont géniaux… C’est bien ce que je pense, moi aussi, tout comme la citation de Mario Levrero ci-dessus sur Beckett me convient parfaitement, à tel point que j’aurais pu l’écrire moi aussi. Mot pour mot.
« J’ai acheté encore une fois L’Amérique, de Kafka ; trente-cinq pesos. L’édition Emecé, assez bien conservée. Possible que j’aie bientôt envie de relire ce roman. Je ne l’ai pas relu depuis cette première fois, en 1966, lorsqu’il a fait naître en moi le désir de devenir écrivain. Chaque fois que j’installe ma bibliothèque, je le rachète, et je finis toujours par le prêter et le perdre ; mais ce livre ne doit pas manquer à ma bibliothèque et, hier, justement, j’avais remarqué que je ne l’avais pas. La semaine dernière, Chl avait acheté un exemplaire exactement pareil. Aujourd’hui, elle a déniché La Muraille de Chine. » Mario Levrero, Le Roman lumineux
Comme Imre Kertész, Levrero écrit un roman dans lequel le journal tient une place considérable (ici, les 400 premières pages d’un roman qui en compte 600). Comme Imre Kertész, Levrero a une relation privilégiée avec l’œuvre de Kafka. Les livres de ma bibliothèque semblent parfois s’attirer les uns les autres et leurs auteurs avoir ensemble une certaine communauté d’esprit, avec moi aussi d’ailleurs !
Journal d’une partie d’échecs contre la mort, dont l’issue est courue d’avance, L’ultime Auberge est une fois de plus un livre superbe d’Imre Kertész qui mêle dans un même texte les genres du roman (L’ultime Auberge) et du journal (Secrets dévoilés et Le Jardin des trivialités) en alternance, sans qu’on sache très bien si le projet de roman, dont on peut dire qu’il n’est pas abouti, ne serait pas un prétexte pour se persuader qu’on est encore écrivain, ou un moyen de repousser la mort (tant qu’il a un projet d’écriture, Kertész ne peut pas mourir) ou encore un prétexte à écrire un journal, dont on ne sait pas très bien s’il ne serait pas le dernier moyen littéraire de l’écrivain hongrois d’écrire encore, ou le projet principal d’un livre qui joue à cache-cache avec lui-même… Car le journal l’emporte, et de loin sur les quelques pages romanesques, tant par le volume que par la qualité littéraire, comme témoignage autobiographique des derniers efforts de l’homme et de l’écrivain pour : 1. quitter son pays, la Hongrie, contre lequel il récrimine, à la façon d’un Thomas Bernhardt (même si Kertész n’écrit sous l’influence de personne) 2. témoigner par avance de sa fin de vie 3. dire sa lutte contre la maladie, la déchéance physique et la mort 4. dire sa lutte, malgré ou à cause de la déchéance, pour rester un écrivain, tout en ne cessant de regretter la perte du grand style, en constatant encore et encore son insatisfaction littéraire, à la façon d’un Flaubert dans ses correspondances. Bref, L’ultime Auberge n’est en rien un livre joyeux, d’autant que son auteur ne se prive pas d’aborder des thèmes qui n’engendrent pas l’optimisme : enfer de la maladie (il est diagnostiqué Parkinson), déchéance de l’Europe, conséquences sur l’activité littéraire des obligations liées à la réception du Prix Nobel de littérature (Kertész n’est pas le premier à se plaindre de ne plus pouvoir écrire à cause des sollicitations trop nombreuses que lui valent ce qu’il appelle « le gros lot »), détestation de son propre pays, sans parler de ses obsessions liées au fait d’être juif, à une forme de « paranoïa » juive face à un monde qui à l’en croire s’apprête sans cesse à terminer le travail commencé par Hitler pour en finir avec les Juifs, à une forme d’obligation à défendre la plupart du temps l’Etat d’Israël, contre vents et marées quasiment, même quand il a conscience de certaines dérives israéliennes, considérations politiques sur la démocratie en Europe, sur ses défaillances et ses défaites, dans lesquelles on retrouve l’idée du fascisme mou développée par Pasolini, déclinée en fascisme discret chez Kertész, etc… Ce n’en est pas pour autant un livre « plombant », mais un livre ou la grande culture de l’écrivain s’exprime généreusement, un livre où sa pensée n’apparaît pas diminuée, où il est question de sa passion pour la musique classique, pour Gustav Malher entre autres, d’une admiration certaine pour l’écrivain Franz Kafka, d’un hommage en passant à Samuel Beckett, où on a plaisir à le suivre dans le cheminement qui accompagne la construction d’une oeuvre, un livre ou la grande humanité de Kertész est bien présente, un livre qui, même s’il le dénigre, se construit en s’écrivant, signe s’il en est qu’il s’élève bien au-dessus d’un projet conçu contre et avec la maladie et qu’on peut le ranger avec les grandes réussites de son signataire. En explorant le Jardin des trivialités, Kertész reste malgré tout au-dessus de la ligne de flottaison, reste un grand écrivain qui jamais n’ennuie ou ne paraît fade, garde la dignité qui a toujours été la sienne.
N’en étant encore qu’à la découverte de cet auteur admirable, après le sublime Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, dialogue fleuve entre deux hommes, maelström stylistique de très haut niveau, et Roman policier, un texte sur et radicalement contre le fascisme d’une très grande qualité littéraire lui aussi, j’ai plaisir à constater qu’à chacun de ces opus, je lis non pas chaque fois le même livre, comme c’est souvent le cas avec la grande majorité des écrivains – y compris les très bons écrivains -, mais chaque fois un livre différent, ce qui me semble être la signature des très grands. Voilà pourquoi je me prépare à lire avec ferveur toute l’œuvre d’Imre Kertész, qui disait que ses livres ne lui survivraient pas.
Publié en France par les éditions Verdier, Sigismund Krzyzanowski est donc cet auteur russe né en 1887 et mort en 1950, non publié de son vivant que l’éditeur russe Vadim Perelmouter a « découvert » aux archives pendant la période soviétique (regarder et écouter son témoignage sur notre blog ces trois derniers jours). J’ai trouvé dans une librairie montpelliéraine la version de poche de ce roman bizarre (écrit entre 1922 et 1924) et en ai fait l’acquisition sans penser que l’auteur, dont je ne connaissais pas le nom (et pour cause), était une espèce de « génie de la littérature » méconnu. Je me suis tout d’abord méfié, à cause du titre qui renvoie à cette mode récente des romans dont les titres font référence à des « clubs » ou des « cercles » divers et variés et qui me semble-t-il ne pèchent pas par excès d’originalité. Mais passons, à la lecture de la quatrième de couverture, il m’a semblé que ce bouquin abordait des thèmes spécifiques à la littérature et qu’il pourrait éventuellement m’intéresser. Ce fut en effet le cas. A la lecture du Club des tueurs de lettres, je m’aperçus que Krzyzanowski avait eu une idée intéressante, celle d’écrivains désireux de ne plus publier une ligne de leur vivant (comme si l’auteur avait la certitude qu’il ne publierait pas de son vivant, comme s’il avait la préscience de la maladie qui l’emporterait, lui faisant perdre avant cela l’alphabet…) et se réunissant chaque samedi pour, malgré leur décision de ne rien publier, continuer à s’adonner à la littérature en disant un texte de leur cru, qui ne sortirait évidemment jamais de leur petit comité. C’est ainsi que le roman s’apparente à un recueil de nouvelles, ou de textes littéraires de genres divers, puisque le premier de ces textes une courte pièce de théâtre, et que par la suite il y aura également quelques contes. Ces textes font voyager le lecteur dans le temps, de l’Antiquité et du Moyen Age au début du XXe siècle. Le plus difficile de ces récits est sans doute celui du chapitre IV, basé sur un « délire » scientifique qui, d’inventions en inventions toutes plus loufoques les unes que les autres, va permettre à une société d’introduire dans le corps de ses citoyens, sous le prétexte sécuritaire, au départ, d’en finir avec la folie, une sorte de vie préfabriquée de robots obéissants et incapables de rébellion (une société qui n’est pas sans faire penser à la dictature du prolétariat, mais qui est aussi la métaphore du club des tueurs de lettres dans lequel les sept participants renoncent à leur personnalité d’écrivain) et ce grâce à des machines, les « ex », qui se substituent à toute forme de volonté individuelle, les citoyens sous emprise d’une « ex » conservant leur pensée propre, mais s’avérant incapables d’agir en fonction. Evidemment, les quelques hommes de pouvoir qui tentent ainsi de conditionner leur peuple s’apercevront à leurs dépends que leur projet était irréaliste… Tout comme l’initiateur du club des tueurs de lettres s’apercevra peut-être que son idée est elle aussi utopique.
Les auteurs des textes portent tous un nom d’emprunt, qui se limite à une syllabe non porteuse de sens (Zes, Tev Daj, etc…) et les indifférencie suffisamment pour que tous soient presque confondus, pour la bonne raison qu’ils ont fait le même vœu, celui de ne plus écrire. Ils se réunissent chez le maître des lieux et « président » du club, dans une salle où trônent sept fauteuils, devant une cheminée et une bibliothèque aux rayonnages vides. Leur texte dit, et aussitôt mort, n’aura de vie qu’éphémère, sinon peut-être dans l’esprit des auditeurs où ils pourront continuer d’exister – et dans le livre qui s’écrit en racontant cette histoire d’écrivain renonçant à leur passion. Mais les choses ne vont pas se dérouler comme ces étranges candidats à l’oubli semblent en avoir décider, vous vous en doutez bien et nous nous en tiendrons là de cette chronique qui ne souhaite pas vous en dévoiler plus sur ce livre fantasque et étrange, qui mérite sans nul doute d’être lu.
Ce très court roman de Fabienne Jacob, une auteure que je ne connaissais pas jusqu’à la découverte de son existence dans la librairie d’un lieu d’exposition montpelliérain où les œuvres réunies et présentées au public portent toutes sur le corps, ce très court roman de Fabienne Jacob, donc, une auteure qui répond, quand on lui demande quel grand livre elle aurait aimé écrire, « Voyage au bout de la nuit », ce très court roman de Fabienne Jacob, disions-nous, commence d’ailleurs par une phrase, « Quand tout aura disparu, il restera cela. », qui m’a fait penser à l’incipit du Voyage, une auteure, Fabienne Jacob, qui écrit essentiellement sur le thème du corps – elle n’en est pas à son premier livre quand elle publie Corps –, mais il semble que le thème du temps l’intéresse aussi, ce très court roman de Fabienne jacob, ne nous égarons pas, s’appelle Corps. La narratrice du roman Corps travaille dans un institut de beauté, elle est donc bien placée pour parler du corps des femmes, c’est ce qu’on pense et c’est ce qu’elle dit assez vite. Cela dit, elle ne parle pas que du corps des femmes. Elle évoque aussi ce que vivent les femmes, ce qu’elles ressentent, mais la plupart du temps, quand même, au sujet, à propos de leur corps, et puis elle parle d’elle aussi, et tout particulièrement de son enfance, de sa grande soeur et de sa mère, aussi, entre autres femmes. Elle, la narratrice toujours, ne se prive pas de porter des jugements sur certains types de femmes (c’est d’ailleurs assez réjouissant) qu’elle peut au passage égratigner joyeusement. Par exemple, les femmes qui suivent certains diktats de la mode ou de l’air du temps, dont elle dit ne pas savoir qui les dicte, mais qu’elle dit détester ; celles qui ont des « seins morts », métaphore bien vue qui signale les faux seins ; celles qui ont « la peau hâlée », considérées comme « suspectes » ; celles qui veulent être remarquées, montrent tout, font du bruit, rient fort, parlent fort : « On veut pas les connaître pour la bonne raison qu’on les connaît déjà. » ; celles qui sont victimes de la mode, se cachent sous les marques : « On sait d’avance, elles ont rien à cacher. » ; celles qui se font des mèches, qui mettent du gloss, ou des caleçons. Bref, la narratrice n’aime pas le blig-bling féminin, le faux : « Les femmes, c’est mon métier, elles sont belles quand elles sont dans leur vérité. Exactement dans la coïncidence de leur corps et des années, cela s’appelle la vérité. »
N’allez pas croire que Monika, la narratrice, n’aime pas les femmes. Non, sinon elle ne serait pas esthéticienne. Son métier, dont il n’est pas question sur le plan de la pratique, pas de descriptions de soins du corps, de massages, d’épilation, juste quelques allusions en passant, il lui permet d’en savoir un rayon sur les femmes. Car elles se livrent toutes. Une fois à poil, elles parlent, se confient. Monika en sait plus sur leur corps et sur leur vie que tous les psys du pays… Il y a la bouchère, pour commencer, mais la bouchère, on n’en sait guère sur ce qu’elle vit, la bouchère elle vaut surtout pour sa peau blanche – ça, Monika, elle aime. La bouchère, c’est une secrète. Il y a aussi Alix, qui est passée à côté d’un homme vrai (pas un vrai homme), à côté de la passion. Il y a Adèle, une vieille dame que plus personne ne touche depuis la mort de son mari, sauf Monika bien sûr. Adèle, qui a un passé, une histoire de guerre. Il y a Grâce, dont la vie est comme un film. Il y a Ludmilla, aussi, celle qui ne veut pas assumer son âge, continue à s’habiller, à se comporter en petite fille…
Et puis, il y a Monika, sa sœur Else, leur mère. Et Monika raconte, elle aussi : ses peurs d’enfant, ses rapports avec sa sœur, leurs jeux, leurs interrogations, leur goût de fouiller, son cousin, qui lui vaut des émois, sa mère, la mort de sa mère. La femme dans sa vérité, c’est la femme qui coïncide avec les années, Monika n’élude rien, des années qui passent sur le corps des femmes, on explore avec elle l’enquête des deux petites filles qui veulent savoir pourquoi, comment elles ont pu naître, et n’y comprennent rien, de leur enquête sur ce quI se passe dans la chambre des parents, la nuit, la mort de la mère, bien des années plus tard…
Tout cela est écrit de façon sensuelle, « avec le corps, avec la peau » dit Fabienne Jacob, qui se « décapite » pour écrire, débranche le cerveau… Un style plutôt oral, avec quelques marques discrètes (pas de respect des règles de la négation, un usage de la virgule, ou plutôt un non usage, original) de l’oralité, mais un style très adapté au sujet, un beau sujet, le corps des femmes, qui n’exclut pas pour autant les hommes (les deux bouchers, l’Allemand, le cousin Jan…), même s’ils n’ont pas le premier rôle dans le livre. Un beau livre, un beau regard porté sur les femmes, sur la vérité du corps. Le corps, ce qui reste quand tout a disparu.
Commençons par ce qui n’est pas forcément essentiel dans la réception d’une œuvre d’art, car un roman est aussi une œuvre d’art : la lecture de L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty n’est pas d’un grand plaisir de lecture. En un premier temps, le style est froid, la phrase minimale, qui s’en tient à un factuel qui ne nous intéresse guère, celui d’un type qui vient de perdre son travail, croit-il et qui semble largué. Aussi les faits narrés ne sont-ils que platement quotidiens, répétitifs et rapportés dans un style qui est en adéquation avec ce à quoi il renvoie. Voilà qui est dit et qui, rappelons-le, n’est pas nécessairement essentiel. Quand le style change, aux environs de la centième page de cette édition, le livre n’en devient ni plus palpitant ni plus attrayant. On court vers la fin, avec le sentiment qu’on n’y arrivera pas, qu’on lâchera avant le point final. Tout en lisant, on se dit qu’on a une impression de déjà-vu : ça nous rappelle La Nausée de JP Sartre, par exemple quand Bloch, le personnage principal du texte, voit au fond d’une théière, plutôt que des brins de thé, des fourmis ; ou comme quand il voit les choses en ce qu’elles ont de limité, ce qui déclenche aussitôt chez lui une envie de vomir – un peu plus loin, le mot « nausée » est lâché. Mais l’histoire de ce monteur, ancien gardien de but, qui se croit licencié de son travail sans qu’on lui ait rien dit, puis qui étrangle une caissière après avoir passé la nuit chez elle, sans vraiment savoir pourquoi il le fait, ça nous rappelle également L’Etranger d’A. Camus, d’autant que Bloch se sent étranger au monde qui l’entoure, agit comme quelqu’un qui n’a plus de repères. Il n’est pas impossible après tout que Handke ait lu aussi Un Homme qui dort, de G. Perec. Bref, on se dit qu’il y a du palimpseste là-dessous, de l’intertextualité, et on ne s’en émeut pas plus, puisqu’on est soi-même un fervent adepte du pillage textuel, de la citation cachée et autres joies de ce qui pour certains chatouilleux de la propriété (intellectuelle) est assimilable à du plagiat. On n’en veut donc pas à Handke, d’autant que L’Angoisse est un de ses premiers romans (sauf que Handke sait très bien ce qu’il fait si l’on en croit ses écrits sur les méthodes littéraires qu’il entend utiliser et qu’il a beaucoup lu), et on lui en serait même presque reconnaissant, puisque réfléchir à tout ça fait passer la pilule amère d’une lecture pour le moins ennuyeuse (sur la littérature comme art de distraction, Handke a aussi son idée). Et puis Barthes a dit que « tout texte est un intertexte ; d’autres textes sont présents en lui à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables : les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante ; tout texte est un tissu nouveau de citations révolues. » Alors, si Barthes l’a dit !… Bref, on s’ennuie en essayant de comprendre deux ou trois bricoles, en « essayant d’y voir plus clair », selon une expression de Handke lui-même. « Longtemps la littérature a été pour moi le moyen si ce n’est d’y voir plus clair en moi, du moins d’y voir tout de même plus clair. »
Quand l’auteur sort du factuel, ce qui finit par arriver, c’est la plupart du temps, peut-être toujours, pour expliquer ce que ressent Bloch, cette façon étrange qu’il a de se dissocier du réel qui l’entoure, ou de voir un réel qui se dissocie, allez savoir… On n’a pas le sentiment pour autant de verser dans la psychologie (il n’aurait manqué que cela…) et c’est là où il faut commencer à reconnaître une certaine force à ce bouquin et à son auteur. C’est de la description minutieuse. « Il lui sembla qu’un burin l’avait retranché de tout ce qu’il voyait ou plus exactement que c’étaient les objets qui avaient été coupés de lui. L’armoire, le lavabo, le sac, la porte : il réalisa enfin qu’il ajoutait par la pensée le mot pour chaque objet, comme sous une contrainte. » Et plus loin, « En réalité, sa nausée était semblable à celle que lui inspiraient parfois certains slogans publicitaires, refrains actuels ou hymnes nationaux qu’il ne pouvait s’empêcher, ensuite, de réciter ou de fredonner jusque dans son sommeil. Il retint sa respiration comme s’il avait le hoquet. Lorsqu’il inspira, ça recommença. De nouveau, il retint sa respiration. Au bout de quelque temps, ce fut efficace, il s’endormit. » Efficace. D’autres passages de ce tonneau suivent, qui font soudain penser que notre Bloch est en fait schizophrène et que, loin de plagier Sartre ou un autre, Handke se livre à une « étude de cas », qu’il décrit ce que vit et ressent un psychotique. Auquel cas, son livre est, commençons à nous l’avouer, sacrément réussi. Car la vie quotidienne de Bloch, dans tout ce qu’elle peut avoir d’inintéressant, est le prélude à ces crises qui surviennent régulièrement et dont il prend conscience sans prendre conscience, dont il prend conscience sans prendre conscience qu’il prend conscience… Et cela passe toujours par les sens, la vue et l’ouïe, principalement – comme c’était le cas pour le Roquentin de Sartre. « Tout ce qu’il voyait était frappant, littéralement. » ou « Il s’immobilisa parce que le téléphone sonnait. Comme chaque fois que le téléphone sonnait, il crut l’avoir su avec un instant d’avance. » Et cela passe aussi par un usage du conditionnel, qui contribue à mettre à distance la réalité, à la déformer : « On aurait dit que les détails encombrants salissaient et déformaient totalement les personnages et le décor où était leur place. (…) Le patron derrière le comptoir, on pouvait le traiter de cendrier, et on pouvait dire à la serveuse qu’elle était un trou dans le lobe de l’oreille. » Et puis passe des idées, des phrases, le mot « maladie » rejeté avec la phrase qui irait avec comme ridicule. Et puis, en approchant de la fin du roman, c’est le discours, le langage qui se désagrègent, dans un passage où les mots sont remplacés par des idéogrammes, puis dans un passage où la méfiance vis-à-vis du langage se fait plus forte encore, les phrases se succédant sans être achevées : « Il s’éloigna parce que – Devait-il motiver le fait qu’il s’éloignait afin que – Quel était son but lorsque – (…) En était-il déjà au point de – » Enfin vient la fin du texte, annoncée par un passage où il est question dans la tête de Bloch, sans qu’il sache bien qu’il y est question de lui : « Il est resté inactif trop longtemps. », et qu’elle dément. Comme quoi, comme une œuvre d’art peut être ennuyeuse, pas belle et sacrément intéressante, un roman peut être ennuyeux et redoutablement bien construit.
