Le Mur invisible, Marlen Haushofer

Il y a de ces livres qui s’oublient, qu’on oublie avant que, soudain, une réédition les fasse remonter à la surface. Cette fois, c’est un post instagram de Maureen Wingrove (la dessinatrice Diglee) qui a donné au roman autrichien (un classique, là-bas) une nouvelle vie et un succès de vente visiblement inattendu. Les écoféministes se ruent sur le livre, l’éditeur qui a permis ce retour en grâce se frotte les mains, évidemment. Mais qu’importe… Ce livre est tombé dans nos petites pattes de lecteur curieux par un autre biais et nous nous en félicitons. Car il rejoint notre travail littéraire du moment (Le Mur) et peut nous être utile (ou pas, peu importe). Le Mur invisible a été un immense plaisir de lecture, là est l’essentiel. Plaisir de découvrir une autrice inconnue et de très grand talent. Plaisir de retrouver dans une thématique de genre (mais il ne faut pas se fier aux apparences) un type de lecture (mais il ne faut surtout pas se fier aux apparences) oublié depuis un moment. Plaisir enfin de trouver dans un roman qui ne nous prometttait pas ça un type de lecture que l’on aime par-dessus tout, surprenant, exigeant, et pourtant propice au bonheur (le pourtant n’a rien à faire là, comme s’il s’agissait de s’excuser de ne pas rechercher du facile). S’il fallait rapprocher ce roman génial (l’adjectif n’est pas galvaudé) de ce que nous avons lu ces derniers temps, on pourrait regarder du côté de Monique Wittig (mais ce n’est pas la même chose, évidemment). D’Ingeborg Bachman ? Pas du tout. Comme s’il était important d’établir des liens (nous nous fatiguons nous-mêmes). Passons…

Une femme (une urbaine) se rend chez sa cousine, en montagne (les Alpes), dans un chalet où elle la retrouve, ainsi que son mari, leur chien et leur chat. Un soir, le couple se rend en ville, laissant l’héroïne seule pour un moment. Ils rentreront dans la soirée. Sauf qu’ils ne rentrent jamais. Le lendemain matin, surprise de ne pas les voir, elle va se promener dans la campagne, avec Lynx, le chien, et se heurte à une paroi invisible. Après vérification, il s’agit bien d’un mur infranchissable. De l’autre côté, tout (sauf la végétation) semble figé, mort et comme statufié. Dès lors, le mur invisible est évacué par la narratrice (l’héroïne) qui dans son récit va s’en tenir strictement à son travail quotidien (agriculture, chasse, pêche, entretien du chalet, cuisine, écriture, tenue du calendrier, etc…) , à ses efforts pour survivre, à ses relations avec les animaux (une vache, puis son veau, un chien, une chatte, puis ses petits, les animaux sauvages), à une réflexion sur ce qu’elle fut et ce qu’elle est devenue à cause du ou grâce au mur. Une façon comme une autre de mettre de l’ordre dans le chaos. Il ne se passe donc rien du point de vue romanesque, pas d’événements majeurs, de rebondissements inattendus (ou trop attendus), alors qu’il se passe évidemment beaucoup de choses. On est face à une poétique du travail, de la survie, du travail pour la survie, poétique du quotidien d’une femme moderne (des années 60) qui se trouve enfermée dans une « île » en plein milieu du continent européen et à la façon de Robinson organise son espace en fonction de sa vie solitaire.

L’attente inutile est évacuée (cette femme n’est pas un Robinson à l’identique, personne ne viendra la libérer), la solitude, le silence sont omniprésents (pas de Vendredi pour parler, dominer). Pourtant, il y a bien un dénouement. Avec événement majeur, qui tombe à la fin du roman, à la presque fin, et qui est annoncé à grand renfort de prolepses visant à casser à tout prix le fameux suspens cher à tout bon lecteur de narration à intrigue. Marlen Haushofer nous le fait donc savoir, elle s’en tape de l’intrigue et spoile joyeusement la fin de son roman, ah, la brave femme, j’adore. Les annonces du destin de certains de ses animaux et du dénouement dont nous ne parlerons pas ici, laissons le soin de faire ce travail à la narratrice du roman qui n’écrit pour personne d’autre qu’elle-même, se succèdent, se multiplient durant tout le bouquin, c’est un pur régal, à contre-courant de ce qui se fait habituellement. C’est ça, Le Mur invisible n’est pas un roman as usual, mais alors pas du tout.

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