La Version, Debora Levih

La Version, premier roman de Debora Levyh (écrivaine belge, à ne pas confondre avec une autre, anglaise celle-là dont le prénom est Deborah…) porte bien son titre. Incipit : « Très franchement, je ne crois pas qu’on puisse parler d’un monde dans la langue d’un autre monde. Je ne veux pas dire que ce ne serait pas souhaitable, simplement que ce n’est peut-être pas possible. A moins de recourir à des artifices. » Or, la narratrice (ou le narrateur, allez savoir…) le dit et le répète : «  »Entendons-nous bien, rien de ce que je raconte n’est métaphorique. » Pas de symbolisme non plus. Il faut donc prendre tout au pied de la lettre et se contenter d’un vocabulaire nécessairement insuffisant (même si la langue utilisée pour cette description irréalisable invente quelques néologismes bien sentis pour parler de coutumes fantastiques) pour décrire un monde qui n’est régi par aucune de nos lois physiques (ou presque). Il s’agit donc d’une traduction (version) impossible d’un autre monde, d’un autre peuple dont les us et coutumes, dont les règles diffèrent fondamentalement de celles des humains de ce monde (le nôtre). Un autre monde ? Serions-nous face à un texte de science fiction, ça se pourrait bien après tout ? Que nenni. Le monde en question serait-il celui d’une tribu humaine vivant dans un coin caché, très reculé de notre bonne vieille terre ? Il semble que non. Nous, lecteurs, ne répondrons pas à cette question autrement que par l’interprétation, car le texte n’y apporte pas de réponse définitive, et c’est aussi bien. Il se trouve que ce monde-là n’a pas le même temps que le nôtre : pas de saisons, températures oscillant entre 28 et 32°, un temps insaisissable. Il se trouve que le peuple qui nous est décrit a une conception de l’espace bien étrange, il ne connaît ni les points cardinaux ni haut ni bas, etc… Il se trouve que ce peuple est étrange et très différent. Pas de conception de l’identité, par exemple, chez ces êtres qui, s’il ressemblent à des humains (a priori), sont tout aussi éloignés des humains que le sont généralement les extraterrestres. Le texte prend rapidement la tournure d’un mélange des genres qui convoque récit, anthropologie ou sociologie et poésie. Le texte narre des habitudes de vie, dans des descriptions concrètes qui pourraient faire penser à des jeux d’enfants adultes (oui, mais la notion de jeu n’est pas de mise chez ce peuple-là, un des nombreux paradoxes de ce monde-là, qui n’en est pas à ça près) et dans des descriptions concrètes qui bien vite nous font découvrir un monde où l’abstraction prédomine. Les êtres étranges qui le peuplent sont de grands silencieux, par peur que l’attention consacrée à la parole les détourne de ce qui peut advenir pendant qu’ils parlent… Ouh ! ça ne va pas être simple, cette histoire. Le texte s’en tient la plupart du temps à des choses qu’on pourrait dire prosaïques, mais le fait avec un sens poétique exacerbé… Paradoxes, disions-nous…

Les êtres qui composent ce peuple (pas nommé pendant toute une très grande partie du roman, puis, quand approche la fin, enfin nommé – mais ça ne change rien, puisqu’il s’agit en réalité d’un peuple entre les autres peuples) se métamorphosent parfois, changeant d’apparence physique et même de nom (rappelez-vous, ils n’ont pas d’identité). Leur vie est consacrée, la plupart du temps, au corps, aux sensations, ils créent des objets nouveaux (des agencements de matière, plutôt, dans la langue de la narratrice) ou recréent à la perfection des objets déjà existants… ils lisent et écrivent des textes, dont ils font des livres, qui évoluent au gré de la volonté des lecteurs écrivains, qui font évoluer l’objet texte. Ils créent des agencements de matière qui évoluent, eux aussi, produisent un résultat en se transformant. Comment dire ces pratiques sans utiliser leur langue (que la narratrice ne parle pas, même si elle a fini par la comprendre, et pour cause puisqu’ils n’ont pas de dictionnaire et que le sens des mots chez eux est mouvant, comme tant de choses encore dans leur monde) ? La question revient comme un leitmotiv, de lojn en loin. Et la narratrice reconnaît que la langue est insuffisante pour décrire l’inconnu, le nouveau, le différent, ce que nombre d’écrivains ont pu dire eux-mêmes de leur outil de travail. Mais Debora Levyh en fait sans doute le thème premier de ce roman, avec une belle inventivité, une belle créativité poétique, une exigeance littéraire certaine (qui peut toutefois, dans certains passages de ce court, mais très dense, roman épuiser le lecteur par excès d’abstraction). Un texte qui rappelle très clairement le très court et intense roman de François Bizet, Dans le Mirador, chroniqué sur ce blog il y a un ou deux ans et publié, nous semble-t-il, chez le même éditeur que La Version.

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