Bref, L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty est un roman que je vous recommande, car il drôlement bien fichu. Bref, L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty est un roman que je ne vous recommande pas, parce qu’il est ennuyeux. Bref. Car pour en faire le tour avec un minimum d’intelligence, il faudrait étudier longuement L’angoisse du gardien de but au moment du penalty, en l’analysant à l’aune de tout ce qu’a pu écrire Peter Handke par ailleurs, et là n’est pas notre projet, même si d’autres lectures de cet auteur intéressant et redoutablement conscient de ce qu’il cherche suivront.
Etrange petit roman que cette « étude de caractère » d’Emmanuel Bove, auteur inoubliable de Mes Amis, qui aurait pu être titré, aussi bien qu’Un Célibataire, Un Ridicule. Car Albert Guittard, s’il est bien célibataire, est surtout un grand névrosé qui ne se comprend pas et ne comprend à peu près rien à ce qui lui arrive dans ce livre dont, avouons-le, nous ne savons que penser. Albert Guittard est un ancien chef d’entreprise retiré des affaires, il approche la soixantaine et est toujours célibataire. Il vit à Nice, où il fréquente un couple, les Penner, tout en détestant le mari, sans doute parce qu’il est attiré par sa femme. Une autre femme, belle et jeune, Brigitte Tierbach, mariée à un vieux docteur lui plaît sans doute beaucoup. Guittard, un grand naïf qui se fait parfois l’effet d’être encore un collégien quand il se trouve face à une femme qu’il désire, ne sait pas se montrer discret, tout le monde voit clair dans son jeu, il a parfois des velléités de se comporter en monsieur, mais ses actes sont la plupart du temps motivés par des arrière-pensées et des stratégies qui s’avèrent toutes inefficaces et motivées par l’amour propre. Il est donc la plupart du temps assez ridicule, ne se rend compte que trop tard qu’il est transparent et que la petite société qu’il fréquente finit par le trouver non seulement étrange, mais assez insupportable, bref pas fréquentable. On parle en son absence de son comportement avec les dames, on ne se prive pas de lui faire savoir. Il se sent chaque fois victime d’on ne sait quelle malveillance. Guittard n’est pas un mauvais bougre, mais il ne connaît rien à la vie et se compromet malgré lui.
On a l’impression, en lisant ce livre, de lire une pièce de théâtre – les situations sont toutes théâtrales, on pourrait tout aussi bien faire une adaptation du roman pour le théâtre de boulevard – ou de voir un film. C’est que tout tourne autour du personnage principal, qui n’est pas sans faire penser, l’excès de la caricature en moins, à certains personnages de Molière, comme le Misanthrope, dans ses relations avec les femmes, des autres personnages – les femmes jouent un rôle essentiel dans le roman – et c’est à une étude de caractère, dans laquelle la psychologie a son importance, que se livre Bove. C’est ainsi que la lecture peut alterner entre agacement – la psychologie, le personnage, c’est un peu vieillot, reconnaissons-le – et le bon plaisir de lire une écriture juste, de se laisser aller au seul plaisir du texte sans se montrer plus exigeant que cela, tout comme on avait admiré dans Mes Amis le savoir-faire d’un écrivain du début du XXe siècle qui mérite sans nul doute d’être redécouvert, d’être encore lu pour lui éviter une seconde disgrâce – il était un écrivain pauvre et, à sa mort, on s’empressa de l’oublier. Et pourtant, Emmanuel Bove fait partie de ces auteurs « mineurs » que Colette, Beckett , Rilke et plus près de nous Vila Matas n’ont pas manqué d’encenser. A découvrir, donc, pour les curieux de livres et d’écrivains délaissés par l’histoire littéraire.
Retrouver la phrase d’un Bohumil Hrabal au meilleur de sa forme stylistique, au sommet de sa verve qu’il met au service d’une narratrice haute en couleur, dans des narrations délicieuses de jeunesse (il est vrai qu’il n’a que soixante-deux ans lorsqu’il écrit La Chevelure sacrifiée…), de vie et d’imagination débridée a été un plaisir plus vif encore que je ne l’imaginais après avoir relu, avec moins d’enthousiasme qu’il y a trente ans, Moi qui ai servi le Roi d’Angleterre. La Chevelure sacrifiée ne m’a pas réconcilié avec l’auteur tchèque, nous n’étions pas fâchés, elle m’a juste redonné l’envie de lire encore et encore des textes de cet écrivain lyrique et joyeux que j’ai déjà tant aimé. Le roman commence par un texte d’anthologie sur les lampes d’avant l’électricité, que la narratrice aime à nettoyer chaque soir, quelques minutes avant sept heures, quelques minutes avant d’allumer les mèches. Texte sensuel, texte d’une beauté littéraire certaine dans lequel l’expression « j’aime » revient encore et encore, dans lequel le personnage de Maryska apparaît déjà dans toute sa vérité, puis c’est le travail de Francin, son homme, qui manie la plume à dessin numéro trois (il apparaît de nombreuses fois dans le texte avec une plume numéro trois à la main, il est le gérant d’une brasserie de bière, mais…) pour écrire les initiales des aubergistes qu’il enlumine de frisettes décoratives qui ne sont rien d’autre que la retranscription de la chevelure de sa femme, en trempant la plume dans des encres de couleur s’il vous plaît. Et la plume de Hrabal n’a pas désarmé, le style est toujours bien présent, la phrase ample s’étire et se déploie à merveille, et la vie du petit couple prend forme sans qu’un gramme d’ennui vienne se poser sur les paupières alourdies du lecteur fatigué par une longue journée, mais prêt à lire jusqu’à plus soif, et jusqu’à pas d’heure comme on le dit ici… Ce soir-là, dans la cour, hennit un cheval et le premier chapitre se termine sur une histoire de chevaux, des hongres belges qui ont un moment de folie et cavalent dans la cour jusqu’à ce que Francin les arrête dans leur délire avec le savoir-faire d’un uhlan. On y est, vous y êtes, Hrabal va régaler son lecteur !
Chaque chapitre de ce court roman (un peu plus de 150 pages qu’on quitte au regret de ne pas avoir plus à lire…) pourrait être ainsi décrit par le menu, la verve narratrice de l’auteur ne tombe jamais en panne, son écriture est flamboyante, phrases longues quand tu nous tiens, ses personnages, peu nombreux, hauts en couleur (inoubliable Oncle Jojo, qui gueule plus qu’il ne parle, raconte à n’en plus finir des histoires, épuise son frère, les membres du Conseil d’Administration de la brasserie, au point que le docteur Gruntorad a l’idée de l’embaucher parmi les malteurs pour le fatiguer et le faire ainsi taire…), les événements sont épiques (Jojo et Maryska vont se percher au sommet de la cheminée de la brasserie, faisant déplacer les pompiers qui viennent leur demander de redescendre, par sécurité… les noyades de la petite Maryska, enfant… les crises de nerf de son père, désemparé par cette petite fille qui ne fait rien comme les autres et accumule les énormités, excessive qu’elle est déjà…). Nous sommes au début du siècle, le XXe, peu avant les années vingt ; Maryska a des cheveux roux et long à toucher la terre, tout le village en est fasciné. Francin, un rien conventionnel, aime cette femme dont il voudrait parfois qu’elle se comporte comme il faut… On pourrait s’attendre à un texte un peu ennuyeux, c’est tout le contraire, les morceaux de bravoure s’enchaînent, Hrabal et sa narratrice ont quelques points communs, avec eux on ne s’ennuie jamais. Francin est parfois à la hauteur de sa charmante femme, il ne va jamais à Prague sans lui rapporter un cadeau, et il en trouve d’étonnants qui donnent l’occasion à Hrabal de mettre en scène son petit couple dans une intimité poétique et joyeuse. Mais outre la narration, Hrabal se laisse aller à une écriture des sensations qui fait de ce livre bien plus qu’un drolatique petit roman. La brasserie vit et travaille sous nos yeux, on voit Maryska pédaler sur son vélo, cheveux au vent, on voit le village par les yeux de Maryska, et l’écriture est au rendez-vous. C’est de la littérature, Mesdames et Messieurs, de la grande, de la belle, de la vraie. C’est le facétieux Hrabal, c’est Maryska, c’est sa voix, qui laisse parfois la place à la voix de Jojo, « De la merde ! cria l’oncle Jo, Latal, c’était l’instituteur ! L’an dernier, il est tombé du premier étage lorsqu’il expliquait ce que c’est le temps uniforme, que c’est lorsqu’un train roule, roule, roule, roule, roule… Et Latal, il faisait des moulinets avec ses bras et courait vers la fenêtre ouverte en faisant le train et il est tombé de cette fenêtre et toute la classe en joie s’est précipitée pour voir si l’instituteur s’était cassé les jambes dans les tulipes, mais Latal avait déjà disparu, il a fait le tour par derrière et il est remonté et il est remonté par l’escalier et de nouveau le train qui roule, roule, roule, roule… et comme ça il est rentré dans la classe dans le dos des élèves penchés à la fenêtre. », c’est La Chevelure sacrifiée, le titre ne laisse aucun doute sur une fin que je vous laisse savourer comme l’intégralité de ce beau, ce très beau livre. Allez-y, mais allez-y, vous vous en féliciterez !
Entièrement convaincu par les arguments littéraires de l’ouvrage théorique par lequel Robbe-Grillet a répondu à ses détracteurs, Pour un nouveau Roman, enthousiasmé par la lecture du roman La Jalousie (1957), je poursuis la découverte tardive de cet auteur trop souvent décrié par des lecteurs qui l’ont mal lu, voire pas lu du tout, ou de façon parcellaire. Dans Djinn, publié en 1981, on retrouve l’exigence de Robbe-Grillet en matière de style, mais on peut dire qu’il a mis de l’eau dans son vin. Le texte est une sorte de conte fantastique, qui ne rechigne pas à s’inscrire dans une tradition littéraire du XIXe siècle à laquelle l’auteur fait quelques clins d’œil, et ce dès le prologue qui présente le roman comme un manuscrit trouvé dans la chambre, désertée par son occupant, du narrateur. Suit un jeu sur son identité, multiple tant du point de vue du nom dont il change à loisir que de sa supposée origine géographique (Ukraine, Hongrie ou Finlande, ou Grèce encore). Puis, il est question d’un manuscrit destiné à servir de manuel de français à des étudiants étrangers, ce qui n’st pas un simple clin d’œil puisque le roman répond à une commande faite à Robbe-Grillet par un enseignant américain.
Toujours est-il que Djinn – Un Trou rouge entre les pavés disjoints est un texte fort divertissant (on a reproché au nouveau roman d’être ennuyeux et de ne pas s’intéresser aux personnages), dans lequel le plaisir du texte est bien présent, et donc celui du lecteur également. Le personnage principal, et narrateur, Simon Lecœur, a rendez-vous pour une embauche. Mais rien de réaliste dans cette scène qui ouvre le livre, puisque l’entretien a lieu dans un hangar mystérieux, où il tombe d’abord sur des mannequins, puis sur une mystérieuse américaine, répondant au prénom de Jean, dont il tombe amoureux. Et le voilà embauché ! Par une sorte d’organisation secrète qui milite et œuvre contre le machinisme. Pour quel travail ? On ne le sait pas et lui non plus. Il est alors chargé de se rendre à la Gare du Nord pour y recevoir un voyageur arrivant par le train d’Amsterdam. Mais, bien sûr, rien ne se passe comme prévu et Simon est détourné de sa mission par un enfant qui trébuche en traversant une ruelle, s’affale sur le pavé, près d’une flaque rouge, ne se relève pas et semble avoir perdu conscience. Il est habillé comme au XIXe siècle, et l’appartement où Simon le porte est d’une autre époque lui aussi : pas d’électricité, décor anachronique. C’est le début d’une série d’aventures, toutes plus invraisemblables les unes que les autres (un enfant qui meurt à répétition, qui a une mémoire anormale – il se souvient du futur…), entre fiction et réalité, dans lesquelles Simon est censé partir à la découverte de la raison d’être de l’organisation qu’il sert. Le fantastique est bien présent, les rebondissements sont nombreux et surprenants, Robbe-Grillet joue dans le texte avec les conventions du conte fantastique, dans des aventures absurdes et pleines d’énigmes, avec ses propres angoisses, sans pour autant renoncer à ses « théories » et aux lignes d’évolution de la littérature contemporaine qu’il exposait dans son essai écrit en 1963. On retrouve, enfin, comme dans La Jalousie, le jeu littéraire auquel l’auteur aime tant se plier, la reprise de scènes qu’il modifie, parfois imperceptiblement, d’autres fois plus radicalement. Djinn est un texte plaisant, ludique et maîtrisé, virtuose, que vous pouvez donc lire sans la moindre hésitation. Quelles que soient vos opinions sur l’auteur et ses conceptions littéraires révolutionnaires. Il est sans doute temps d’abandonner ces vieilles querelles que l’histoire littéraire et la lecture sans a priori des textes ont sans doute déjà mises à bas.
Laurent Binet est un jeune écrivain (je n’écris pas ça en me préparant à le descendre sauvagement) à qui tout semble réussir quand il écrit des romans (trois titres, trois prix… fichtre !). A priori, rien ne devait m’infléchir à lire un de ces textes, sauf que deux amis me conseillaient de sortir de mon snobisme littéraire pour me plonger dans HHhH ou encore La 7e Fonction de langage – le second, pour forcer le passage à l’acte est arrivé avec le bouquin qu’il m’a prêté pour mon plus grand plaisir de lecteur. La 7e Fonction du langage (ceux qui ouvrent les vidéos qui sont régulièrement publiées sur ce blog le savent déjà) part de la mort de Roland Barthes (écrasé par une camionnette de blanchisserie en sortant d’un déjeuner avec le candidat à la présidence François Mitterand) que Binet trouve romanesque (et il n’a pas tort), qui provoque la curiosité d’un Giscard d’Estaing qui diligente une enquête, dont se charge un certain Jacques Bayard, flic un peu réac, de droite et a priori raciste, homophobe, etc… qui embarque avec lui de force un jeune prof de sémiologie qu’il considère comme essentiel au décryptage d’un monde intellectuel dont Bayard ignore tout. C’est donc à un polar qu’on s’attaque, mais le genre ne fait rien à l’affaire, puisque c’est surtout à un roman truculent, drôlatique et drôlement intelligent qu’on va se frotter, dans lequel tout le petit monde qui gravite autour de la figure centrale de Barthes (c’est lui le personnage central, et pour cause), des intellectuels, des philosophes, des sémiologues, des linguistes, etc… est réuni. Et voilà Althusser, Deleuze, Derrida, Eco, Foucault, Guattari, Jakobson, Kristeva, Lacan, Searle, Sollers, jusqu’à BHL, conviés à entrer dans la danse qui se passe dans les années 80, que l’auteur reconstitue via une bande-son de musique pop, mais pas que… et voilà également Mitterand et Giscard, car on est en pleine campagne de l’élection historique de 1981, qui sont là avec leurs lieutenants, Poniatowski, d’Ornano, Lang, Fabius, etc… Bref, des personnages de roman empruntés à la bonne vieille réalité. Voilà également une trouvaille d’idée littéraire, le Logos Club, calqué sur le Fight Club de Palahniuk, où on fighte en s’opposant dans des duels de rhétorique au risque d’y perdre un doigt (il en va ainsi quand on défie un plaideur d’une catégorie supérieure, qui risque lui en cas de défaite de redescendre dans la hiérarchie du Logos). La reconstitution des années 80 est efficace, et piégée (certains anachronismes y sont glissés par l’auteur à dessein, ou pas…). Le héros, Simon Herzog, est sympathique, mais pas de traitement de faveur pour lui. Son « comparse », Bayard, plus sophistiqué qu’il n’y paraît si l’on s’en tient à la caricature qui est tout d’abord donnée de lui. BHL et Sollers ne sont pas épargnés. Kristeva joue un drôle de rôle de fiction. Et l’intrigue va de rebondissements en rebondissements, de France en Italie, d’Italie aux USA, sans qu’à aucun moment on y trouve des longueurs. Le texte est rythmé, les intellectuels dont il est question tout au long de l’histoire font des personnages de roman attachants, intéressants et parfois originaux, les situations dans lesquelles Binet les trempe sont souvent bienvenues et/ou croustillantes. Herzog use de la sémiologie pour comprendre les situations dans lesquelles il se trouve plongé, pour comprendre la réalité et parfois en triompher (un des tours de force du bouquin). De la littérature populaire menée de façon intelligente, aussi efficace qu’un page-turner, bref un livre que je vous recommande si vous avez envie de vous détendre de lectures plus exigeantes. On a le droit de se faire plaisir, n’est-ce pas ?
