Cicatrices, Juan José Saer

Premier roman de Juan José Saer, Cicatrices est déjà un objet formel de première qualité, jeu auquel l’auteur argentin va s’adonner avec joie durant toute sa carrière d’écrivain différent de ses compatriotes de l’époque à laquelle il écrit en se plaçant délibérément en dehors du courant dominant. Car en 1969, on parle sans doute plus de Garcia Marquez, Vargas Llosa ou Cortazar, qui représentent à eux trois la littérature sud-américaine et plongent toute velléité de différence ou d’originalité dans leur ombre de géants. Saer n’aime pas leur écriture, ne s’en cache pas et développe autre chose, depuis Paris où il vit et écrit son oeuvre dans sa langue natale, mais dans une manière de faire qui pourrait s’apparenter au nouveau roman plutôt qu’à la manière de faire des narrateurs latino. Et il a sans doute bien fait, car aujourd’hui ses livres (réédités et rediffusés) se lisent toujours et son oeuvre est considérée comme essentielle.

Si l’on veut réduire Cicatrices à un prétexte ou un thème central, il n’est pas très difficile de le faire en une phrase : Le 1er mai, Luis Fiore, un ouvrier, assassine sa femme après une journée passée à la chasse avec elle et leur fille, puis se donne la mort lors de sa première rencontre avec le juge. Les quatre chapitres du livre sont autant de romans différents qui convergent tous autour de ce thème central vu par le prisme du regard de quatre personnages principaux : Angel, un adolescent qui vit chez sa mère (une femme qui se prostitue), traîne chez des amis plus âgés que lui et lit ; un joueur qui écrit des essais sur tout ce qui à un moment ou un autre l’intéresse et perd au jeu son héritage, sa maison et l’argent du salaire de sa bonne qui le lui donne sans mégoter ; un juge qui traduit obstinément le Dorian Gray de Wilde, adore les trajets en voiture dans la ville de Santa Fé (lieu réel et fantasmé de la plupart des romans de Saer ; tous les trajets en voiture sont décrits de façon maniaque et objective) et voit dans la plupart de ses compatriotes des gorilles (les gorilles de la junte ?) ; Fiore, enfin, l’assassin. Le temps du récit va en s’amenuisant : cinq mois dans la première partie, trois mois dans la seconde, deux dans la troisième, un dans la dernière (dont on pourrait dire qu’elle s’intéresse à une seule journée, le 1er mai). Saer aime les contraintes de ce genre, elles lui permettent sans doute de structurer ses textes efficacement et de libérer sa créativité. Son tour de force dans ce roman consiste à écrire des chapitres très différents, avec des personnages intéressants, en se livrant à une littérature qui s’en tient à sa conception de l’écriture (parfois très descriptive) tout en racontant des histoires et en n’ennuyant jamais. Développer et proposer une littérature qui façonne le réel (pas une littérature qui en rende compte) était le crédo de Saer, difficile de dire s’il s’y est déjà attaché dans ce premier texte, mais une chose est sûre, son univers ne laisse pas indifférent et son écriture est maîtrisée de bout en bout. Bref, il est l’auteur d’une oeuvre dont la démarche, quand on la découvre, roman après roman, en réalisant qu’elle donne lieu à des textes tous différents, suscite une réelle admiration.

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