L’Amour avant que j’oublie, Lyonel Trouillot

La cour d’une pension de port-au-Prince… trois hommes, que le quatrième, un tout jeune homme, appelait les aînés : l’Etranger, l’Historien et Raoul. Le tout jeune homme a vieilli, il a cinquante ans, est devenu l’écrivain (surnom par lequel les aînés l’appelaient) qu’il voulait être. Amoureux, il écrit pour une femme, à une femme qui n’apparaît pas dans le livre en tant que personnage actif. Quand il faudrait lui parler d’amour, il semble qu’il ait oublié, qu’il n’en soit plus capable peut-être… Aussi lui raconte-t-il ce passé lointain et ces trois hommes (à chacun sa partie, mais tous sont présents en même temps dans chaque partie). « Avec les Aînés, nous nous étions faits à cette vie ordinaire. Le matin, j’allais donner mes cours au collège. J’enseignais, pour gagner ma vie, une langue que je n’aimais pas et que je connaissais mal. Mais j’attendais la nuit pour me chercher une destinée et une définition. Chaque nuit, dans ma chambre, je traquais le poème. »

La femme inconnue croisée dans un colloque lui rappelle sans doute sa jeunesse et un échec amoureux de cette époque. C’est donc à elle qu’il s’adresse, à l’automne d’une vie, et d’une oeuvre, qui ont manqué de femmes. Et il lui parle donc des destins de ces trois hommes, parmi lesquels l’Etranger semble la figure principale. Homme de voyages, homme aux multiples aventures féminines, l’Etranger souhaite repartir, loin, avant de mourir. Il est intarissable quand il s’agit de conter ses voyages passés, ou ses amours passées. « J’admirais l’Etranger. Un tel homme ne vous laisse qu’une alternative, le détester ou l’admirer. Il avait le sens du partage. Ses femmes, nous étions quatre à les connaître. Ses bras avaient si souvent dessiné leurs formes, ses mains caressé leurs cheveux et sa bouche embrassé leurs lèvres en notre présence. Elles étaient devenues des êtres familiers. »

L’Historien, lui, est la voix du silence. D’origine bourgeoise, professeur d’université, il a tout quitté (et en particulier la femme qu’il aimait, plus que tout) pour venir s’installer là, dans la pension, sans qu’on sache pourquoi. Et l’homme n’est pas bavard. Il ne se confiera un peu que sur son lit de mort, et surtout son secret sera révélé en grande partie par une autre femme, sa « visiteuse », une prostituée qu’il a connue, qui l’a connu, sans que jamais rien ne se passe entre eux et qui va confier des choses à l’Ecrivain. Un amour trahi, la dictature, voilà il est vrai de vieilles histoires qu’un homme blessé n’a sans doute pas envie de revisiter…

Quant à Raoul, le moins « intéressant » de la bande a priori, ce n’est pas un hasard si sa partie cloture le livre. Sa destinée vaut bien qu’on la découvre, sans que le chemin soit défloré dans une chronique.

Et dans tout cela, l’écriture de Trouillot fait toujours merveille. Le thème des amours déçues (on pourrait penser à un Wong Kar-wai haïtien) semble lui être familier. Et la structure du livre, qu’on pourrait croire sans originalité, permet de découvrir peu à peu les trois (les quatre) personnages, sans que tout soit donné immédiatement, en prenant son temps, comme dans la vraie vie. Et la vérité (surprenante) sur chacun d’entre eux ne surgit qu’après un lent travail de patience et de lecture.

Un livre qui se mérite, un petit bijou, une pure splendeur.

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