Relecture, trente ans plus tard, d’un roman que j’ai adoré à sa découverte et qui m’a permis de lire plus tard quelques opus supplémentaires de ce grand écrivain tchèque, Bohumil Hrabal, comme Une trop bruyante Solitude (pur chef-d’oeuvre) ou Trains étroitement surveillés (adapté au cinéma). Aujourd’hui, j’ai retrouvé dans l’histoire de ce petit groom d’hôtel, tout jeune et très petit par la taille, qui se donne pour projet de devenir aussi grand par le talent que le maître d’hôtel Skrivanek, qui le forme et sait deviner à l’entrée des clients leur nationalité, mais aussi ce qu’ils vont commander, pour la bonne raison qu’il a servi le roi d’Angleterre, plus riche que les grands hôteliers de Prague, Brandeis et Sroubek, des morceaux de bravoure, comme les premières nuits que le jeune groom passe avec des prostituées, dont il recouvre poétiquement les parties intimes de fleurs, ou de petites branches de sapin, car Bohumil Hrabal aime à écrire sur l’amour des femmes, même de petite vie ; le repas gargantuesque préparé par les cuisiniers éthiopiens d’Haïlé Sélassié, que le narrateur va servir et dont il obtiendra une décoration qu’il garde jusqu’à la fin du livre et arbore dans les moments les plus forts de son épopée, et en particulier le dromadaire farci aux antilopes farcies aux dindes, véritable morceau d’anthologie d’un roman dans lequel, selon une expression qui fait leitmotiv sous la plume du narrateur, « l’inconcevable devient réalité »…
De la fin des années vingt au coup de Prague, l’histoire de notre petit groom suit les méandres de la grande Histoire : son ascension va crescendo jusqu’à la libération de la Tchécoslovaquie, à la fin de la seconde Guerre mondiale, moment où il ouvre son propre hôtel, un hôtel unique, dont la conception tient de la création d’une oeuvre d’art – ce qui pousse l’écrivain américain Steinbeck à lui faire une offre pour le lui acheter -, puis on le suit dans sa déchéance, amorcée avec la fermeture des grands hôtels par le gouvernement communiste, dans un ancien couvent où il se retrouve au même titre que les anciens millionnaires tchèques enfermé pour son plus grand plaisir, puisqu’on y fait bonne chère et que la discipline y est très lâche, puis dans une maison forestière, où il rencontre un professeur de français et une jeune femme aux moeurs faciles, et découvre les joies du bûcheronnage et, enfin, dans un secteur de montagne, à la frontière bavaroise, où il goûte aux plaisirs de la vie d’ermite dans une maison isolée en forêt, où il sert de cantonnier, c’est-à-dire qu’on lui donne pour unique tâche l’entretien d’un chemin, que les intempéries ne cessent de balayer, où il vit avec un chien, un petit cheval, une chèvre et un chat, et où il médite sur sa propre mort, considérant que le sens de la vie est là, lui qui, par le passé, n’a cherché qu’à s’élever socialement sans développer le moindre sens éthique, qui pour réussir s’est marié pendant la guerre avec une Allemande nazie, se coupant de tous ceux qui l’avaient connu à Prague, et n’a pas été très regardant sur sa façon de s’enrichir. Il en va ainsi de notre petit groom, sa jeunesse et son ascension se font sans conscience, et sa déchéance le conduit à plus de sagesse.
Ce roman de Bohumil Hrabal, baroque et écrit superbement – dans une phrase longue et ciselée -, joyeux et jubilatoire, malgré les sombres événements historiques qui servent de toile de fonds à l’épopée du narrateur, est un des chefs-d’oeuvre de la littérature tchèque et fait de son auteur un écrivain qui mérite d’être découvert, lu, relu… jusqu’à plus soif.
Deuxième roman de Robert Walser, publié en 1908, Le Commis contient en germe toutes les thématiques qu’on retrouvera dans l’œuvre de l’écrivain suisse allémanique, en particulier celle des personnages de jeune homme sans qualité, pour la plupart miroirs de Walser lui-même, sans grande formation, sans grande ambition et qui se lancent dans la vie en acceptant de travailler à des postes de subalternes. Ici, il s’agit d’un commis, homme à tout faire qui entre dans la maison d’un ingénieur, C. Tobler, dont le bureau d’études compte sur les quelques inventions de son patron pour se développer. La maison est très belle, Madame Tobler, l’épouse de l’ingénieur est visiblement issue d’une très bonne famille, M. Tobler est un patron qui exige de son employé qu’il soit un « cerveau », même si celui-ci n’a que peu de qualification, son humeur est changeante, il offre à fumer des petits cigares à son commis qui en prend vite l’habitude, lui donne chaque dimanche un peu d’argent de poche en attendant le moment où il pourra lui payer un salaire, il le loge dans une chambre isolée du reste de la maison, le nourrit fort bien. Notre commis s’appelle Joseph, comme chez Kafka, et le début du roman est sans doute celui qui permet le plus clairement de comprendre pourquoi le divin Pragois prisait si fort Robert Walser. L’arrivée de Joseph à l’Etoile du soir, la maison Tobler, fait penser au début du Château de Kafka, d’ailleurs Tobler se fâche en demandant d’un ton rogue à Joseph Marti pourquoi il arrive si tôt, on ne l’attendait pas. Mais à la différence de l’arpenteur de Kafka, le commis de Walser n’est pas repoussé, il se fait rudoyer puis on accepte qu’il soit en avance de quelques jours, même si on n’a pas encore pris les dispositions pour l’accueillir et on va lui donner du travail.
Roman d’éducation à l’allemande, comme les premiers textes de Walser, Le Commis n’en est pas moins un texte surprenant puisque Marti n’apprendra rien de son année de travail chez Tobler, tout juste y gagnera-t-il quelques valeurs sans grand intérêt, courtoisie, affection, pitié (sa relation avec le commis qu’il remplace, Wirsich, et qui a été remercié par le chef pour une fâcheuse tendance à boire et mal se comporter en état d’ivresse, est sur ce point emblématique : Marti lui vient en aide, le conseille, le fréquente, tente tant bien que mal de le remettre sur les rails, en vain…), il est vrai que les inventions de Tobler, toutes plus fantaisistes les unes que les autres, mais sans grand intérêt (l’horloge-réclame, le distributeur automatique (de cartouches) pour tireur, etc…), ne se vendent pas, ne permettent pas à Tobler de trouver le capitaliste qui pourrait investir dans ses trouvailles ; bref elles sont autant d’échecs retentissants. Peu à peu, le train de vie de la maison, fastueux au départ, pitoyable à la fin, suit le rythme des affaires qui périclitent. Marti s’étonne de ce que Madame Tobler traite si mal sa petite fille, Silvi, le patron s’avère incapable de rentabiliser ses inventions, et en rejette la faute sur son commis, les artisans qu’il fait travailler pour des projets privés touchant tous la maison ne sont pas payés… On assiste à la déchéance de Tobler, qui se voit obligé de mendier auprès de sa mère, en lui envoyant sa femme, un soutien financier qui ne vient pas, que tout le village commence à considérer comme un homme à qui on ne peut faire confiance, qui fréquente de plus en plus assidument l’auberge du village, au fur et à mesure que les quelques amis (le docteur Specker et sa femme, entre autres…) qui acceptaient ses invitations fuient sa table et les parties de cartes qui suivaient chaque bon repas. Quant à Joseph Marti, on suit ses pérégrinations (quelques voyages vers la ville où il retrouve une amie chère, ses sorties du dimanche au lac…) et ses pensées, mais Walser ne nous donne pas à suivre l’initiation d’un jeune homme, il abandonne allègrement les règles du genre qu’il a choisi et donne à voir à son lecteur la platitude et la banalité d’une jeune vie dont on peut penser qu’elle n’aboutira pas à grand-chose, dans une écriture plate et simple qui a laissé sa trace dans l’histoire de la littérature et que tant d’écrivains ont par la suite empruntée eux aussi. Joseph Marti, ce jeune homme simple et sans avenir, c’est Robert Walser, tout comme les héros de L’Institut Benjamenta et des Enfants Tanner, des êtres sans destin, sinon peut-être celui, et ce n’est pas si peu, d’êtres libres, à leurs moments. C’est ainsi que Marti, dans les dernières lignes du livre, quitte la maison Tobler de son propre chef, sans en être chassé comme avant lui Wirsich, avec qui il part vers d’autres aventures : « Une fois arrivé sur la route, Joseph s’arrêta, tira de sa poche un petit cigare de Tobler, l’alluma et se retourna une dernière fois vers la maison. Il la salua en pensée, puis ils repartirent. » Des vies sans grandeur (ni réussite, ni parcours initiatique, ni destin tragique), comme toujours chez Walser, qui ouvre ainsi l’une des pages qui mènent la littérature de son époque à la modernité.
Comme chaque année, Horacio Castellanos Moya nous revient avec un nouveau volume de La Comédie inhumaine des Aragon, et celui-là n’est pas sans nous rappeler Le Dégoût, Thomas Bernhard à San Salvador. Par la forme, surtout, puisque Le Dégoût est un long monologue, et que La Diablesse est une série de monologues (adressés à une amie), tous du même personnage féminin, une certaine Laura Riveira, amie d’Olga Maria, bourgeoise de San Salvador qu’un tueur surnommé Robocop (personnage principal d’Un Homme en armes, dans lequel on n’échappe pas à la scène du crime) a tout bonnement buttée chez elle, pour des raisons inconnues et qui vont, bien sûr, donner lieu à toutes sortes d’hypothèses de la part de l’insupportable Laura, mais aussi et surtout de la part de tous ceux qui s’intéressent pour une raison ou pour une autre à cet assassinat, flics, journalistes, et jusqu’à un détective privé.
Il va sans dire que les monologues de Laura, une bourgeoise hystérique et particulièrement volubile, décrivent un pays (le Honduras) dictatorial, corrompu (comme sa classe dirigeante et sa bourgeoisie), totalement pourri et régi par des luttes politiques sans merci, mais aussi par le trafic de drogue, sa principale pompe à pognon. Il va sans dire que Laura n’a aucune conscience politique et qu’elle raconte à tour de bras les turpitudes (qu’elle découvre ébahie) de son amie Olga Maria (qui lui a caché bien des choses, certains de ses amants, jusqu’au mari de Laura, une grande partie de son passé, bref tout une partie inavouable de sa vie), et que, en bon miroir de la Diablesse, elle dresse donc, sans même se l’imaginer, le portrait immonde d’un système auquel elle appartient elle-même. Bien sûr, Laura a une morale, et elle s’y accroche comme à un garde-fou pour se rassurer quant à sa propre respectabilité, mais on peut se douter qu’elle est elle aussi bien atteinte par la gangrène qui ronge le pays, comme elle a rongé sa grande amie défunte.
Castellanos Moya est toujours aussi violent avec son pays, qui le lui rend bien d’ailleurs, et nous offre un nouveau jet d’acide salutaire, sans se départir de son habituelle drôlerie, de son efficacité terrible et de son talent qui fait que, d’un livre à l’autre, on ne sort jamais de son obsession, mais dans un style et des narrations sans cesse renouvelés, ce qui met le lecteur à l’abri de l’ennui et de la routine. Bref, Castellanos Moya mérite d’être découvert et lu par tous ceux qui n’ont jamais tenté l’expérience de plonger dans son univers délétère. Un régal !
Encore un OVNI littéraire qui nous vient d’Amérique du Sud, du Mexique cette-fois, à travers la voix d’Alberto Ruy Sanchez, dans ces Rêves du serpent, un roman acheté parce que son prétexte m’a fait penser à l’idée qui se développe de loin en loin dans mon travail actuel, mais qui s’avère finalement différente et traitée d’une autre manière par l’auteur mexicain. Donc, le narrateur du texte reçoit des drôles de cartes, non signées, créées par la main de l’expéditeur, des collages la plupart du temps, avec des textes étranges et déconcertants, non signés bien sûr.
« Aujourd’hui, le rêve du serpent endormi m’a de nouveau réveillé en pleine nuit,, il a ouvert les yeux d’un coup, émergeant de sa longue hibernation. Il les ouvrait si grands qu’ils remplissaient la pièce, ses pupilles allongées me suivaient sans me lâcher. J’ai arrêté d’avancer et tenté de reculer quand son regard rivé au mien m’en a empêché.
Il avait fait de moi son prisonnier. »
Les cartes se suivent et se ressemblent sans se ressembler, le narrateur se demande qui est l’homme qui les lui envoie, il l’appelle la Silhouette, on voit mal comment il pourrait découvrir l’identité de l’inconnu, et il nous prévient que le texte ne marchera pas en ligne droite, qu’il n’ira pas droit aux faits, qu’il procédera par digressions et nous voilà partis dans un chapitre consacré aux recherches d’un scientifique qui, en conférence, raconte une étrange histoire de fourmis parasités par un drôle de champignon qui s’introduit dans leur cerveau, après inhalation de spores, et s’y développe… Rien de bien rassurant, serait-ce l’annonce métaphorique de ce qui va arriver à celui qui raconte ?…
Puis le narrateur reçoit un appel d’une connaissance qui lui parle du patient d’un ami médecin qui dit de façon récurrente qu’il le connait (serait-ce la fameuse silhouette ?) et il se trouve que ce malade a été encouragé par son médecin a écrire et dessiner sur les murs de sa chambre tout son délire. Ces feuilles ont été archivées et, dans la mesure où le malade pourraient être un de ses ascendants, seront expédiées au narrateur, s’il ne les refuse pas ! Un complément des cartes mystérieuses, en somme.
Dès lors, l’enquête que mène sur la mémoire de la Silhouette le narrateur le conduit, et le lecteur avec, à s’intéresser à l’art brut, dont certaines figures marquantes sont évoqués dans plusieurs chapitres, avant qu’elle (l’enquête) ne l’entraîne dans les arcanes historiques de la Révolution russe et sur les traces d’un Mexicain exilé aux Etats-Unis, qui y rencontrera une militante communiste, finira par vivre en URSS avant de devenir l’assassin de Trotsky. Voilà en quelques lignes le résumé de ce livre vertigineux et plein d’érudition qui propose un voyage dans l’espace et le temps assez inédit au lecteur prêt à risquer de se perdre dans les arcanes d’une semblable intrigue. Je vous y encourage, vous ne serez pas déçu.
Puisqu’il était question dans la chronique précédente (un coup de lance-pierres, en vérité) d’usage du corps féminin, pourquoi ne pas présenter ici ce merveilleux texte publié par Al dante (maison d’édition consacrée à la poésie, mais pas que), signé par Véronique Bergen, une écrivaine belge, Edie. La Danse d’Icare. Edie, c’est Edie Sedgwick, une femme qui fut, selon les dires de l’éditeur, « l’égérie d’Andy Warhol, la compagne de Bob Dylan, et mannequin pour les magazines Vogue et Life », ce que le livre vous dit tout aussi bien, mais Edie, c’est surtout la fille de l’ignoble de Fuzzy Sedgwick, un milliardaire américain, qui abuse de ses enfants comme on abuse de ses possessions, et en particulier d’Edie, qu’il viole à gogo, physiquement et mentalement.
« Ma maladie vient de loin, m maladie est estampillée dynastie, je suis la plus riche héritière de la Nouvelle Angleterre, la légataire de pathologies prestigieuses étalées sur six générations. La folie galope sous ma peau comme elle courait sous celle de Zela Fitzgerald. Puisque les dernières branches de notre arbre généalogique pur WASP sont pourries, je devrais vendre au enchères le bel ADN maniaco-dépressif de Fuzzy. Pour laver mon sang de descendante de psychotiques, je le noie dans la coke et l’héro, je déloge à coups de speed le plasma parano, les plaquettes scatophiles, embarque la ménagerie autiste dans de fabuleux shoots. un speedball toutes les deux heures réussit à éclaircir les idées caillées que mon père a déposées en moi. »
C’est donc Edie qui s’adresse au lecteur, dans une langue d’une poésie inouïe, chez qui la grammaire n’a qu’à bien se tenir, parmi les trouvailles d’un style enlevé, nerveux et totalement adapté au discours et au récit qui nous est proposé, discours de la folie, des drogues et de l’énergie surspeedée d’une époque et d’un milieu qui riment avec liberté, malgré les chaînes que traîne la belle Edie. Veronique Bergen est, de ce point de vue, une auteure de grand talent, dont l’écriture magnifie des thèmes glauques, fait d’une histoire qui a priori n’a que peu d’intérêt une ode à la vie, et tient le lecteur en haleine, non dans l’attente de ce qui va se passer, car on sait d’avance que ce genre d’histoire se termine mal, sans se soucier de raconter une histoire, dans la répétition des scènes, du recours à la drogue, du discours sur le père, cette ordure qui s’appelle Fuzzy, des souvenirs ∂’enfance et de jeux tordus avec une petite sœur un brin secouée elle aussi, et pour cause, d’une folie familiale terrifiante, d’une vie à mille à l’heure, rythmée par le sexe, la drogue, les addictions banales d’une psychose effrayante. Edie. La Danse d’Icare est donc une réussite absolue, un petit chef-d’œuvre qui évoque les courts textes d’une auteure chroniquée ici, il y a quelques mois, Cookie Mueller, mais là où celle-ci évoquait avec un certain bonheur une vie dissolue depuis un regard distancié, le style enflammé de Bergen emporte son lecteur dans la lave en fusion d’un texte au lyrisme contemporain d’une efficacité redoutable.
» A observer le visage celluloïd de la femme qui ausculte mes cuisses, je crains qu’en catimini elle pétrisse aussi mon cerveau. E, un été, mes jambes seront remodelées harmonie des sphères et me propulseront premier mannequin des Etats-Désunis. Ma nuit de baise avec Terence a été bergamote fondue car il manque de style. D’un des étalons de mon père, toutes les juments étaient folles, à quatorze mois, mon paternel m’a mise sur un cheval qui n’a pas pégasén en plein ciel, dommage. Pour donner une première ligne aérodynamique à mes mollets, la femme me lime les peaux mortes. Mon grand-père Babbo n’a jamais eu le moindre tissu nécrosé car il connaissait Pindare par coeur. L’univers entier tombera à genoux devant mes genoux transformés par electrolyse. Les mains de l’esthéticienne me font du bien, sa bouche qu’elle laisse entrouverte me fait du mal, son blabla sur le cartoon de son mariage ne me waltdisney pas un pour cent de ma libido. Elle affine la courbe de mes mollets mais elle épaissit mon esprit qu’elle promène comme un ouistiti en cage. La date de son paradis nuptial, la couleur du ciel, la musique de s anges ce jour-là, je m’en tape. Miss-lèvres-ouvertes-c’est-plus-sexy a horoscopé boule de cristal pendant des semaines et au terme de prophéties vaudou a arrêté la date du 4 avril 1964, la date où les Dieux de l’hymen veilleraient sur elle. »
Bref, vous l’aurez compris, je vous ordonne de lire, sans plus tarder, cette prose géniale qui vous lavera les yeux et le cerveau des « romans » d’été que vous aurez lus, pauvres touristes que vous êtes, sur les plages de France et de Navarre ! Amen.
Aujourd’hui, on expédie les affaires courantes, car le retard s’accumule, et même une activité fébrile d’écriture de chroniques à tombeau ouvert ne permettra pas de le rattraper aussi vite qu’on pourrait naïvement le croire. Bref, après la lecture euphorisante du bien titré Augustin Mal n’est pas un Assassin, de la prof de philo, Julie Douard, une femme plutôt drôle, l’idée de lire, pour son titre encore, qui laissait espérer un texte sulfureux et bien féministe, Usage communal du Corps féminin, m’est soudain venue, au point de commander le bouquin sans même avoir une vague idée de son contenu. Et mal m’en a pris. A ce moment précis de ma rédaction, je me dis que j’aurais dû confier ce travail au gars qui rédige des commentaires assassins de ses lectures dans l’excellent blog « Pilonnages », que je recommande à tous, et qui, comme c’est drôle, habite la même ville que moi. C’aurait été l’occasion de boire un café avec lui et d’ainsi le rencontrer. Car je m’apprête à éreinter ce bouquin de Julie Douard, sans le moindre état d’âme, puisque j’ai bien dû le lire, une fois acheté, ça été vite fait, car le contenu n’en est pas très exigeant, c’est le moins qu’on puisse dire, on croirait visionner un bon vieux nanar de la comédie française, avec des acteurs un peu ridicules, vous savez, ces acteurs de comédie dont notre cinéma regorge, bref, un truc qui se veut drôle, à mourir de rire, et qu’on avale en se demandant, hébété, ce qu’on est en train de faire, et si c’est bon pour notre santé (mentale, surtout). Les deux personnages principaux, mais ce ne sont que deux caractères parmi beaucoup d’autres, car l’histoire se déroule dans une petite ville de la France profonde, s’appellent Marie Marron et Gustave Machin (ça arrache, non ?) et le bouquin commence comme ça : « Marie Marron avait toujours été un peu gourde. », un incipit qui déchire au moins autant que « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. », et à partir de là, un lecteur un peu éveillé, ce que je ne suis pas, devrait se dire, lucide, ça commence mal et il est peut-être encore temps de rapporter le livre pour l’échanger, en prétextant qu’on s’est trompé d’objet, ce qui, dès lors qu’on a gardé le ticket de caisse, devrait être possible. Hélas, ce n’est pas ce que j’ai fait, j’ai persisté dans mon erreur et j’ai lu le livre, en peu de jours, jusqu’à la fin, en sortant soulagé de m’en tirer à si bon compte, et on ne m’y reprendra plus. Dernière chose, avant de passer à un texte un peu meilleur, dans une prochaine chronique à venir, vite, vite, le retard s’accumule, celles et ceux qui aiment les livres à rebondissements, les lectures de plage et les bouquins qui font sourire, à peu de frais, parce que l’auteur aime faire rigoler ses lectrices et ses lecteurs, mais ce cassent pas non plus le popotin pour trouver mieux que des gags faciles, peuvent se ruer dans toutes les bonnes épiceries de nuit de leur quartier et y acheter Usage communal, ils vont se régaler. Next…
Publié en 2010, Dublinesca est un roman fantaisiste (ce qui n’exclut pas l’érudition littéraire habituelle chez un auteur qui se plait à mettre en scène dans chacun de ses textes la Littérature, avec un grand L messieurs-dames…) de notre vénéré Vila-Matas, dont le personnage principal, un éditeur à la retraite, qui serait peut-être une transposition romanesque de l’auteur lui-même, mais oui mais oui, vous ne rêvez pas, il l’a fait le bougre, comme si c’était la première fois ! décide, afin de se défaire de sa tendance, rédhibitoire pour son épouse (ces deux-là s’aiment, mais rien n’est jamais simple dans les romans d’EVM), à n’être qu’un hikikomori (vous savez, l’archétype japonais du gars qui n’arrive pas à se détacher de son ordinateur et ne fait rien d’autre de sa vie que surfer sur le net…), incapable qu’il est depuis sa cessation d’activité de donner un sens à sa vie et de passer à autre chose, de constructif même s’il ne s’agit plus de vie professionnelle, qui est passé de l’addiction à l’alcool (suite à un collapsus qui aurait bien pu lui coûter la vie) à l’addiction à l’ordi, chose on ne peut plus méprisable chez un homme de cette qualité, homme qui décide donc, pouf pouf, on ne s’y retrouve plus dans cette phrase sans queue ni tête, de faire le grand saut britannique en partant en voyage pour l’Irlande, Dublin plus exactement, afin de rendre un hommage à Joyce, avec en tête le phénoménal Ulysse, et enterrer ainsi la galaxie de Gutenberg, ce qu’il essaie d’expliquer en vain à ses parents, à qui il rend visite chaque mercredi et à chacun de ses retours de voyage, la dernière fois c’était en revenant de Lyon, et qu’il surprend par ses atermoiements, il est vrai que pour tout simplifier, il leur ment un peu, en inventant une conférence sur la fin de l’imprimerie, au point que son père pense qu’il a une maîtresse, d’où son voyage à Lyon, et qu’il explique tant bien que mal à Célia, sa femme, nouvellement convertie au bouddhisme, qui le surprend par sa nouvelle façon d’être, mais ce sont-ils seulement compris un jour, et d’ailleurs Riba (c’est son nom) ne s’est jamais compris lui-même, lui qui a passé son temps à courir après l’écrivain génial (celui que les autres éditeurs n’auraient jamais édité), ce qui ne l’empêche pas d’avoir publié les plus grands, et qui reste donc sur un certain sentiment d’échec, mais l’essentiel n’est pas là, car Riba a eu l’idée d’entraîner avec lui quelques amis, dont un de ses anciens écrivains, un jeune homme très doué pour l’organisation et sur lequel il compte pour trouver les idées qui feront de la cérémonie dublinoise une réussite, le jour du Bloomsday (le jour de Bloom, personnage principal d’Ulysse), et il y parvient sans grande difficulté, tout cela au milieu des citations littéraires, des références aux goûts musicaux de Riba (les mêmes que ceux de Vila-Matas, tiens donc…), au cinéma, etc… bref, dans une mise en œuvre connue des lecteurs du Matas, et tout irait très bien si le départ pour Dublin ne tardait à venir, au point qu’on finit par penser qu’il n’aura pas lieu, mais oui, il arrive, on a dépassé les cent pages, quand même, et les trois amis, mais peut-être sont-ils quatre, je ne me souviens plus, mettent la journée, à leur arrivée, avant d’entrer dans le centre de Dublin, et cela chagrine quelque peu Riba, et puis Joyce et le sixième chapitre d’Ulysse font leur entrée en scène, il n’est presque plus question que de cela et des pensées intimes de Riba, qui voit partout un jeune homme, déjà omniprésent à Barcelone, et toujours plus que jamais là dans les rues de Dublin, avec une espèce de gabardine noire sur le dos, une sorte de Samuel Beckett jeune, eh oui, Dublin ce n’est pas que Joyce, et on se demande bien comment ce drôle de roman, dans lequel l’essai littéraire est un des fantômes hantant le personnage principal, mais Vila-Matas ne se refera pas, comment ce drôle de roman donc, va pouvoir finir, de même que je me demande comment cette chronique va trouver un terme, et il paraît donc que le bouquin « décrit le cheminement qui a mené la littérature contemporaine d’une épiphanie (un truc littéraire usé jusqu’à la corde par Joyce dans Ulysse et dont je me garderai bien de vous expliquer le procédé) à l’aphasie » (consultez un dictionnaire si besoin, il y sera question d’AVC), d’un certain Beckett, selon l’éditeur français du texte, et là je vous avoue humblement que je n’aurais jamais écrit un truc pareil, mais revenons aux pensées intimes de Riba, ce sont celles d’un homme vieillissant, qui aimerait bien encore séduire une belle jeune femme de rencontre, qui se remet mal de sa faillite, même si sa carrière n’a pas de quoi le faire rougir, qui se dit qu’il fait le saut britannique pour oublier sa culture française, qui a une frousse bleue des pubs irlandais, dans lesquels il n’ose entrer de peur de rechuter dans l’alcoolisme, mais il est aussi question de Célia, qu’il fantasme partout, dont il fantasme la présence durant ce voyage auquel il ne l’a pas conviée, et puis on s’y perd un peu, il est question d’un autre voyage avec Célia, est-ce à Dublin, je ne le sais plus, bref, ce Riba à la fin m’ennuie un peu, et je vais donc en finir là, avec de drôle de bouquin, toujours du Vila-Matas, du bon, sans doute, mais pas du meilleur, et c’est sans doute pourquoi il aura fallu tant de temps avant que Bourgois le publie en poche, d’autant que désormais les nouveaux livres de l’auteur catalan sont publiés par une maison d’édition que ma maman m’a interdit de nommer ici, mais plus chez Bourgois, et donc je range celui-là, Dublinesca, auprès des livres de Matas que je ne porte pas aux nues, comme Docteur Pasavento, peut-être, et que ça ne vous empêche pas de courir l’acheter, car mieux vaut lire un Matas pas au sommet de sa forme que de ne pas lire Vila-Matas. Fin, pouf ! pouf !…
Voici donc le retour dans ces pages de Robert Pinget, cet auteur proche du Nouveau Roman, très proche de Beckett, qui fut son intermédiaire auprès de la maison des éditions Minuit et avec lequel il partageait, entre autres, une double casquette d’écrivain, entre romans et pièces de théâtre. Après L’Inquisitoire, que je ne laisserai jamais de recommander aux lecteurs curieux d’expériences littéraires puissantes, après Monsieur Songe, une jolie curiosité, je m’attendais à vivre un nouveau voyage dans une littérature exigeante, mais passionnante. Je ne sais si ma lecture confirma cette attente. Elle fut longue, peut-être bien deux mois, harassante – il m’est arrivé moult fois de m’endormir sur le bouquin sans avoir avancé de plus de dix pages – et assez décevante. Ces deux cent cinquante pages n’ont, je dois l’avouer, pas soulevé mon enthousiasme. Il est vrai que Pinget, dans cet opus, s’est attaqué à un défi de taille. Qu’on y songe un peu. Le prétexte, annoncé dès la première page, dès la première ligne de ce roman est la recherche d’un papier que le narrateur a égaré, un morceau de feuille sur laquelle il a noté, selon ses dires, quelques éléments importants pour un ouvrage d’herboristerie qu’il écrit à ses heures perdues.
« Il était là ce papier, sur la table, à côté du pot, il n’a pas pu s’envoler. Est-ce qu’elle a fait de l’ordre ? Est-ce qu’elle l’a mis avec les autres ? J’ai tout regardé, j’ai tout trié, j’ai perdu toute ma matinée, impossible de le trouver. C’est agaçant, agaçant. Je lui dis depuis des années de ne pas toucher à cette table. Ça dure deux jours et le troisième elle recommence, je ne retrouve plus rien. »
Elle, c’est la bonne, bien sûr, figure récurrente de la fiction chez Pinget, sur le dos de laquelle notre narrateur n’hésite pas à faire reposer les menues erreurs, les dérapages du quotidien. Car on entre dans la narration, par le menu, de tout ce que fait ce vieux monsieur, qui perd un peu la boule, ne se rappelle pas toujours, se demande s’il a déjà dit ceci ou cela, et nous fait faire le tour de la pension que lui-même et un ami ont ouverte à un public de personnes plutôt âgées, hommes et femmes, veufs, veuves, célibataires ou couples, tout en se mettant en garde lui-même, et ce dès la première page, de ne pas entrer dans ce type de récit : « Je n’ai pas l’intention d’en parler de mon existence mais probable qu’il va falloir. C’est d’un intérêt, d’un plat. » Pinget annonce la couleur, par la voix de son narrateur qui y revient régulièrement, qui ne veut bien sûr pas parler de tout ça, mais qui y revient sans cesse, qui n’en sort d’ailleurs pas, il va nous proposer un livre sur rien, relevant au siècle suivant, le défi envoyé à tous les écrivains qui le suivront par Gustave Flaubert : « Moi, ce que je voudrais, c’est écrire un livre sur rien. » Et ils ont été nombreux à s’y essayer, c’est donc le tour de Pinget, qui s’en tire plutôt bien, mais le lecteur doit s’accrocher et entrer dans la même pensée que le grand écrivain normand du XIXe siècle, en se disant que lui, ce qu’il voudrait, c’est lire un livre sur rien. Sacré défi, avouons-le, que j’ai relevé en tenant jusqu’au bout, et au prix d’un sérieux effort. Et nous voilà parti avec le narrateur (il n’a ni nom ni prénom), faisant le tour de la pension, allant même jusque chez un voisin qu’il dénigre tant qu’il ne le connaît pas, puis qu’il trouve sympathique une fois qu’il a bu l’apéro avec lui, sans lui parler du papier qu’il cherche, mais en prenant plaisir à discuter avec lui – le bonhomme de voisin reviendra vers la fin du livre dans un fantasme un brin délirant sur sa mort et sur une supposée activité d’écrivain inconnu travaillant sur une théorie géniale pour vivre seul et heureux que le narrateur se propose d’essayer pour en éprouver la vérité -, puis faisant la connaissance de tous les pensionnaires, de Marie la bonne, de Gaston son associé, qui tient la boutique, de Fonfon, un jeune homme visiblement handicapé mental, etc… Toujours en cherchant ce papier, quête dont aucun détail ne nous est épargné.
Pas de morceaux de bravoure dans l’écriture de Pinget, on y est, on y est, dans ce foutu quotidien sans relief des petites gens, avec sa platitude, ses mesquineries, ses aigreurs, et j’en passe. On est aussi dans le flux de conscience de Virginia Woolf, et plus encore dans le « je » qui se livre dans une logorrhée par moment délirante, façon Beckett, mais en moins flamboyant m’a-t-il semblé. Ne tirons pas sur ce livre, il est redoutable, mais il a ses qualités. Les amateurs d’intrigues touffues et pleines de rebondissements n’y trouveront pas leur bonheur, mais les lecteurs en quête d’ouvrages rares, différents peuvent y aller. L’originalité du livre est dans la banalité de son propos. Et même si cette lecture est pesante, l’humour de Pinget y est omniprésent. Une expérience à tenter.
Quand deux monuments de la littérature mondiale actuelle conversent sur leur art, il en sort nécessairement quelques enseignements précieux et de beaux moments de réflexion sur des romans classiques comme Don Quichotte ou L’Odyssée, et plus largement sur la fiction, son rôle dans le monde et ses rapports avec société et politique. Cette rencontre, qui a eu lieu en 2009 à Lima, a permis aux deux écrivains de rappeler l’estime mutuelle qu’ils se vouent, et de revenir sur des thématiques communes comme littérature et engagement ou encore littérature et incurable infirmité du monde, telle que la conçoit Vargas Llosa. Bref, il s’agit d’une conversation sur les grands enjeux de la littérature dans notre monde malade et des conceptions voisines de nos deux grands auteurs, qui n’en rappellent pas moins que l’écrivains doit pourtant, malgré tout, s’en tenir tout d’abord à ses propres démons. C’est en parlant de l’engagement de Vargas Llosa que Magris rappelle ce que l’auteur péruvien a énoncé à ce sujet : « Il dit en outre qu’en Amérique latine un écrivain n’est pas seulement écrivain, mais, inévitablement, quelque chose d’autre. Et il ajoute que, parfois, on est déchiré entre ses propres démons et ses devoirs à l’égard de la chose publique et que, dans ce cas, il faut être fidèle en premier lieu à ses propres démons. » Magris reprend à son compte cette citation et en fait la pierre angulaire de la rencontre des deux écrivains et de leur rapprochement.
C’est sans doute de ce paradoxe de l’écrivain engagé, tel que les deux auteurs le posent, que naît leur conception, partagée par les grands écrivains, de la différence essentielle de la langue du roman, qu’on ne peut en rien considérer comme une langue commune. Quant à la question de ce que peut faire l’écriture pour la société dans laquelle elle voit le jour, Vargas Llosa répond simplement qu’elle lui fait le cadeau de la rendre moins manipulable, « soumise, abusée par le pouvoir ». Et, fait-il remarquer au préalable, c’est bien pourquoi les dictatures, quelles qu’elles soient, censurent les œuvres littéraires.
Dans une deuxième partie, tout aussi intéressante que celle dont il vient d’être sommairement fait état, consacrée au voyage en littérature, c’est donc L’Odyssée qui est à la base de la réflexion de Magris et Llosa. Considérée par Magris comme « le livre des livres », l’odyssée d’Ulysse pose selon lui une question essentielle : l’homme traverse-t-il la vie en devenant de plus en plus lui-même ou au contraire en se perdant ? Vargas Llosa voit dans ce livre fondamental un texte éternellement actuel. Le décalage entre la « réalité » du voyage d’Ulysse et la façon dont il le raconte ensuite, à deux reprises, entre en résonance avec l’une des thématiques de la littérature moderne (le jeu « avec le temps et les niveaux de réalité ») et montre que L’odyssée, tout le comme le Quichotte, est un texte fondateur de la littérature dont les inventions et les trouvailles formelles ou thématiques étaient annonciatrices de textes aussi éloignés dans le temps que les grands classiques de la littérature du XXe siècle au rang desquels je ne citerai que le Voyage au bout de la nuit de Céline.
Les deux dernières parties de cet essai à deux voix sont tout aussi passionnantes, mais je vous laisse le soin de les découvrir par vous-même en allant les lire. Le livre ne dépasse pas les quatre-vingt pages et vous n’aurez pas le temps ni l’envie de regretter votre achat tant les deux auteurs développent avec clarté leurs conceptions et montrent que, définitivement, la littérature peut changer le monde et que l’écrivain a toujours un rôle à jouer dans la société démocratique, un rôle déterminant. Voilà qui clouera le bec aux Cassandre de notre siècle dont la principale préoccupation consiste à nous annoncer et à nous répéter que la littérature est morte et que le live ne saurait tarder à la rejoindre dans la tombe. On en finira avec cette chronique impure en se demandant s’il ne s’agirait pas plutôt de la mort annoncée d’une critique littéraire sans imagination et paresseuse que l’on ne devrait pas plutôt parler… C’est sans doute pourquoi lire les textes théoriques des écrivains s’avère toujours plus passionnant que lire les élucubrations de « critiques » professionnels incapables d’écrire de la fiction.
« Savez-vous pourquoi je n’ai pas réussi, comme écrivain ? Je vais vous le dire : je n’avais pas assez d’instinct social. Je n’ai pas assez joué la comédie sociale. C’est sûr et certain ! J’en suis parfaitement conscient aujourd’hui. Je me suis trop laissé aller à mon plaisir personnel. Oui, c’est vrai, j’avais des dispositions pour devenir une sorte de vagabond et je me suis à peine défendu contre cette tendance. Ce côté subjectif a irrité les lecteurs des Enfants Tanner. A leur avis, l’écrivain n’a pas le droit de se perdre dans le subjectif. Ils voient de la prétention dans le fait de prendre son propre « moi » tellement au sérieux. Comme il se trompe, le poète qui croit que ses contemporains s’intéressent à ses affaires privées.
D’emblée, mes débuts littéraires ont dû donner l’impression que je me moquais du bourgeois, comme si je ne le prenais pas tout à fait au sérieux. On ne me l’a jamais pardonné. Voilà pourquoi je suis toujours resté un zéro tout rond, un gibier de potence. J’aurais dû ajouter à mes livres un peu d’amour et de tristesse, une pointe de sérieux et d’enthousiasme – un zeste de romantisme aristocratique, aussi, comme Hermann Hesse l’ fait dans Peter Camenzind et dans Knulp. »
Je n’ai rien contre Hermann Hesse. Je l’ai découvert au même âge que Walser, j’étais alors très jeune. J’ai relu Walser, pas Hesse. Dommage que Walser n’ait pas eu la préscience de sa réussite post-mortem, il se serait moins tracassé avec son soi-disant échec en tant qu’écrivain… Reconnu comme un grand par ses pairs, encore lu et réédité cent ans après ses premiers écrits. Toujours apprécié pour ce qu’il était et pour ce qu’il a écrit, comme il l’a écrit.
« Si je pouvais tourner la manivelle en arrière et revenir à ma trentième année, eh bien je n’écrirais plus au petit bonheur comme un hurluberlu romantique, fantasque et insouciant. Il ne faut pas nier la société. Il faut vivre dedans et lutter pour ou contre elle. C’est le défaut de mes romans. Ils sont trop biscornus et trop réflexifs, souvent trop relâchés dans leur composition. Je jouais ma propre musique, tout simplement, en me fichant des règles de l’art. »
Trop biscornus les romans de Walser ? C’est parfois le cas, en particulier pour Le Brigand, et ce n’est pas si grave… Mais si Walser avait écrit ses romans comme il dit qu’il aurait dû le faire ce 4 janvier 1937, nous serions passés à côté d’une œuvre magistrale et tellement atypique que nous en serions sans doute déçus par ce Walser un moment revisité par celui qui n’écrit plus depuis déjà onze ans. Oui, nous aimons l’hurluberlu romantique, fantasque et insouciant. Relâchés dans leur composition, ses romans ? C’est justement ce qui en fait tout le sel, parce qu’ils sont alors déroutants. Et puis que dirait-on des romans de Gombrowicz, si on s’en tenait à ce type de jugement. Biscornus, fantasques, relâchés dans leur composition… Et si c’était ainsi qu’il fallait écrire pour sortir du convenable et de l’attendu ? En jouant sa propre musique et en se fichant des règles de l’art. Merci pour la leçon, Robert !
« Souvent, un écrivain est d’autant plus grand qu’il peut presque se passer d’action, et qu’il se sert d’un cadre strictement régional. Je me méfie par principe des écrivains qui excellent à multiplier les péripéties et qui ont besoin du monde entier pour créer leurs personnages. les choses quotidiennes sont assez belles et assez riches pour qu’on puisse en faire jaillir des étincelles poétiques. »
Toute la poétique de Walser se trouve ici résumée, en accord pour l’essentiel avec la théorie d’un Flaubert. Oui, tout est là, et nombre d’écrivains d’aujourd’hui devraient modestement s’en inspirer.
Dans le chapitre Comment payer ses dettes avec ou sans génie ? « Michel Houellebeck, Frédéric Beigbeder, David Foenkinos ne sont pas forcément les pires écrivains (la concurrence est rude), mais ce sont surtout d’excellents commerçants, dont, à la différence de leurs droits perçus, à peu près aucune phrase ne compte littérairement. »
La concurrence est rude… Hervé Le Tellier, dont je n’ai rien lu sinon ce pauvre livre primé, L’Anomalie, rejoint (si ce n’était déjà fait) le club (fermé ?) des auteurs bons commerçants dont les phrases ne comptent pas littérairement. Vous en voulez une nouvelle preuve ? Allons-y donc, dans L’Anomalie, il y a ça :
« Un ding assourdi l’alerte d’un mail. Elle lit le prénom d’André et soupire. Elle est en colère, moins parce qu’il insiste que parce qu’il sait qu’il ne devrait pas insister et qu’il ne peut s’en empêcher. Comment peut-il être aussi intelligent et aussi fragile à la fois ? Mais l’amour, c’est ne pas pouvoir empêcher le cœur de piétiner l’intelligence. »
Rien qui ne soit attendu. Décidément, les (bonnes) surprises sont rares dans ce bouquin.
Dans le chapitre, Comment réagir à l’annonce du palmarès : « Pour la joie de la galerie, cette comédie est rituellement donnée à Paris entre août et décembre, avec, à chaque rentrée, de nombreuses improvisations et de nouvelles allusions à la situation présente. Les prix ont acquis une importance lourde et nuisible dans le fonctionnement social de la littérature contemporaine, nous ne pouvons l’ignorer. Ils servent à maintenir des choix économico-esthétiques, ils rendent inaudible le non-conforme, ils favorisent une fausse idée du littéraire. »
Un journaliste d’une chaîne d’information « spécialisée », sur laquelle il n’est jamais question de littérature sinon au moment de la remise d’un prix importante, dit en parlant de L’Anomalie qu’il s’agit d’une lecture addictive, qu’il se lit comme on regarde une série. C’est à peu près ça, un « page-turner », qu’on lit sans doute sans être attentif au style, pour suivre l’histoire sans se préoccuper de l’essentiel, l’écriture. Le fait qu’il soit publié chez Gallimard en dit long sur les choix littéraires de cette maison d’édition historique. Et ce qui est drôle, c’est qu’en période de crise qui n’a pas épargné les maisons d’édition, c’est celle qui a les reins les plus solides qui hérite via le Goncourt de la vente assurée d’au moins 400 000 exemplaires du livre primé. Gallimard a fait un joli coup en publiant ce roman. Il n’en reste pas moins que c’est un piètre roman, dans lequel on trouve ça :
« Devant le département de mathématiques de Princeton, un élégant building de verre et de briques rougeâtres au modernisme déjà ancien, les étudiants ont dressé des tables à tréteaux, installé un barnum blanc à chapiteau pointu et allumé le barbecue. On célèbre avec force saucisses la médaille Fields de Tanizaki, et le probabiliste Adrian Miller se rend bien compte qu’il regarde sa collègue Meredith Harper avec un sourire crispé, qu’il alterne avec un air de sentimentalité idiote. La première fois qu’Adrian avait vu Meredith, il l’avait trouvée franchement laide. Une telle impression est passagère, les meilleurs auteurs le lui auraient confirmé. Deux mois avaient passé depuis l’arrivée de la topologiste britannique, et désormais Meredith, avec ses jambes trop minces et ses cheveux bruns trop sages, son nez trop long et ses yeux trop noirs, Meredith la toujours distante l’attire de façon déraisonnable. »
Tout ça pour ça ! C’est quand même assez affligeant. Jetez un œil aux adjectifs (consternant) : « élégant » building / briques « rougeâtres » / modernisme « déjà ancien » / barnum « blanc » / chapiteau « pointu » / sourire « crispé » / sentimentalité « idiote » / Meredith « franchement laide » (eh, oui, c’est toujours franchement qu’une femme est laide !), etc… Un chapelet de clichés, ce paragraphe, dans lequel on célèbre « avec force saucisses » une médaille (Un prix Goncourt aussi ?) et on se sent attiré de façon « déraisonnable ». Voilà, ça se lit facilement, et quand on vise un lectorat potentiel d’un demi million de lecteurs, c’est sans doute essentiel, non ? Et ça donne des paragraphes d’une platitude semblable à celle de ce que vous venez de lire, de l’écriture mainstream pour lecteurs de base, qui lisent chaque année le prix Goncourt, allez savoir pourquoi.
Chapitre Comment faire quelque chose ? « La littérature peut raconter, relier, expliquer, désigner, réparer. Enfin, à l’occasion, car sa tâche principale est d’œuvrer dans le langage et, par là, de nous faire quelque chose – submerger nos âmes, ébranler nos esprits, émouvoir nos corps réfléchissants. En deça de quoi l’écriture ne se tiendra qu’à défaut. »
Dans L’Anomalie, il y a ça : « Salut, général Silveria de mes deux ! C’est tout ce que vous avez trouvé ? Franchement, j’y ai cru, mais le coup de descendre l’avion, c’est le truc de trop. Vous trouvez que c’est le moment, avec l’orage qu’on vient de se payer ? En plus, vous vous êtes gourés, mon dernier vol, c’est après-demain, pas aujourd’hui. mais je reconnais, comme cadeau de départ, c’est mieux qu’un carrot cake à la mords-moi-le-nœud. »
Il y a ça, aussi : » Meredith a soudain envie d’un café qu’elle n’aime pas, elle se bat avec le percolateur récalcitrant – Ces connards, ils ont même programmé des pannes dans leur simulation -, et quand le liquide noir et mousseux coule enfin, elle se tourne vers Adrian, silencieux.
Il la regarde avec un enchantement vermillon dans le cœur. Il aime décidément tout chez elle, ses joues roses lorsqu’elle s’emporte, cette perle de sueur sur le bout du nez, et sa façon de porter ample ses chemises sur un corps d’une si extrême minceur. Peut-être tout cet élan vers elle est-il aussi programmé ? il s’en fout. La vie commence peut-être quand on sait qu’on n’en a pas. »
Âme submergée ? Esprit ébranlé (ça, sans doute, mais par la désolation) ? Corps réfléchissant ému ? Que nenni, hélas !
Chapitre Comment se dispenser des phrases de rien : « Maintenant, je dois dire que, sincèrement, je ne parviens pas à me représenter comment un écrivain en arrive à nous donner de telles phrases. » Citation de Laurent Dubreuil, que je reprends à mon compte en lisant ça, dans L’anomalie d’Hervé Le Tellier :
« Tuer quelqu’un, ça compte pour rien. » (incipit – ça commence mal)
« Le président américain reste bouche ouverte, présentant une forte ressemblance avec un gros mérou à perruque blonde. » (page 162 : on sourit en pensant à Trump, puis on se dit bien vite que la comparaison est faible et même pire)
Quand je lis, ici ou là, que L’Anomalie est un roman magnifiquement écrit, j’avoue que les bras m’en tombent.
Notre exploration d’une littérature féminine (et par la même occasion notre découverte partielle du catalogue des Editions de l’Olivier) se poursuit avec un retour vers une auteure à l’imaginaire et à la recherche intrigants, Florence Seyvos, et en l’occurrence à son dernier roman, Une Bête aux aguets. Anna, son personnage principal, est une drôle d’enfant, différente, qui suite à une maladie infantile (la rougeole) se métamorphose et doit suivre un mystérieux traitement à vie dont elle ne sait pas la raison, un traitement imposé par un certain Georg, à qui sa mère a fait appel pour l’aider à guérir sa fille et avec qui elle semble avoir une courte liaison. A peine son premier médicament avalé, la pré-adolescente en sent l’effet immédiat, sous forme d’un scintillement qui parcourt tout son corps, et dans l’heure qui suit se retrouve sur pieds. Traitement magique donc, qu’elle va devoir suivre ensuite sous forme d’un cachet blanc chaque jour et d’un cachet bleu chaque samedi. Il n’est pas question de déroger à cette prise régulière. Mais allez imposer pareille discipline à une jeune fille de cette âge ! Bien entendu, elle y répond en bravant l’interdit et joue avec son traitement, façon comme une autre de s’opposer à sa maman, en fonction de son humeur. Jusque-là l’enfant différente est conforme à l’idée qu’on peut se faire d’une adolescente. C’est que nous avons omis jusqu’ici de parler de ce qui fait d’elle, justement, une « extraterrestre » : Anna entend des voix dans l’appartement où elle vit avec sa mère, y sent des présences invisibles très envahissantes pour elle, et accessoirement lévite (elle dit qu’elle « vole »). Sa mère semble toujours inquiète pour elle, comme si elle savait quelque chose qu’Anna ignore. Voilà donc le thème principal de ce texte, qui renouvelle de façon très réussie le genre du roman de vampires. Car, bien vite, la jeune Anna (elle grandit) s’aperçoit qu’elle éprouve une irrésistible fascination pour le sang, qu’elle ne peut s’empêcher d’y goûter en mordant cruellement son premier amant, un jeune homme qu’elle a rencontré à l’infirmerie de son lycée, un jour où elle a simulé un malaise suite à une chute, et qui semble reconnaître en elle (mais de cela on n’aura pas la certitude que pourrait donner une réponse claire du texte, ou alors il faut en passer par une analyse fine du lexique employé par Ariel quand il parle d’elle : il la nomme « petite créature », et lui raconte un rêve qu’il a fait où elle entrait dans sa chambre en volant) un être plus qu’humain. Voilà donc la fameuse bête aux aguets que craint tant la jeune femme, ce fameux vampire qui a donné naissance à quelques séries de romans (dont nous nous garderons de juger de la qualité pour nous être abstenu de les lire) de la « littérature adolescente », auxquels Une Bête aux aguets offre une alternative bienvenue et lisible par n’importe quelle tranche d’âge de lecteurs. Du point de vue de l’écriture pure, Une Bête aux aguets est un texte au style bien d’aujourd’hui : pas de lyrisme, une écriture sans effets, simple, peut-être pas blanche, peut-être pas sèche (encore que…) mais efficace. Ce n’est sans doute pas le style littéraire que nous recherchons, et cette « efficacité » nous laisse sur notre faim, mais c’est visiblement (il en allait de même avec la forme de L’Enfant incassable) la façon de faire de Florence Seyvos. On ne lui en fera pas grief. En revanche l’univers que déploie Seyvos dans ce texte nous semble particulièrement maîtrisé, les interrogations de la jeune femme et les expériences étranges qu’elle vit quotidiennement donnent à son roman un intérêt qui incitera sans nul doute les amateurs de littérature fantastique, même si Une Bête aux aguets se situe à la lisière du roman de genre et pose sans doute des questions qui portent sur un mystère plus grand que celui du vampire, un mystère tout entier contenu dans l’excipit du roman : « J’attends que quelque chose soit possible. ». Un texte qui se lit avec facilité, d’une seule traite, ce qui n’est pas un jugement de valeur (ni favorable, ni défavorable), mais un simple constat. De ce point de vue, comparé au roman de Rita Indiana, Les Tentacules, chroniqué ici même il y a deux jours, le dernier opus de Florence Seyvos semble (euphémisme) moins exigeant avec son lecteur, plus simple en apparence (ce qui ne veut pas dire simpliste), même si une lecture au second degré s’impose, car dès les premières lignes du roman, le mystère est nommé avec un incipit dont la force est un coup de maître : « Je me suis aperçue depuis quelque temps que je ne croyais plus au monde. » La jeune femme est prise entre deux mondes aux règles différentes, elle se bat désespérément contre son isolement, en faisant appel avec maladresse à Georg (figure d’un deuxième père qui lui redonne la vie et la rebaptise : il lui offre un nouveau prénom, Luminata), puis en allant le trouver une deuxième fois, au comble du désespoir, quand sa mère semble frappée d’un mal incurable, pour trouver cette fois quelques réponses tangibles à ses questions. Mais à aucun moment, Florence Seyvos, elle, ne donne de réponses aux questions que peut soulever son texte, laissant le soin au lecteur d’interpréter lui-même le drôle d’objet qu’il a entre les mains et qu’il vient de dévorer. C’est un drôle d’univers que celui de cette écrivaine, dont le dernier volume donne envie d’en poursuivre la découverte.
L’action de ce roman se déroule en République Dominicaine, durant trois époques différentes : 2027, 2000 et XVIIe siècle. On ne va pas chercher à résumer l’intrigue de ce texte baroque. Présentons simplement les deux personnages principaux du récit : Acilde, une jeune fille de 2027, qui avant de travailler comme bonne pour une grande prêtresse de la Santeria (Vaudou), « taillait des pipes au Mirador » en se faisant passer pour un jeune garçon. Sa patronne l’a prise en charge et lui vient en aide pour l’aider à sortir de sa condition. Acilde a un projet : acheter, grâce à des moyens illégaux, le Rainbow Bright, une puissante drogue qui permet de changer de sexe sans opération. C’est elle que l’on suit au début du bouquin, avant de faire la rencontre d’Argenis, un jeune artiste du début du XXIe siècle, qui participe à une résidence organisée par un riche couple dont l’objectif majeur est de protéger les récifs coraliens de Sosua.
Nous y sommes. Soudain, c’est l’histoire d’Argenis qui se développe. Durant la résidence, il se met à vivre simultanément en 2000 et au XVIIe siècle, sur un flibustier, auprès d’hommes de mer avec lesquels il se demande ce qu’il fait. Cette immersion dans un monde dont il ignore tout le fait s’interroger sur ce qu’il prend d’abord pour un simple cauchemar. Mais un cauchemar dont il n’est pas si simple de sortir… Puis progressivement, il accepte cette double réalité et parvient tant bien que mal à vivre sur ces deux plans, même s’il se demande s’il n’est pas en train de devenir schizophrène. Bien sûr, à Saint-Domingue, la sorcellerie est active et Argenis se demande aussi s’il n’est pas victime d’un mauvais sort. Qu’importe au fond, l’important est bien dans la capacité de l’auteure à passer d’un monde à l’autre sans transition, dans un zapping permanent et rapide, sans qu’à aucun moment on se lasse de ce jeu de va-et-vient. Par ailleurs, on retrouve dans cette partie de l’intrigue des personnages qui viennent de l’univers dans lequel évolue Acilde au début du texte, soit vingt-sept ans plus tard ! Giorgio Menucci, le mécène qui reçoit des artistes en résidence à domicile, et Nenuco l’ont en effet tous deux croisé(e), ou la croiseront. Quand vers la fin, ce ne sont plus non seulement les personnages d’un même siècle qui se croisent, mais les époques qui s’entrechoquent et leurs héros qui se mêlent dans un réalisme magique très sud-américain, on se dit que Rita Indiana a réussi là, pour ce premier roman, un sacré coup de maître, en mélangeant les genres et les époques avec maestria. Publié chez Rue de l’échiquier, Les tentacules vaut le détour, et sans doute plus qu’une seule lecture. Alors n’hésitez pas à le commander à votre libraire, vous ne serez pas déçu-e-s par le style à part de cette jeune musicienne qui fait ses débuts en littérature avec un texte réjouissant.
Béatrice Cussol, écrivaine sans doute méconnue du grand-public (me semble-t-il…), peintre à l’inspiration féministe certaine (me semble-t-il…), passée dans ses jeunes années par l’école de la Villa Arson de Nice, dont il va être question ici pour son premier roman, paru en 2000 aux Editions Balland, « merci », est la délicieuse surprise romanesque de ma fin d’année de lecteur avide de nouvelles découvertes littéraires – accessoirement, en des temps où je mène une « enquête » sur l’écriture féminine, l’écrivaine la plus jubilatoire qu’il m’ait été donné de lire. L’illustration de couverture est signée par elle (un petit bijou). Le texte, somptueux, est un régal pour l’amateur de littérature contemporaine qui s’écrit depuis Samuel Beckett. Univers semblable à celui de l’écrivain irlandais, une maison bourgeoise où la narratrice exerce le métier de femme de chambre ; écriture ciselée qui perd parfois le lecteur et l’entraîne, quand il se reprend et fait l’effort de suivre une narratrice dont le récit glisse soudain parfois souvent vers un univers fantasmatique dans lequel la sexualité homosexuelle masculine a sa part, dans le rêve éveillé d’une vie qui se passe en compagnie de Monsieur, son compagnon de jeux sensuels, le Général, et Mademoiselle, la sœur de Monsieur à qui on ne connaît pas de compagne ou de compagnon ; texte bref, sans chapitres, qui n’est pas sans faire penser à un roman de Beckett tel que Watt, le fantasme en plus et une omniprésence de la sexualité. La mort est également présente, à la fin du texte, avec une tendance à traiter le sujet digne de l’humour noir beckettien.
« Quand il se mit à vomir du sang et que je courus lui chercher une cuvette pour ne pas qu’il souille le tapis, j’entendis ses mains dans ses poches qui palpaient de vieux papiers raides, froissaient de vieux écrits, les déchiraient. Il s’abandonnait à des occupations stériles comme si vivre ne lui avait jamais servi à rien, irritant la partie encore vive de lui-même, cherchant à l’étouffer discrètement. »
« Sans doute me suis-je souvenue d’autre chose encore quand je décidai de poser la tête de Monsieur sur un guéridon, dans ma chambre, entre le balcon et le bureau de Mademoiselle que je m’étais approprié en le tirant jusque-là. Et chaque jour, cependant, quand je croisais ses yeux qui s’ouvraient comme de grosses lucarnes larmoyantes, je tenais à le remercier de ma bonne étoile. »
La narratrice arrive donc, avant le début du roman, dans un village dont elle ne sait rien et devient la femme de chambre de Monsieur et Mademoiselle, une femme de chambre un peu particulière puisque Monsieur lui demande des services inhabituels, comme de l’observer pendant qu’il se livre à des débats intimes avec le Général, ou pendant qu’il se touche le sexe, tandis que Mademoiselle fait ses tristes et faibles gammes au piano (elle est piètre musicienne, mais ne laisse pas passer un jour sans travailler son instrument, tout comme Monsieur, semble-t-il…). Car en bonne bonne, la narratrice sait que son métier consiste tout d’abord à dire oui, quoi qu’on lui demande, ce qu’elle fait avec le plaisir du devoir accompli. Le réalisme n’est pas de mise dans ce texte loufoque et, parfois d’une doucereuse obscénité.
« Monsieur peut-être trimballait avec lui toute cette vieille poésie d’antan, modèle de beauté, qui favorisait la description des choses qu’il cherchait à réécrire ; celle où le triste vers blafard fait rimer imberbe avec ténèbres, petite bonne avec bonbonne, décrit Mademoiselle comme une poupée éclairée de l’intérieur et, goutte après goutte, déclenche l’insulte.
Interrogée sur ce que j’entends par réel, je serais tentée de citer chaque chose en utilisant leurs noms, celles qui existent comme celles qui n’existent pas, mais surtout celles que je connais, celles que je reconnais, celles que je sais nommer, au total, tout. Donc tout ce qui est réel n’existe pas forcément. »
On peut sans doute voir dans ce passage, une déclaration d’intention littéraire, à laquelle l’écrivaine se tient durant tout ce roman surprenant et fantasmagorique, avec un brio qui donne envie de lire le reste de son œuvre. C’est ainsi que le texte se lit sans que les personnages semblent vieillir (une étude du temps du récit vaudrait sans doute son pesant de cacahouètes !) avant qu’une fuite en avant soudaine nous apprenne que notre petite et jeune femme de chambre a désormais soixante-dix ans, puis qu’elle vieillisse encore rapidement pour assister à la mort de ses deux patrons, puis du Général lui-même, dans un final proprement fantastique qu’il ne saurait être judicieux de révéler, jusqu’à un excipit brillant comme un diamant noir : « Elle s’est mise à table, et encore finale, traduit et prolifère, fatidique ». Brillant et admirable, tout comme ce roman surprenant, dans lequel l’omniprésence des rails autour de la maison aurait mérité que j’en parle plus haut dans cette chronique, ce train qui a mené la narratrice dans cette maison, et qui semble sans cesse l’appeler sans que jamais elle le prenne. Un livre à lire et relire, dont je ne sais s’il est toujours édité, un livre à chercher chez les bouquinistes avec un rayon écrivaines digne(s) de ce nom.
Le moment d’un bilan rapide est venu. Lecture ou relecture, peu importe, l’essentiel étant de conserver le souvenir du meilleur, parfois du sublime. Les cinq romans qui m’ont procuré les plus vifs plaisirs de lecture sont en tête de cette liste (sans souci de classement) : trois d’entre eux sont l’œuvre d’écrivaines. Les liens indiqués renvoient aux chroniques écrites pour ces livres marquants.
Le Manifeste incertain, c’est tout d’abord un très bel objet-livre, réalisé par les Editions Noir sur Blanc. Un format différent (23X17), une couverture somptueuse, qui répond au critère énoncé par le nom de la maison d’édition, un texte largement illustré de dessins à l’encre signés par l’auteur lui-même. Enfin, c’est un texte que les admirateurs du poète lisboète Fernando Pessoa ne rateront sous aucun prétexte. C’est également un recueil de textes de mémoires de Pajak, tout ça pour un prix modique (23 euros), qui permet de s’offrir un vraiment très beau livre au prix habituel d’un objet parfois souvent trop souvent banal.
C’est donc le neuvième, et a priori dernier volume d’une suite que l’auteur et dessinateur a prévu de ne pas poursuivre après ce numéro consacré en grande partie à Pessoa, mais aussi à des textes autobiographiques de souvenirs de voyages de Pajak à travers le monde, en Afrique, en Chine, aux Etats-Unis, en Europe, en France… Les tomes précédents ont été consacrés à Walter Benjamin, à des poètes (Ezra Pound, Emily Dickinson, Marina Tsvetaieva…) et à Vincent Van Gogh. Le neuvième opus nous raconte Pessoa, avec ses multiples hétéronymes (Ricardo Reis, Alvaro de Campos, Alberto Caiero, Bernardo Soares, pour les plus connus), sa vie depuis sa prime jeunesse, jusqu’à sa mort, sa vie de poète et de petit employé de bureau, sa vie intellectuelle et artistique, sa vie de misère aussi (de petites chambre en petite chambre, de bar en bar, l’alcool, omniprésent). Il est question aussi, bien sûr, de la malle dans laquelle on a retrouvé toute l’œuvre de Pessoa et de ses hétéronymes, une malle à laquelle Antonio Tabucchi a consacré un très bel essai littéraire à lire également, Une Malle pleine de gens. Le tout est illustré somptueusement de dessins (plus de deux cents) en noir et blanc, qui font corps avec le texte. C’est donc à une biographie (celle d’un grand poète portugais, parmi d’autres), mais surtout à l’autobiographie intellectuelle d’un penseur qui ne choisit pas par hasard les artistes auxquels il rend hommage et qui établit, sans le dire, un parallèle entre le travail journalistique et critique de Pessoa (qui aimait à fonder des mouvements littéraires) et les expériences de jeunesse de Pajak, qui lui aussi s’essaiera à une forme de journalisme alternatif (artistique et politique, mais surtout politique au grand dam du jeune Pajak, même s’il ne cache rien aujourd’hui de ses orientations révolutionnaires). Et puis il y a le voyage, les voyages, qui font le portrait d’un citoyen du monde curieux de tout, insatiable découvreur tenté par toutes les expériences de la vie, un auteur à découvrir et à suivre de près. Lisez Pajak, Lisez son Manifeste incertain, une œuvre colossale, et très belle !
Le titre, évidemment ! Comment résister à pareille invitation ?… Sandor, père d’une jeune femme schizophrène, s’étonne de ce qu’il attire les fous. Où qu’il aille, dans les rues de Lyon ou ailleurs, des gens un peu étranges viennent à lui et lui parlent. Des fous, la plupart du temps. Qui lui tiennent des discours aberrants. Il y a Laetitia, la première qu’on entend, dès l’incipit : « Depuis que j’ai arrêté les antidépresseurs, me dit Laetitia, j’aime bien mon disque dur. Je vois des femmes enceintes au ventre transparent d’où sortent par le nombril des milliers de cerfs-volants. Ça se passe à Pompéi durant l’éruption du Vésuve. Toutes ces femmes s’envolent dans la baie de Naples, elles échappent au désastre et j’ai encore bien d’autres visions. » Il y a aussi Dédé, le fou météo, qui ne parle que du temps qu’il fait. Sandor se demande pourquoi il attire les fous, évidemment. Il est vrai que son père avait des angoisses, que la famille a plongées dans le non-dit. Il est vrai que Sandor n’est guère joyeux – quand on a une fille malade… Sandor a quatre enfants, dont Alexandre semble être le seul équilibré, trop équilibré peut-être. Sandor est séparé d’Ysé, la mère de ses enfants. Sandor se pose des questions. Quand il trouve un appartement, c’est celui d’un psychiatre, le docteur Maginot (le bien nommé ?). Certains de ses anciens malades l’appellent et lui donnent du « docteur ». Il en reçoit même un, Maurice, qui appartient à la catégorie des « simulateurs de troubles obsessionnels authentiques, avec dédoublement de soi et identification hallucinatoire, forme aggravée ». Rien que ça. Bref, Sandor attire les fous… Il en vient à se demander s’il n’est pas fou lui-même.
Cherche-t-il leur compagnie ? Il semble que les fous l’intéressent depuis toujours. Jusqu’à Abdil, le copain d’école d’Ambroise, un de ses fils, qui l’appelle depuis l’hôpital psychiatrique où il séjourne. Sandor accompagne les fous depuis toujours. Il y a aussi Volodia, le fou littéraire, Lancelot, et d’autres encore. Sandor picole pas mal. Sandor retrouve Rachel, une ancienne camarade de Sciences Po – Sandor est un HPI (Haut Potentiel Intellectuel), ça n’aide pas. Avec elle, sil se sent moins seul avec ses fous. Elle ne va pas très bien, elle non plus. A force de côtoyer ces corps errants, Sandor ne sait plus où il en est. Pour tenter de s’en sortir, il nage, à la piscine. Son toubib, Sylvain, tente de lui venir en aide : il l’a mis en arrêt maladie. Il lui conseille de prendre de la distance.
Comment Sandor s’en sortira-t-il ? C’est un peu tout l’enjeu de ce roman, sa seule question. Un roman agréable à lire, qui donne peut-être moins qu’il promet, mais qui se lit avec plaisir. Mes Fous, de Jean-Pierre Martin, dont le titre fait penser à Mes Amis, d’Emmanuel Bove. Un roman dont je ne saurai quoi dire de plus, sinon que rien ne vous empêche de le lire à votre tour. Alors, allez-y, les amis, mes fous…
Tendai Huchu est un jeune écrivain d’origine zimbabwéenne vivant en Ecosse. Son premier roman, Le meilleur Coiffeur de Harare, est une réussite. Vimbai, jeune fille-mère qui vit dans un appartement hérité de son frère aîné, contre toutes les traditions de son pays, et donc fâchée avec sa famille qui n’a pas accepté que feu son frère ait privilégié la jeune femme, travaille chez Mme Khumala, où elle est considérée comme la meilleure coiffeuse de toute la ville. Jusqu’au jour où arrive un jeune homme, Dumisani, dont le talent va vite éclipser le sien. Mais ces deux-là, que tout semble devoir éloigner, vont au contraire se rapprocher, lentement, très lentement, à parir du moment où Vimbai va lui proposer de lui louer une chambre dans sa petite maison. Le jeune prodige de la coiffure va très rapidement faire la conquête de Chiwoniso, la petite fille de la maison, à qui il fait faire ses devoirs sans jamais s’énerver, puis de sa mère elle-même, à qui il va permettre de fréquenter un nouveau milieu social, le jour du mariage d’un de ses frères, en la faisant entrer dans sa très riche famille, et passer pour sa fiancée. A la suite de quoi Dumi est de nouveau en grâce avec ses parents, et Vimbai passe pour celle qui l’a sauvé. Les relations entre les deux jeunes gens s’apaisent alors, ils sympathisent, il est question de mariage entre eux, même si rien ne se passe de concret sur le plan physique. Cette comédie de moeurs est évidemment, et heureusement, un peu plus que cela : une véritable critique du régime politique du Zimbabwe, où règne la corruption, où sous couvert de décolonisation et de libération, les nouveaux maîtres du pays font régner une forme de terreur sur leur peuple. Car s’il ne fait pas bon être une jeune femme au Zimbabwe (Vimbai, comme tant d’autres, s’est faite séduire très jeune par un riche homme d’affaires qui lui a fait un enfant, pour l’abandonner aussi vite sans assumer ses responsabilités vis-à-vis de sa fille, et se comporte en véritable mufle en toute occasion), il est pire encore de vouloir y vivre librement son homosexualité, ce que Dumisani sait déjà et apprendra encore à ses dépends lorsque le thème principal du roman devient celui-là. Ce livre, qui se lit comme un « page-turner », est donc une critique politique et une dénonciation de l’homophobie, un beau roman qui fait mieux connaître à son lecteur un pays mal connu, un hymne à la tolérance qu’on peut lire et faire lire sans hésitation.
Très court roman, écrit sans qu’il ne réponde à un « impérieux besoin existentiel », selon l’aveu de son auteur, il ne constituait pas moins pour lui un défi par la nouveauté qui consistait pour lui à sortir « une histoire toute faite de son chapeau » et à l’écrire en quinze jours, quand il était habitué à une écriture au long cours (« des années, voire une décennie »). Quant à proposer à une maison d’édition hongroise appartenant à l’Etat un texte que la censure aurait très bien pu refuser (« En effet, comment, dans une dictature arrivée au pouvoir par des voies illégales, publier au nez et à la barbe de la censure une histoire qui parle des moyens illégaux de s’emparer du pouvoir ? »), ça ne semblait pas lui poser plus de problème que ça. Pour y remédier par avance, il situa donc son intrigue dans un pays imaginaire d’Amérique latine. Et on s’intéresse donc à Martens, un flic tout récemment promu dans la Corporation (sorte de police politique, qui s’autorise les moyens les plus ignobles pour mener à bien ses interrogatoires), un bleu comme il le répète à l’envi, et à l’affaire Salinas, père et fils. Les Salinas sont une famille installée, dont le « chef » est plutôt le genre d’homme qui collabore avec les dictatures, un chef d’entreprise propriétaire d’une grande chaîne de magasins présente dans tout le pays, quelqu’un à qui tout le monde, même les homme de la Corporation, donne du « Monsieur ». Son fils est un jeune homme qui vit mal la fermeture de l’Université où il fait ses études, qui vit mal l’omniprésence de la police dont les oreilles traînent partout en ville, et qui va sans doute « faire quelque chose ». Manque de chance pour lui, il est tombé entre les griffes d’un indicateur redoutable, et il se fait rapidement arrêté. Son père, Federigo, lui a fait croire qu’il avait intégré un réseau dont lui-même serait le chef. Il l’a fait pour éviter qu’Enrique finisse par intégrer un vrai réseau d’opposants et ainsi mieux le contrôler.
Le narrateur de toute l’histoire n’est autre que Martens qui, du fond de la prison où il attend son procès et sans doute sa condamnation à mort, écrit le texte dans lequel il entend, sinon se disculper, du moins à assurer sa « rédemption ». Le régime dictatorial auquel il a donné son âme a été renversé et ses collaborateurs (pas tous car, Diaz, le supérieur de Martens ne s’est pas fait arrêter et il « court encore ») attendent que la démocratie en place les juge. Le troisième larron du bureau où les Salinas sont interrogés, un certain Rodriguez, malade qui, quand tout commence, travaille à l’élaboration d’un engin de torture des plus performants, a quant à lui déjà été condamné à mort. Le sort à venir de Martens ne fait pas de doute. Il écrit donc tout le récit de l’affaire Salinas, un épisode tragique parmi bien d’autres, qui va mener au pire, une fois que Rodriguez sera allé trop loin, une fois que le Colonel, celui qui suit l’affaire de loin et en apprend les dérapages après coup, sera obligé par souci de « cohérence » d’en assumer les désastreuses conséquences. C’est donc la mécanique de la dictature que décortique ce roman brillamment mené, en mettant en scène des personnages inhabituels (deux bourgeois, les Salinas père et fils, plutôt que des jeunes opposants de gauche) et en donnant la parole à l’un des sbires de la police politique (un second couteau, un bleu) plutôt qu’à l’un de ses chefs. Et bien sûr, le principal responsable des exactions commises par Rodriguez, Diaz, a bel et bien disparu, dans un scénario fidèle à la réalité des systèmes dictatoriaux d’Amérique du Sud. Roman policier n’est pas sans faire penser à certains des courts romans de Roberto Bolaño, on y voit la logique du mal à l’œuvre. Et on lit ce livre sans perdre haleine, même si contrairement au genre du policier, ce roman-là ne laisse pas sa part au suspens ou au doute. On sait très vite ce qu’il en sera du destin des Salinas, parce que ce ne sont pas les personnages qui importent, mais le système qui les broie. Imre Kertész était un immense écrivain, cela ne fait vraiment aucun doute. Lisez-le sans hésiter !
Une femme cuisine pour la première fois un plat de seiches farcies. En réalité, elle a acheté des encornets, mais cela importe peu… Chacun des chapitres de ce magnifique livre, qui évoque un peu Le Parti pris des choses de Francis Ponge, a pour titre l’une des étapes de la recette : « Nettoyez les seiches en prenant soin de ne pas déchirer les corps ; » – « réservez têtes et tentacules » – « puis hâchez-les avec 3 oignons, 1 gousse d’ail, le lard et le persil. »etc… Il est bien sûr question de cuisine, mais pas que. La narratrice, chaque fois qu’elle invite chez elle, cuisine un plat qu’elle n’a jamais cuisiné auparavant. Elle nous livre donc le récit de sa préparation, ses réflexions sur le produit qu’elle travaille (ici, la seiche, enfin l’encornet…), ou plutôt des produits qu’elle travaille (piment, ail, coulis de tomates, cheveux d’ange…), sur le vocabulaire des livres de recette (réserver, par exemple), mais très vite son esprit bat la campagne et ce sont souvenirs d’enfance, rêveries et parenthèses de l’imaginaire qui prennent le relai, par associations d’idées, de la recette. Ne pas chercher dans ce texte une quelconque intrigue, une histoire, pas plus qu’un schéma narratif ou un héros ! On est dans le texte pour le texte, dans l’écrit littéraire, voire poétique, dans une écriture qui se déploie sans autre souci que celui d’exister pour elle-même, et avec grand talent : « Se brûler les ailes, brûler les planches, brûler ses dernières cartouches, brûler d’impatience, brûler d’amour, tu brûles, brûler, brûler. Brûler ses vaisseaux de sorte qu’on connaisse une extrémité, une lisière, des confins mais dont on revient, si on revient, à jamais changé, troué, altéré, grandi, alourdi, allégé, je ne sais pas, mais changé. En me brûlant j’ai touché l’autre côté, « Tu brûles », m’ont crié les morts qui ne manquent pas d’humour. » Et le texte d’aborder les souvenirs traumatisants de la narratrice, l’histoire enfouie d’une chute, à un âge où l’on oublie si facilement ce qui fait mal, dans une bassine remplie d’eau chaude, échappant momentanément à la vigilance d’une grand-mère qui en perdra la parole, avant de la retrouver par on ne sait quelle opération du saint esprit. Le texte dérive ainsi d’association d’idées en association d’idées, revenant toujours immanquablement à l’acte de cuisiner, à la recette, pour repartir immanquablement vers d’autres échappées belles, qui font de ce roman un objet littéraire fascinant et digne d’être relu. Maryline Desbioles a réussi avec La Seiche un coup de maître qui donne envie de découvrir le reste de son œuvre, constitué d’autres romans, de recueils de nouvelles et de poésies, une œuvre à découvrir, n’en doutons pas.
Petit bijou de pure littérature, poétique à souhait, sur le thème on ne peut plus actuel que celui de la fin de l’humanité, Mes derniers Mots est un texte très court qui a donné lieu à une adaptation cinéma, que nous n’avons pas eu le chance de voir, de Jonathan Nossiter, Last Words, avec quelques acteurs de grande notoriété comme Nick Nolte (nous ignorions qu’il était encore en vie) et Charlotte Rampling. Un court texte constitué de très courts paragraphes. Les répétitions y sont légion. « I – William Shakespeare est mort aujourd’hui. L’humanité a vécu. Je suis seul à présent. » / « II – William Shakespeare est mort aujourd’hui. il avait cent-vingt-quatre ans. Jamais personne ne saura pourquoi il a survécu jusque-là… » / IV – William Shakespeare est mort aujourd’hui. William Shakespeare n’avait pas peur. William Shakespeare n’était pas fou. » / CXXXVI – William Shakespeare est mort aujourd’hui. L’humanité a vécu. Je suis seul à présent. » ou les débuts de chapitres des pages 130 et 131 qui commencent tous par l’anaphore « Il m’a dit… ». Bellarmin est le narrateur de ce texte. Contrairement à William Shakespeare (c’est Iorgos qui lui a donné ce nom, à son arrivée dans la ville d’Athènes, où tous se sont donné rendez-vous pour vivre ensemble la fin de l’humanité), Bellarmin est très jeune : il a dix-sept ans. Plus personne n’a de nom, en arrivant à Athènes. Bellarmin est baptisé par William Shakespeare. Il a quitté Paris et la violence de ses rues où l’on tuait pour tuer (sa sœur, enceinte, est morte sous ses yeux, le ventre ouvert par la lame de jeunes gens qui faisaient, en riant, une sorte de pari pour savoir s’il s’agissait d’une fille ou d’un garçon : c’était une fille. Mais cela n’avait pas d’importance et ils le savaient tous.) pour répondre à l’appel qui invitait les derniers survivants de la grande catastrophe à se rendre à Athènes. Tout le long de son chemin (il va à pied) à travers l’Europe, il ne rencontre qu’un petit garçon qui s’est arrêté près d’une rivière pour s’y laisser mourir. Arrivé à Athènes, il y trouve une petite troupe qui ira jusqu’à un peu moins de mille personnes. puis le dépeuplement commencera, pour bien vite limiter le groupe à moins de dix personnes. Parmi elles, Alba et Sierra, deux très jeunes femmes de l’âge de Bellarmin qui ne donneront naissance à personne, malgré des efforts notables pour repeupler l’humanité. Enfin, après la mort de Iorgos, le Grec, il ne reste plus que William Shakespeare et Bellarmin, les deux personnages principaux du livre. William Shakespeare lit un livre, dont il cite des passages au jeune homme qu’il tente d’élever. William Shakespeare a eu plusieurs vies, il a aimé plusieurs femmes, eu bien des enfants, fondé plusieurs familles. Il est le seul centenaire de l’humanité finissante. Il écrit aussi, on l’apprendra à la fin du roman. Il a deux carnets, un rempli de pattes de mouche dignes des microgrammes de Robert Walser (Bellarmin le lira après la mort de son vieil ami) et un autre complètement vierge. Il le réserve pour Bellarmin, à qui il répète le message : Ecris ! C’est ce que fait le jeune homme, une fois devenu le dernier homme sur terre, s’émerveillant de la beauté du monde, un monde dont on ne peut s’émerveiller de la beauté qu’une fois que l’humanité est portée disparue, pour donner vie au texte que vous lisez et dont le titre est Mes derniers Mots. Un très beau texte, publié par les Editions POL, un texte de Santiago H. Amigorena, auteur donnant habituellement dans l’auto-fiction, que nous liront sans doute pour mieux le connaître. Vous avez la chance de ne pas encore avoir lu Mes derniers Mots, vous savez ce qu’il vous reste à faire.
Une jeune femme, un homme plus âgé qu’elle et son ami, professeur à l’université comme lui et marié à une femme malade du cancer ; une secrétaire trop belle et intelligente pour le rester longtemps, un étudiant. Six personnages dont les destins vont se croiser. Des thèmes : l’amour, la mort, la folie, la maladie, la solitude, l’incommunicabilité, qui tournent passent d’un personnage à l’autre. Un traitement étrange de l’espace et du temps : on ne sait pas où ça se passe, ni quand. Le fantastique qui s’en mêle à la fin.
Un Secret sans importance est un livre qui se lit vite, trop vite peut-être, et avec lequel il est difficile de s’attacher aux personnages. Violette est sans doute le plus attachant des six : elle sort d’un séjour en HP et se bat pour survivre à des souvenirs qui sont autant de traumas pour elle, la mort de son père, celle de son jeune compagnon, la perte d’un enfant avant la naissance. Elle cherche une issue de secours que le destin va finir par lui apporter, avec une quête tournée vers le passé. Emile, l’universitaire qui passe boire le café chez elle chaque matin (elle est sa voisine) et qui va tenter d’avoir une liaison amoureuse avec elle, n’est guère passionnant. Sonia, la femme atteinte du cancer et qui vit ses derniers jours, a sur les autres la supériorité de qui accepte la fatalité, mais son profil de vieille femme juive tournée vers la tradition, Dieu, et sa famille, en fait un personnage un rien anachronique et un peu plat. Dan, son mari, qui a oublié sa religion, a été follement amoureux de sa femme, lui en veut d’être malade, est face à la maladie et la mort assez paumé. Gabriel, l’étudiant, ne joue qu’un rôle mineur, qui s’avèrera « important » dans les dernières pages. Harriet est un beau personnage féminin, qui traverse le livre sans vraiment compter.
Difficile, en sortant du roman, de dire s’il nous a plu ou non. Ce n’est clairement pas une grande œuvre, ce n’est pas non plus un texte sans intérêt. Il a sans doute son importance pour l’auteur, qui dit s’être inspirée du couple de ses parents pour les personnages de Dan et Sonia, l’intrigue se déroule dans un milieu juif, avec le poids de son histoire, mais le livre me semble à moi sans importance. Il n’en reste pas moins que (sorti des anecdotes de vie des six personnages, dont certaines, comme la paternité supposée d’Emile, qui n’a jamais rencontré son enfant, et l’histoire d’amour déçu qui a donné lieu à cette naissance, n’ont guère d’intérêt), la fin du roman m’a semblé pleine de promesses (Agnès Desarthe n’en était qu’à ses débuts), que le côté fantastique du dénouement et l’absence de réelle résolution de l’intrigue-énigme est plutôt réussie et qu’on voit partir Violette en se disant que l’auteure aurait pu se concentrer sur ce personnage-là, sans donner une part trop belle à celui d’Emile. Quant au style, inégal, il varie en fonction des personnages, ou des passages du roman, allant d’une écriture simple et un peu lisse à un style plus riche, ce qui va dans le sens d’un jugement qui voudrait que l’ensemble est en partie réussi en partie raté, et le lecteur forcément déçu par pareille lecture.
La Didise, qui a servi durant de nombreuses années dans le « château » de la famille Vœckler, a fini par quitter le village avec son mari Bernard, l’instituteur, pour aller s’installer en Italie. Vingt-cinq ans plus tard, devenue veuve, elle fait son retour et, après s’être installée à l’hôtel sans se signaler à l’attention des villageois qui l’ont connue pour mieux observer tout ce petit monde, refai surface. Au bout d’un mois, elle se décide enfin à aller voir la Lolotte, son ancienne voisine et une de ses seules amies, qui va évidemment lui narrer par le menu tout ce qui s’est passé d’important au village pendant tout ce temps, en commençant par la création d’une maison de retraite, sa reprise par Marie Vœckler, la gosse que la Didise a tant aimée, et le joyeux bazar qu’elle y a mis, la vie et la mort dans cette famille de notables, les Vœckler, et tout ce que la Didise a raté, ne sait pas et ne peut pas savoir. Tout, ainsi, jusqu’aux derniers chapitres dans lequel ce que sait la Didise permettra à la Lolotte de mieux comprendre le récit qu’elle vient de faire, les motivations de Marie, le pourquoi de la plupart de ses actes quand elle redescend de Paris où elle a fait ses études pour s’installer, à la surprise de tous, au village.
Le tout dans une écriture riche et belle, une structure intéressante, même si la fin, genre roman à chute, pourrait provoquer la moue du lecteur si tout était aussi simple et réel que semble vouloir le croire la Didise, car en réalité, rien n’est vraiment très sûr. Ajoutez une pincée de vocables du patois de l’Est de la France (l’auteur est originaire de la Moselle), dont l’accès est simplifié par un glossaire en fin d’ouvrage, qui rendent l’ensemble très savoureux. L’intrigue est construite, l’air de rien, à la façon d’une énigme policière, la Didise mettant du sens sur la vie du village en son absence grâce aux éléments qu’elle connaît et qui datent de la période où elle travaillait chez les Vœckler, sur lesquels, en bonne bonne, elle savait beaucoup. Le titre, très beau, trouve lui aussi sons sens en fin de livre (nous nous garderons bien de le révéler). Tout cela fait de l’œuvre de Sophie Chérer, son premier roman, un livre qui se lit avec un plaisir certain et on ne se lasse pas de son style, de cette écriture sophistiquée mais sans excès, tout comme on se prend d’amitié pour ses personnages féminins, humbles ou moins humbles, dont la voix nous envoute. Un bémol, pour finir, le changement de narratrice qui intervient dès le deuxième chapitre (on passe de la troisième personne à la première) et qui revient pour la troisième partie (avec le retour de la troisième personne et donc d’une narratrice externe). Justifié ou non, ces changements de point de vue ne nous ont pas semblé très fluides. Mais c’est un détail, reconnaissons-le.
Ça commence en boulet de canon ! L’écriture est chiadée, les premières idées exploitées à merveille et on entre donc dans ce roman avec avidité. Nora, la narratrice se rend à Deauville avec sa petite amie Pauline, qui l’emmène là-bas non pas pour aller à la plage, mais pour écouter une conférence d’un « scientifique écolo radical qui prône l’éradication de l’espèce humaine ». Nora a déjà frôlé la mort, après un accident cardiaque qui l’a envoyée dans le coma d’où elle est sortie après s’être baladée dans un couloir plutôt sombre, pas de grande lumière blanche et où elle a dû lutter contre une espèce de bestiole qui cherchait à la bouffer de l’intérieur. La jeune femme n’est donc pas un exemple d’équilibre et de santé mentale irréprochable. Elle est même pour le moins morose, un peu tournée vers elle-même et le départ précipité et sans explication de sa compagne ne va rien améliorer, pas plus que les début d’une pandémie de variole (petite vérole) qui va embarquer l’humanité toute entière vers sa lente mais inévitable disparition.
Et voilà le lecteur de 2020 plongé dans une intrigue dans laquelle il retrouve bon nombre d’éléments d’une réalité actuelle que nous connaissons tous plutôt bien, confinement mis à part, puisque dans L’Eternité n’est pas si longue, l’Etat ne demande pas aux citoyens d’abandonner ponctuellement leur travail pour lutter contre la transmission du virus en se terrant chez eux. Mais pour le reste, Chiarello ne s’est pas trompée et, dix ans avant notre petite pandémie à nous, elle décrit très précisément ce que nous vivons aujourd’hui, extinction de l’espèce humaine mise à part. C’est assez bluffant. Et l’humanité s’éteint donc en silence, silence que seul brise le flux de conscience de Nora, qui a lâché ses ateliers d’écriture pour se retirer dans une maison de banlieue de la grande ville (Lille, semble-t-il) où elle emménage en colocation avec sa bande d’amis incontournables, Judith, Miriam et Raymond. Dès lors, rien ne nous est épargné de ses coups de blues, de sa solitude amoureuse, de ses coups de gueules ou de cœur, de sa famille, de ses écrits, consignés dans des carnets et qui nous emmènent, un temps, dans le récit foutraque et raté d’un casse avec prise d’otages dans une banque, des portraits qu’elle fait de ses trois ami-e-s et d’une lettre à son ex, Pauline… L’humour est souvent au rendez-vous, qui fait passer certains passages, mais les longueurs ne manquent pas, et même si Nora est un personnage auquel on peut s’attacher un peu, ses épiphanies et le grand déballage de sa vie intérieure peuvent par moments lasser le lecteur – on aura la bonté de ne pas en vouloir à l’auteure, qui a écrit ce roman à 36 ans, défaut de jeunesse, conclurons-nous. Par bonheur, la fin du livre et la morale plutôt défaitiste de cette chronique d’une fin de l’humanité annoncée dès le début du roman (« la variole ne nous a rien apporté, rien appris, ne nous a pas changés. Il ne se passe rien… ») nous évite fort heureusement un fâcheux happy end.
Pour en finir avec cette éternité, qui n’est pas si longue, de roman de catastrophe, les qualités d’écriture de Fanny Chiarello et les passages sur l’évolution du virus dans le monde, le pays, la région, la ville et les esprits sauvent un livre dont l’héroïne et ses états d’âme auraient pu faire à eux seuls un ratage absolu. Vous pouvez donc vous aventurer à le lire sans peur de vous ennuyer à mourir, tout comme j’irai voir ce que l’auteure lensoise a écrit d’autre, d’autant qu’elle semble ne pas refaire éternellement le même livre, parti-pris littéraire qui l’honore.
Petit roman de soixante-dix pages, L’Agrume de Valérie Mréjean est un texte consacré à la relation d’une jeune femme, un brin midinette comme elle le reconnaît elle-même, qui tombe amoureuse d’un étudiant brillant (haute école à uniforme, qui défile quand il le faut…). Toute l’histoire est narrée du point de vue de cette jeune femme sous influence, que l’agrume a dès le début de leur aventure mise devant le fait accompli, il ne l’aime pas. Leur relation se vivra donc sous les auspices de la distance volontaire et programmée par l’homme, qui entretient par ailleurs une liaison avec une autre jeune femme, qu’il ne quitte pas pour ne pas lui faire de mal, parce qu’elle est dépendante de lui et que c’est sans doute, même si jamais cela n’est dit aussi clairement dans le livre, ce qu’il attend d’une de ses conquêtes.
Autant le dire de suite, le thème du roman, celui d’une relation amoureuse en vain, narrée par une jeune femme qui subit la volonté de l’homme dont elle attend beaucoup tout en sachant qu’elle n’obtiendra rien, ne m’intéresse en rien. Qui plus est, l’écriture, qui n’est pas sans faire penser à celle d’Edouard Levé, écriture blanche s’il en est, la structure du texte, fait de paragraphes courts et qui se suivent parfois sans logique, en tout cas sans lien évident, ou qui s’enchaînent au contraire de façon plus cohérente, jusqu’à ce qu’on passe à autre chose, n’a rien de très stimulant pour le lecteur. Le texte se lit, sans difficulté, mais se lit aussi sans passion. Publié en 2001, il ne restera pas dans les annales de la littérature contemporaine, sera oublié bien plus vite qu’on pourrait l’imaginer – c’est peut-être déjà fait – et rejoindra dans les oubliettes du roman français, comme bien d’autres petits textes sans importance, une multitude de romans dont on ne voudrait pas les éreinter, mais qu’on aurait bien du mal à porter au pinacle tant ils n’apportent rien de bien nouveau sur le thème qu’ils abordent, la façon dont ils le font ou sur l’écriture, pour s’inscrire simplement dans quelque chose qui se fait déjà et qui n’a, en fin de compte, rien de plus à livrer. On a envie de dire, en lisant la dernière phrase, NEXT !
L’expédition littéraire en terre de femmes continue donc avec Les Âmes sœurs de Valérie Zenatti, et se mue également en découverte des titres des Editions de l’Olivier, dont je n’avais lu jusqu’alors qu’un roman, d’Emmanuelle Pireyre, chroniqué ici il y a quelques mois. Publié en 2010, ce court roman, comme celui de Florence Seyvos, narre en parallèle deux histoires, celle d’une « jeune » mère de famille, trois enfants, qui répond au prénom d’Emmanuelle, un peu toujours beaucoup débordée, pas épanouie dans son métier, et qui lit un roman racontant l’histoire d’amour tragique d’une jeune photographe, Lila Kovner, que Valérie Zenatti nous livre donc également, par petits paquets de chapitres entremêlés à ceux concernant la vie d’Emmanuelle. Voilà notre « héroïne », dont rien de la vie quotidienne la moins excitante ne nous est épargné, soudain embarquée par ce récit qui remet en cause quelque peu son équilibre mental habituel…
Pour ce qui est du style de l’auteure, tout comme avec Florence Seyvos, je n’ai pas l’impression qu’il soit « typiquement » féminin (mais ce serait quoi un style typiquement féminin ?), sinon peut-être que Zenatti, tout comme Seyvos, ne vise jamais le tour de force, le morceau de bravoure ou la performance. L’écriture est simple, jamais simpliste, la phrase plutôt courte, jamais blanche ou impersonnelle (« Je viens pour vous parler de lui. J’ai besoin de raconter cette histoire à quelqu’un. Je ne peux plus vivre seule avec. » – incipit)… Une écriture sensible, dirons-nous. En revanche, pour ce qui est des thématiques abordées, la vie d’une mère qui se lève la nuit dès qu’un de ses enfants, et ça arrive souvent, manifeste le moindre besoin, la moindre souffrance ou la moindre inquiétude, quand rien ne réveille son mari ; le problème insoluble du ménage, quand une amie ordonnée, véritable fée du logis, a beau la coacher, en pure perte, et que le regard de la belle-mère, qui ne rate pas une occasion pour commenter en filigrane et de façon subtile (ça n’en est que plus efficace) les incapacités de celle qu’a choisi son fils vient ajouter à la culpabilité de ne pas savoir faire avec le matériel ; le temps passé, et perdu pour la quête d’un peu de bonheur et d’inédit, en trajet pour accompagner les enfants à l’école, en obligations de toutes sortes, etc… pour ce qui est de ces thématiques, on les trouve rarement dans la littérature, me semble-t-il, et il ne faut pas avoir peur pour s’y attacher ainsi. C’est évidemment pour la bonne cause, celle de la cohérence du récit, puisque le personnage féminin de fiction auquel Emmanuelle va s’attacher au point de se sentir comprise par elle, est une photographe de guerre, qui vit un amour aussi bref qu’intense et se trouve confrontée à la cruauté de la vie et au deuil – Emmanuelle a elle aussi perdu un être cher, une amie, sa seule amie peut-être, dont on fait la connaissance via le seul souvenir.
Pour suivre son âme sœur jusque dans ses fuites, Emmanuelle va trouver une fugue à la hauteur de son quotidien et de sa personnalité, mais qui va lui permettre d’envisager de s’autoriser de futures excursions hors de son quotidien, des petites transgressions à la dure loi de la routine, et un peu plus encore… Ainsi, les trajectoires des deux femmes si fondamentalement différentes finissent-elles par tracer deux parallèles, la ligne fictive influençant la direction de la ligne réelle d’un personnage de papier simple et banal. Joli coup d’écriture, qui donne envie d’aller plus loin avec les textes de Valérie Zenatti, qui fut la traductrice de l’écrivain américain Aharon Appelfeld, avec qui elle réussit à établir une vraie complicité (retracée dans quelques-uns de ses livres), et dont l’écriture sonne si juste. Une dernière chose : les points communs entre les romans de Seyvos et Zenatti sont assez nombreux – elles ne sont pas publiées dans la même maison par hasard – : deux histoires menées en parallèle, celles d’un personnage plutôt humble et d’un-e artiste et surtout une fin de roman toute en finesse, qui relie la narratrice du Garçon incassable à ses histoires et le personnage principal (Emmanuelle) à l’auteure du roman qu’elle vient de lire. Jolis coups d’écriture, vraiment.
Entamons une nouvelle période de lecture de type monomaniaque (après les littératures sud-américaines, espagnole et portugaise) avec une série à venir de romans écrits par des femmes (et pour le moment françaises) avec ce très joli livre de Florence Seyvos, Le Garçon incassable. Ce sont deux histoires pour le prix d’une que nous offre l’écrivaine née à Lyon en 1967, honorée par un Goncourt du premier roman pour Les Apparitions : celle d’un jeune garçon, Henri, frère de la narratrice, enfant « différent », dont elle nous raconte le chemin dans cette vie, le chemin d’un être qui ne ressent que très peu les émotions et sentiments qui nous sont connus – quand son père meurt et que sa belle-mère lui apprend la nouvelle, il répond : « Ah, je n’aimerais pas être à sa place ! » – et celle du grand acteur Buster Keaton, qui tient son prénom (un pseudonyme, il s’appelait en vérité Joseph) de sa capacité à tomber sans jamais se faire mal, qu’il tombe naturellement ou qu’on le pousse, ou le jette, très fort. On apprend sur la vie de Keaton, quand on le connaît aussi mal que moi, tout en l’appréciant, beaucoup de choses qu’on n’aurait pas imaginées, le texte de ce point de vue est aussi précieux que le roman de Stéphanie Kalfon sur Erik Satie (chroniqué ici il y a quelques mois). Quant à l’approche de Seyvos quand elle évoque un enfant qui peu après la naissance est victime d’une hémoragie cérébrale et ne s’en sortira qu’avec de nombreuses séquelles physiques et mentales, elle est d’une délicatesse et d’une finesse que bon nombre d’écrivains au masculin n’approcheraient sans doute pas.
Car ce que je cherche bien sûr en me lançant dans une telle série de lectures féminines, c’est à voir s’il y aurait une spécificité de l’écriture féminine, quelque chose d’autre qui permettrait presque de reconnaître à l’aveugle l’écriture d’une femme face à celle d’un homme. Cette lubie en fera sourire plus d’une : il n’y a sans doute rien de spécifique dans l’écriture féminine du point de vue stylistique qui permettrait de reconnaître à coup sûr à la lecture d’un texte le sexe de son auteur. Mais bon, cette petite fantaisie ne me faisant pas rougir, concluant à la fin de cette lecture (j’ai tout de même déjà lu des textes romanesques de femmes, et plus d’un, mais sans me poser ce genre de question stupide) que ce n’est pas du point de vue du style qu’il y aurait différence, je me dis toutefois qu’il y a des thèmes que les hommes n’aborderaient pas aussi spontanément, qu’il y a une bienveillance du regard plus empathique que celui des hommes et peut-être un intérêt plus réel pour des êtres humains différents qui peuvent aussi bien être plutôt féminins. Ah, oui ! J’allais oublier un détail qui a son importance : à part du côté des enfants, dans l’histoire d’Henri, il n’y a pas d’homme ou presque, sinon le père d’Henri, assez vite oublié, dont les méthodes d’éducation sont fort discutables (« Un enfant, il faut le casser ! »), et qui sort de la narration sans vraiment y être entrée. Quant à la narratrice, lorsqu’elle fait un enfant, il n’est pas question d’homme (ou de père). Et si l’écriture féminine pouvait se passer des hommes ? Une chose est certaine, si ces élucubrations sont sans doute discutables, Le Garçon incassable est un roman délicat, auquel on mord facilement (comme on mord à l’hameçon), et dont la lecture est plus que recommandable. Peut-être trouverons-nous dans une prochaine lecture la quintessence de la stylistique des femmes, ou quelque chose comme ça, qui fera avancer cette enquête un peu bizarre qui ne fait après tout que commencer.
Parodie d’une drôlerie habituelle chez Mendoza (auteur de Sans Nouvelles de Gurb, ou encore du formidable Les Aventures miraculeuses de Pomponius Flatus, deux romans hilarants parmi tant d’autres) du bon vieux polar, L’Artiste des dames est le troisième volet d’une série qui ne s’en est pas tenue là. Truculent, burlesque, ce roman se lit indépendamment des opus qui le précèdent. L’intrigue est délirante, les personnages farfelus et le style décoiffant. L’auteur se joue des codes (du polar, mais aussi de certains codes théâtraux issus du Vaudeville, par exemple, quand un soir, dans la chambre du narrateur, se succèdent les personnages utiles à l’intrigue, et pour la plupart très proches les uns des autres, qui témoignent ou se livrent et qui doivent tous se cacher dans les moindres recoins de la petite chambre, au point pour certains de se retrouver en situation de très – trop – grande promiscuité) et son narrateur n’a de cesse de porter un regard amusé et amusant sur sa façon de narrer. Aussi le texte se lit-il d’une traite, sans jamais qu’il se prenne au sérieux, tout comme son auteur qui est pourtant reconnu comme un grand de la littérature catalane.
Le personnage principal et narrateur de ce roman sort d’un asile de fous où il a passé plusieurs années après avoir commis quelques actes de délinquance notoires, et retrouve sa soeur, une prostituée barcelonaise, dont le mari, Viriato, se montre accueillant à l’égard de ce beau-frère tombé du ciel, qu’il invite à tenir son salon de coiffure. La clientèle est rare, le coiffeur est débutant, mais très vite son passé le rattrape : une cliente (voir incipit : « Lorsque ses jambes (bien faites, et tout et tout) sont entrées dans le local où j’exerçais mon office, cela faisait déjà plusieurs années que je vivais dans le plus total abrutissement »). Il accepte alors le « travail » qu’elle lui propose, un job pas très honnête, et vole des documents dans les bureaux d’une entreprise à la raison sociale on ne peut plus claire, Le filou catalan. Las, un crime a lieu dans ces bureaux, la nuit même où il y est présent. Dès lors, pour éviter des ennuis plus grands encore, le coiffeur se lance dans une enquête délirante, qui n’a pour but « que » de prouver son innocence (Ivette, la jeune femme à la plastique impeccable qui l’a mis sur le coup n’a bien sûr rien à voir avec son soudain investissement). Voilà le lecteur embarqué, pas vraiment à l’insu de son plein gré, dans une intrigue délirante qui ne lui fera plus lâcher ce bouquin à l’humour décapant, à la fantaisie réjouissante, une intrigue invraisemblable, avec des personnages invraisemblables, auxquels on se plait à croire tant l’écriture nous entraîne où l’auteur le souhaite et tant la narration se permet détours, digressions et feintes de corps dont le lecteur est le premier à rire, après l’écrivain lui-même, sans nul doute. Un roman à lire pour le plaisir de rire, donc, ce qui n’est pas interdit, surtout quand l’écrivain qui est à la baguette maîtrise à ce point son art.
Dans une démocratie d’un pays européen que l’auteur ne cite pas explicitement, et plus précisément dans sa capitale, un jour d’élection et de grande pluie, les électeurs se font attendre toute la journée, jusqu’à 16 heures exactement, où ils finissent par arriver, au grand soulagement des scrutateurs et autres présidents de bureaux électoraux, avec pour résultat final inattendu un taux de 83% de votes blancs. Sous le coup de la panique, le gouvernement, dont les ministres sont pour certains (ministre de l’intérieur, ministre de la défense, en particulier) en rivalité, prend des mesures de plus en plus coercitives, jusqu’à proclamer l’état de siège de la capitale, qu’il a pris la précaution de fuir, avec sa police et son armée, laissant la population entre les mains de la seule autorité municipale.
Nous n’irons pas plus loin dans la narration de l’intrigue de ce roman du maître portugais, Prix Nobel de littérature en 1988, histoire de laisser au lecteur éventuel le plaisir de la découverte. Jusqu’à l’événement majeur du roman (la fuite du gouvernement), les personnages principaux du livre sont donc les membres du gouvernement, des électeurs anonymes, et l’écriture, un joyeux pastiche de la langue administrative et de la langue (pas toujours de bois) des hommes politiques, qui élaborent des stratégies, plus ou moins bonnes (le Président envisage par exemple de murer la capitale, proposition reçue par l’incrédulité d’un ministre qui se demande comment on paiera pareille folie et la contre-proposition d’un premier ministre qui se contente de l’état de siège), pour mettre un terme à une maladie politique de leur démocratie dont ils craignent qu’elle gagne le pays entier. Las, les citoyens de la capitale, malgré quelques coups bas et tordus de leur gouvernement qui a prévu des actions scélérates (dont une fera une grosse trentaine de morts) pour semer la panique dans la ville et jeter le discrédit sur les électeurs adeptes du vote blanc, se montrent particulièrement solidaires et disciplinés, citoyens et responsables face à cette adversité malfaisante…
A partir de là, les choses se corsent et l’intrigue devient policière, avec l’apparition de personnages déjà connus de L’Aveuglement (roman de Saramago chroniqué ici il y a quelques mois), roman dans lequel une épidémie qui rend toute la population du pays aveugle, sauf une, l’épouse d’un ophtalmo dont quelques clients, et lui-même, sont les premières victimes du mal blanc. Notre couple venu tout droit du roman cité ci-dessus est alors au centre de l’intrigue et le flic qui est chargé d’une enquête dont les conclusions sont déjà tirées par le ministre de l’intérieur va surprendre son monde. Comme dans tous les romans de Saramago (dont nous conseillons tout particulièrement L’Année de la mort de Ricardo Reis, pour les amateurs de Fernando Pessoa et de ses hétéronymes), l’écriture est sublime, la phrase longue qu’affectionnait Saramago est au rendez-vous (moins sans doute toutefois que dans Les Intermittences de la mort, que vous pouvez lire sans hésiter, lui aussi), sa manière toute personnelle d’insérer ses dialogues au récit aussi. Le texte est intelligent, drôle et ironique à souhait. C’est une critique sans concession de nos soi-disant démocraties, un texte politique dans lequel l’humour est omniprésent, mais aussi une dénonciation très subversive du pouvoir (de tous les pouvoirs), dont la gestion des crises (toute ressemblance avec une situation actuelle ne serait pas si fortuite qu’il pourrait y paraître, même si La Lucidité a été éditée en 2004) est tout sauf démocratique et respectueuse des libertés fondamentales des citoyens. Bref, c’est du Saramago, il faut lire ses livres (à plus forte raison en cette période ou l’Etat prétend vouloir nous protéger) et La Lucidité ne fait pas exception (en n’oubliant pas de commencer par L’Aveuglement, même si les deux romans sont par ailleurs indépendants l’un de l’autre, malgré le lien signalé auparavant). Vous serez tenus en haleine par l’intrigue jusqu’au coup de tonnerre final, n’en doutez pas !
Présenté par la quatrième de couverture de la réédition du roman aux Editions Bourgois dans leur collection de poche, Titres, comme un « livre culte réunissant autour de lui une véritable confrérie d’initiés », je n’hésiterais pas une seconde avant de qualifier Les Saisons comme un véritable chef-d’œuvre de la littérature française dont je me suis étonné longuement, durant sa lecture, de ne pas en avoir eu vent plus tôt : il a en effet été publié pour la première fois en 1965 ! Le résumé que j’en ferai sera bref, tant il vaut mieux avec ce « diamant noir de la littérature » éviter d’en dire trop sur l’intrigue qui demande à être découverte en lisant. Le personnage principal, Siméon, arrive dans une vallée oubliée, un jour du seizième mois de l’automne (vous avez bien lu) et décide de s’y installer pour y écrire le livre qu’il porte en lui. L’accueil est plutôt glacial. Les habitants lui font comprendre de façon on ne peut plus explicite qu’il n’est pas le bienvenu, quand ils ne lui disent pas tout simplement « On n’a pas besoin d’étranger, ici ! ». Le décor est planté. En dire plus sur l’intrigue consisterait à mettre à mal votre plaisir de lecture quand vous aurez fait l’excellent choix de vous rendre en librairie pour acquérir à peu de frais ce trésor d’imagination, de beau style, cette histoire riche en personnages hauts en couleur, ce génial ouvrage de littérature.
Car l’écriture est somptueuse. On se demande comment Pons a pu faire pour maîtriser pareil lexique (à croire qu’il a lu et retenu le dictionnaire, ou qu’il était un spécialiste de la montagne, entre autres sujets porteurs d’un jargon propre), où il va chercher les patronymes (extraordinaires) de ses personnages, on se met à rêver de posséder la phrase et le style à un aussi haut degré d’efficacité sobre, avec une tendance délicieuse de la part de Pons à mêler les registres (dans le genre familier, les dialogues sont une réussite incroyable), on se dit qu’on tient là un écrivain, un vrai, dont Michon pourrait être un descendant. Et puis, le début du roman fait penser également au grand Franz Kafka du Procès, et on n’en dira pas plus pour ne pas ternir votre découverte, tout comme la suite et la fin du texte peuvent évoquer des auteurs comme Bordage. Bref, on va de surprise en surprise dans ce texte qui se lit avec une facilité déconcertante, et qui se lit donc vite, sans que jamais l’ennui ne guette, et sans que jamais l’auteur ne tombe dans la moindre facilité. C’est un texte sombre, et drôle à la fois, comme les grands romans du XXe siècle (Céline, Beckett, Pinget, pour ne citer qu’eux), c’est un univers à part, dans lequel l’imaginaire a plus que sa part, c’est un régal de lecture dont on sort aux anges et sidéré, c’est Les Saisons de Maurice Pons, un objet littéraire d’une qualité telle qu’on se félicite de ne pas l’avoir lu plus tôt, tout en se disant qu’on s’offrira une autre fois, au moins, le plaisir de le relire. Allez-y les amis, mais allez-y ! Vous ne serez pas déçus.
En littérature, tout est permis ! Le message qu’envoie chaque roman de Cesar Aira à ses lecteurs et à tout aspirant écrivain souhaitant écrire autre chose que ce qui nous est donné à lire la plupart du temps est on ne peut plus clair. Dans Le Prospectus, une jeune femme, Norma Traversini commence un texte censé informer les habitants de son beau quartier de Flores qu’elle va ouvrir un atelier d’expression dramatique pour permettre à ses participants, non de devenir acteur ou actrice, mais de développer leur niveau de sincérité. Norma Traversini est peut-être douée pour la pédagogie théâtrale, mais en ce qui concerne la rédaction d’un prospectus efficace, elle est catastrophique et se perd dans des digressions inutiles et, quand elle en prend conscience, plutôt que de recommencer son texte, elle se propose de mieux expliquer son propos et voit son texte s’allonger sans s’en inquiéter outre mesure, si bien que quand elle commence à résumer un roman qu’elle vient de lire pour mieux se faire comprendre, elle ne se demande pas si son projet lui échappe. Voilà trois fois qu’elle s’égare : « La somme des explications, loin d’éclaircir le panorama, l’a complètement embrouillé. » Le nom de son atelier est « Atelier Lady Barbie », nom d’un des personnages du roman qu’elle décide de résumer pour mieux faire comprendre son projet aux habitants du quartier.
Et voilà le lecteur plongé dans un roman colonial, qui se passe dans le milieu anglais des colons de l’Inde, qui finit par basculer, sous l’effet de la stratégie déjà éprouvée d’Aira, celle de la « fuite en avant », dans le roman d’aventure – un roman des plus délirants, qui se termine sans qu’il soit fait de nouveau mention du prospectus, mais quelle importance ? Comme si, pour l’auteur argentin, il n’était gageure plus amusante que transgresser toujours plus insolemment ce que d’aucuns nomment les règles de la narration. Et comme d’habitude avec Cesar Aira, ce qui chez n’importe quel écrivain ferait flop, marche à merveille même si, avouons-le sincèrement, Le Prospectus n’est pas mon livre favori de cet auteur toujours surprenant, toujours enthousiasmant. Mais rien, bien sûr, ne vous interdit de lire ce très bon texte, qui conviendra peut-être mieux à votre bibliothèque intérieure qu’à la mienne. Bonne lecture – si vous voulez lire autre chose, pensez à découvrir l’un des courts romans de Cesar Aira, quel qu’il soit, vous ne le regretterez pas.
Premier roman (publié en 2005) de Gaetaño Bolán, La Boucherie des amants est un très court texte, qui rappelle au lecteur les méfaits de la dictature de Pinochet, l’horreur qu’il y a à vivre, même dans une petite ville, dans une atmosphère de censure de la pensée et de délation. Les personnages du roman sont attachants, peu nombreux : Tom, le fils aveugle du boucher, Juan, géant débonnaire, Chico, le coiffeur, un bon ami avec qui Juan serait tenté de refaire le Chili, Dolores, l’institutrice et… c’est tout. La mère de Tom est morte en couches. L’enfant aimerait avoir une maman de substitution, le boucher n’y pense pas trop, jusqu’à ce que l’institutrice se mette à fréquenter sa boucherie avec un peu plus d’assiduité. Quand Tom s’assure que Dolores se rendra au bal du dancing de la ville, Le Paradis, la rencontre semble inéluctable. Et elle l’est, en effet. Même si le boucher ne correspond pas exactement à l’idéal poétique de l’institutrice, ils deviennent amants. Puis la politique s’en mêle… Car ils sont quelques-uns à se réunir dans l’arrière-boutique de la boucherie, certains soirs, pour discuter un peu du président, qu’ils insultent en passant, et se dire qu’il serait peut-être temps de préparer la révolution. Joli texte, qui pourrait facilement passer pour un conte, La Boucherie des amants n’est pas pour autant un grand roman. L’écriture en est minimaliste, les chapitres sont d’une grande brièveté et l’intrigue en est on ne peut plus simple. Il se lit sans difficulté, avec un certain plaisir. Rien de plus, même si le thème qu’il aborde ne laisse pas indifférent. Gaetaño Bolán a aussi écrit Treize Alligators, son deuxième roman, en 2009, puis a quitté la France pour se retirer dans un petit village du Chili. Le titre de ce deuxième roman n’étant pas fait pour me déplaire, j’irai y jeter un œil à l’occasion pour mieux connaître cet auteur franco-chilien.
Résumer l’intrigue de ce roman jubilatoire d’Eric Chevillard ne prendra que peu de temps. Le prétexte en est on ne peut plus simple : le narrateur, un écrivain dont le succès littéraire est des plus relatifs, découvre sur son bureau de travail, au moment où il se prépare à écrire
son autobiographie, un « hérisson naïf et globuleux » qui va bien sûr l’empêcher de mettre en œuvre son projet et détourner son écriture vers un tout autre sujet, dont le titre du roman suffit à lui seul à dire qui est le personnage principal de ce livre de Chevillard. En un premier temps, cherchant à répondre à la question simpliste de ce que peut symboliser ce hérisson, j’ai pensé
à la panne d’inspiration, mais bien sûr, en poursuivant ma lecture je me suis aperçu qu’il n’en était rien et que je pouvais ranger ma question au placard des mauvaises idées. DuHérisson est un livre discours, qui n’est pas sans évoquer le Beckett de Malone meurt ou de L’Innommable, l’absurde étant chez Chevillard bien moins sombre que chez le divin Irlandais et le discours vide
s’avérant assez rapidement plein, saturé même (discours sur la littérature, références scientifiques pour rire, mais pas seulement, personnage du hérisson oblige, jeu avec les codes de l’autobiographie que Chevillard détourne à loisir, etc…). Fantaisie, jubilation de l’écriture pour l’écriture, du texte dont le principal moteur est d’aller de l’avant, encore et toujours, en se nourrissant de lui-même et, loin d’une narration classique et surtout d’une intrigue dont l’auteur nous a habitué
à devoir nous passer – merci à lui pour ce sain parti pris d’écriture –, grâce en particulier à un art savamment cultivé de la digression permanente qui inscrit Chevillard dans la lignée d’un Laurence Sterne, écrivain injustement oublié, nous voilà donc embarqués dans une aventure que peu d’écrivains contemporains, trop souvent conventionnels, proposent à leurs lecteurs dans leurs trop sages romans. Enfin, signalons que la forme rejoint le fond dans ce refus de la norme, et c’est heureux, faisant du roman Du Hérisson une expérience de lecture bien revigorante. Merci, Eric Chevillard !